Communisme et Individualisme

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Par Georges Deherme (mai 1887)

Le communisme, c’est l’antithèse de l’anarchie. L’individualisme en est, au contraire, le corollaire, la quintessence, si je puis m’exprimer ainsi ; voilà ce que j’entreprends de démontrer dans une série d’articles successifs.

 

Comment se fait-il que le communisme, ce système social autoritaire, incompatible avec les mœurs libertaires et l’esprit de progrès dont nous sommes enveloppés de toutes parts, comment se fait-il, dis-je, que, depuis quelques années, ce mot se trouve accouplé avec celui d’anarchie, pour la plus grande joie des rhéteurs et des politiciens de toutes nuances ? Eh ! parbleu, par malentendu.

Il s’agit donc de savoir ce qu’est, en somme, le communisme, cette utopie qui aurait dû être depuis longtemps écrasée sous la chute des impuissants sentimentalistes de 48 et de 71.

Le communisme, dans son effet le moins despotique, c’est une société régie par la loi de majorité, ou plutôt, c’est une vaste machine dont chaque individu est un rouage spécial, solidarisé, relié aux autres rouages ou individus, et qui doit agir et fonctionner non pour lui, mais pour la bonne marche de la machine ou de la société, ou de la majorité.

C’est l’annihilation complète de l’individu. C’est le despotisme égalitaire de Minos, Licurgue, Platon et Cabet.

Du reste, nous l’avons vu par les proclamations des Égaux babouvistes, ces sectaires qui voulaient, dans leur rage du bonheur commun et égalitaire, ne rien laisser subsister de tout ce qui fait la joie, le plaisir de l’homme du XIXe siècle : l’art, la science, la littérature et le luxe.

Et Cabet ne rêvait-il pas pour ses Icariens une cuisine, un ameublement, un habillement et des divertissements décrétée par l’État ?

Je sais bien que les anarchistes s’éloignent beaucoup de ces théories gouvernementales, mais enfin, puisqu’ils se parent de l’étiquette, fatalement, il faut qu’ils en subissent l’influence ; et… c’est ce qui arrive. Je vais le prouver en ne citant qu’un fait, mais qui a, pour ceux qui savent observer, une réelle importance.

Les journaux anarchistes n’admettent pas que les auteurs d’articles signent. Pourquoi ? Ah ! oui, pourquoi cet anonymat, cette absorption de l’individu dans la masse ? Ce qui fait l’homme, ce n’est pas seulement sa structure corporelle, c’est, et c’est surtout, les idées, la force, les mouvements, le savoir-faire qu’il apporte avec lui. Eh bien ! ces idées, cette force, ces mouvements, ce savoir-faire, il faut qu’il les manifeste avec la conscience de son individualité, puisque cela en fait partie intégrante ; c’est ce qui distingue l’individu autonome du rouage mécanique. Sachez-le, le poète, l’artiste, le savant, le penseur, l’ouvrier habile qui font un chef-d’œuvre ont besoin d’être certains que la foule, qui s’extasie devant l’ouvrage que leur génie a exécuté, sache que ce sont eux, Pierre, Paul ou Jacques, qui ont rimé, buriné, trouvé, inventé, fabriqué cette œuvre. C’est de la vanité, me direz-vous ? Je le veux bien, mais cette vanité est naturelle et peut contribuer notre bien-être.

Donc, l’anonymat communiste, au point de vue social et naturel, est contraire à la liberté et a la nature. Les anarchistes ne sont donc pas logiques en s’en faisant les propagateurs.

Ceci dit, je reprends ma thèse le communisme ne pouvant se concevoir que comme une agglomération d’hommes dont l’intérêt commun passera toujours avant l’intérêt d’un individu, pour réglementer la production et la consommation de cette agglomération, il faudra forcément un État des délégués et, en fin de compte, tout le ressort d’une organisation autoritaire [1]. Si, comme le veulent la plupart des anarchistes, vous laissez à chacun le pouvoir et le droit de consommer et de produire comme bon lui semble, vous tombez dans l’individualisme si honni.

Je me résume : le communisme est impossible ou il ne peut se concevait qu’avec son corollaire l’État.

* * *

L’individualisme, je l’ai déjà dit, c’est l’expression la plus haute de la liberté : c’est l’anarchie.

L’individualisme mène a l’égoïsme ; mais l’égoïsme ne me dicte pas de vivre seul dans un désert, du moment que je m’y ennuierai. Non. Je suis sociable, et mon égoïsme, mon saint égoïsme, me conseille de m’associer avec des amis pour me distraire d’abord, pour produire ensuite — l’état actuel du machinisme exigeant, par économie, l’emploi de 200 ouvriers fabriquant une valeur quotidienne de 3,000 francs, tandis qu’avant son développement et la mise en pratique du système de la division du travail, un ouvrier réussissait peine à fabriquer le quart de ce que produit aujourd’hui le spécialiste.

Je vis donc en société, mais non en communauté, je ne suis lié avec mes collègues par aucun contrat ; ce sont des compagnons de plaisir, voila tout ; je vis a côté d’eux et non pas avec eux ; c’est un échange de services et de produits qui s’établit entre nous, nous sommes des camarades on des commerçants, comme vous voudrez.

Dans cet état de choses, chaque homme représente une société qui commerce avec d’autres sociétés, à l’amiable — la monnaie étant une convention et toute convention une entrave a la liberté. — Il est probable que la propriété sera commune, parce que l’intérêt des individus commandera de la rendre telle.

Il n’y aura pas, il ne pourra pas y avoir de violences exercées contre les personnes, la violence n’existant que là où il y a oppression. Du reste, si le mouvement libertaire, qui nous mène à l’autonomie individuelle, détruira tous les pouvoirs politiques et sociaux, le pouvoir moral n’aura pas le même sort, et il est certain qu’il prendra une extension qu’il n’a jamais eu jusqu’à présent [2].

Si l’on m’objecte que les chemins de fer, les postes, télégraphes, etc., etc., ne peuvent fonctionner dans l’individualisme, je réponds : si, l’organisation. s’en fera comme pour toutes le branches de la production, par l’association des intérêts.

Je conclus en me résumant : le communisme étant, de son essence même, autoritaire, les anarchistes doivent rejeter cette conception, dernier râle du socialisme utopique ; qu’ils soient et se proclament hautement individualistes, alors là, mais là seulement, ils seront logiques.

L’individualisme, il n’y a que les ignorants, les imbéciles ou les fanatiques peuvent se faire les adversaires de cette garantie du progrès, de l’art et de la science dans l’avenir.

En effet, même les royalistes sincères sont intéressés au triomphe de l’anarchie, car ils pourraient se grouper et former une petite royauté, et du moment qu’ils respecteraient les droits des autres individus, il n’y aurait aucune raison pour ne pas respecter les leurs.

Si l’on veut s’interposer on fait le rôle de gouvernant. Méfiez-vous, camarades, détruises vos préjugés autoritaires, après la Révolution:liberté, liberté pour tous, et, au nom de cette liberté, ne l’imposons pas aux malheureux qui se refuseraient à en user. Usons-en, nous. Voilà l’individualisme, voilà l’anarchie.

Cette théorie ayant besoin d’être développée plus amplement, cela fera le sujet d’un second article intitulé : Fédération ou Autorité

G. Deherme.
Extrait de L’Autonomie Individuelle n°1, mai 1887.

Notes

[1Je n’entends pas seulement par État toute l’organisation hiérarchique qui nous régit actuellement. Non, le moindre petit comité de délégués aux services publics est, pour moi, un État. Que vous l’appeliez comme bon il vous semblera, du moment qu’il y a comité organisateur, l’individu n’étant pas absolument libre, il y a autorité, donc il y a État se substituant à l’autonomie individuelle.

[2Dans un de mes articles suivants j’expliquerai ce que j’entends par pouvoir moral.

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