Sur le livre de Lénine « Matérialisme et empiriocriticisme »

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Par Simone Weil (1933)

Cet ouvrage, le seul qu’ait publié Lénine sur des questions de pure philosophie, est dirigé contre Mach et contre les disciples, avoués ou non, qu’il avait en 1908 dans les rangs de la social-démocratie, et surtout de la social-démocratie russe ; le plus connu était Bogdanov. Lénine y examine en détail les doctrines de ses adversaires, doctrines qui tentaient toutes, avec plus ou moins de raffinements, de résoudre le problème de la connaissance en supprimant la notion d’un objet extérieur à la pensée ; il montre qu’elles se ramènent au fond, une fois dépouillées de leur phraséologie prétentieuse, à l’idéalisme de Berkeley, c’est-à-dire a la négation du monde extérieur ; il leur oppose le matérialisme de Marx et d’Engels. Dans cette polémique, qui l’écartait de ses préoccupations habituelles, Lénine a manifesté une fois de plus sa puissance de travail,

son goût de la documentation sérieuse L’intérêt de la discussion est facile à comprendre : on ne peut se réclamer du « socialisme scientifique » si l’on n’a pas une notion nette de ce qu’est la science, si par suite on n’a pas pose en termes clairs le problème de la connaissance, des rapports entre la pensée et son objet. Cependant l’ouvrage de Lénine est presque aussi ennuyeux et même presque aussi peu instructif que n’importe quel manuel de philosophie. Cela tient en partie à la médiocrité des adversaires auxquels Lénine s’attaque, mais surtout a la méthode même de Lénine.

 

Lénine a étudié la philosophie d’abord en 1899, étant en Sibérie, puis en 1908, lorsqu’il préparait le livre en question pour un but bien déterminé, à savoir pour réfuter les théoriciens du mouvement ouvrier qui voulaient s’écarter du matérialisme d’Engels. C’est une méthode bien caractéristique que celle qui consiste à réfléchir pour réfuter, la solution étant donnée avant la recherche. Et par quoi pouvait, donc être donnée cette solution ? Par le Parti, comme elle est donnée, pour le catholique, par l’Église. Car « la théorie de la connaissance, tout comme l’économie politique, est, dans notre société contemporaine, une science de Parti ». À vrai dire on ne peut nier qu’il n’y ait un rapport étroit entre la culture théorique et la division de la société en classes. Toute société oppressive donne naissance à une conception fausse des rapports de l’homme et de la nature, du seul fait que seuls y sont en contact direct avec la nature les exploités, c’est-à-dire ceux qui sont exclus de la culture théorique, privés du droit et de la possibilité de s’exprimer ; et inversement la conception fausse ainsi. formée tend à faire durer l’oppression, dans la mesure ou elle fait apparaître comme légitime cette séparation de la pensée et du travail. En ce sens on peut dire de tel système philosophique, de telle conception de la science qu’ils sont réactionnaires ou bourgeois. Mais ce n’est pas ainsi que semble l’entendre Lénine. Il ne dit pas : telle conception déforme le véritable rapport de l’homme avec le monde, donc elle est réactionnaire ; mais : telle conception s’écarte du matérialisme, mène a l’idéalisme, donne des arguments à la religion, elle est réactionnaire, donc fausse. Il ne s’agit pas du tout pour lui de voir clair dans sa propre pensée, mais uniquement de maintenir intactes les traditions philosophiques sur lesquelles vivait le Parti. Une telle méthode de pensée n’est pas celle d’un homme libre. Comment pourtant Lénine aurait-il pu réfléchir autrement ? Du moment qu’un parti se trouve cimenté non seulement par la coordination des actions, mais aussi par l’unité de-la doctrine, il devient impossible à un bon militant de penser autrement qu’en esclave. Il est facile dès lors de se représenter comment peut se conduire un tel parti, une fois au pouvoir. Le régime étouffant qui pèse en ce moment sur le peuple russe était déjà impliqué en germe dans l’attitude de Lénine vis-à-vis de sa propre pensée. Longtemps avant de ravir la liberté de pensée à la Russie tout entière, le parti bolchevik l’avait déjà enlevée a son propre chef.

Marx, heureusement, s’y prenait autrement pour réfléchir. Malgré bien des polémiques qui n’ajoutent rien à sa gloire, il cherchait plutôt à mettre de l’ordre dans sa propre pensée qu’à réduire en poudre ses adversaires ; et il avait appris de Hegel qu’au lieu de réfuter les conceptions incomplètes il vaut mieux les « surmonter en les conservant ». Aussi la pensée de Marx diffère-t-elle sensiblement de celle des marxistes, sans en excepter Engels, et nulle part autant que dans la solution du problème dont s’occupe ici Lénine, à savoir le problème de la connaissance et, plus généralement, des rapports de la pensée et du monde.

Pour expliquer comment il peut se faire que la pensée connaisse le monde, on peut ou représenter le monde comme une simple création de la pensée, ou représenter la pensée comme un des produits du monde, produit qui, par un hasard inexplicable, en constituerait aussi l’image ou le reflet. Lénine pose que toute philosophie doit se ramener, au fond, à l’une de ces deux conceptions, et opte, bien entendu, pour la seconde. Il cite la formule d’Engels selon laquelle la pensée et la conscience « sont des produits du cerveau humain, étant, en fin de compte, des produits de la nature » ; de sorte que « les produits du cerveau humain étant, en fin de compte, des produits de la nature, loin d’être en contradiction avec l’ensemble de la nature, y correspondent » ; et il répète à satiété que cette correspondance consiste en ce que les produits du cerveau humain sont, apparemment grâce à la Providence, les photographies, les images, les reflets de la nature. Comme si les Pensées d’un fou n’étaient pas, au même titre, des « produits de la nature » ! Or, les deux conceptions entre lesquelles Lénine veut nous contraindre a choisir procèdent toutes deux de la même méthode ; pour mieux résoudre le problème, elles en suppriment l’un des deux termes. L’une supprime le monde, objet de la connaissance, l’autre l’esprit, sujet de la connaissance ; toutes deux ôtent à la connaissance toute signification. Si l’on veut, non pas bâtir une théorie, mais se rendre compte de la condition où l’homme se trouve réellement Place, on ne se demandera pas comment il peut se faire que le monde soit connu, mais comment, en fait, l’homme connaît le monde ; et l’on devra reconnaître l’existence et d’un monde qui dépasse la pensée, et d’une pensée qui, loin de refléter passivement le monde, s’exerce sur lui a la fois pour le connaître et pour le transformer. C’est ainsi que pensait Descartes, dont il est significatif que Lénine, dans ce livre, ne mentionne même pas le nom ; c’est ainsi également, on ne peut en douter, que pensait Marx.

On objectera sans doute que Marx ne s’est jamais dit en désaccord avec la, doctrine exposée par Engels dans ses ouvrages philosophiques, qu’il a lu l’Anti-Dühring en manuscrit et l’a approuve ; mais cela signifie seulement que Marx n’a jamais pris le temps de réfléchir a ces problèmes assez pour prendre conscience de ce qui le séparait d’Engels. Toute l’œuvre de Marx est imprégnée d’un esprit incompatible avec le matérialisme grossier d’Engels et de Lénine. Jamais il ne considère l’homme comme étant une simple partie de la nature, mais toujours comme étant aussi, du fait qu’il exerce une activité libre, un terme antagoniste vis-à-vis de la nature. Dans une étude sur Spinoza, il reproche expressément à celui-ci de confondre l’homme avec la nature qui le contient, au lieu de les opposer. Dans ses Thèses sur Feuerbach, il écrit : « Le défaut principal de toutes les doctrines matérialistes qui ont été formées jusqu’à ce jour, y compris celle de Feuerbach, consiste en ce que le réel, le sensible, ne sont conçus que sous la forme de l’objet, de la contemplation, et non comme activité humaine sensible, comme praxis, d’une manière subjective. C’est pourquoi le cote actif a été développé, d’une manière abstraite, il est vrai, en opposition avec le matérialisme, par l’idéalisme – qui, bien entendu, ne connaît pas l’activité réelle, sensible, comme telle. » Bien que ces formules soient obscures, elles disent du moins clairement qu’il s’agit de faire une synthèse de l’idéalisme et du matérialisme, synthèse ou soit sauvegardée une opposition radicale entre la nature passive et l’activité humaine. À vrai dire Marx refuse de concevoir une pensée pure qui s’exercerait hors de toute prise de contact avec la nature ; mais il n’y a rien de commun entre une doctrine qui fait de l’homme tout entier un simple produit de la nature, de la pensée un simple reflet, et une conception qui montre la réalité apparaissant au ‘contact de la pensée et du monde, dans l’acte par lequel l’homme pensant prend possession du monde. C’est selon cette conception qu’il faut interpréter le matérialisme historique, qui signifie, comme Marx l’explique longuement dans son Idéologie allemande, que les pensées formées par les hommes dans des conditions techniques, économiques et sociales déterminées répondent à la manière dont ils agissent sur la nature en produisant leurs propres conditions d’existence. C’est de cette conception enfin qu’il faut tirer la notion même de la révolution prolétarienne ; car, l’essence même du régime capitaliste consiste, comme l’a montre Marx avec force, en un « renversement du rapport entre le sujet et l’objet », renversement constitué par la subordination du sujet à l’objet, du « travailleur aux conditions matérielles du travail » ; et la révolution ne peut avoir d’autre sens que de restituer au sujet pensant le rapport qu’il doit avoir avec la matière, en lui rendant la domination qu’il a pour fonction d’exercer sur elle.

Il n’est nullement surprenant que le parti bolchevik, dont l’organisation même a toujours reposé sur la subordination de l’individu, et qui, une fois au pouvoir, devait asservir le travailleur à la machine tout autant que le capitalisme, ait adopté pour doctrine le matérialisme naïf d’Engels plutôt que la philosophie de Marx. Il n’est pas étonnant non plus que Lénine s’en soit tenu a une méthode purement polémique, et ait mieux aimé embarrasser ses adversaires dans toutes sortes de difficultés, plutôt que de montrer comment sa théorie matérialiste aurait évité des difficultés analogues. Une citation de l’Anti-Dürhing remplace pour lui toutes les analyses ; mais ce n’est pas en parlant avec mépris des « erreurs depuis longtemps réfutées de Kant » qu’il peut empêcher la Critique de la Raison pure de demeurer, malgré ses lacunes, bien autrement instructive que l’Anti-Dühring pour quiconque veut réfléchir sur le problème de la connaissance. Et l’on ne peut que rire lorsqu’on le voit, lui qui a constamment invoque le « matérialisme dialectique » comme une doctrine complète et susceptible de tout résoudre, avouer, dans un fragment concernant la dialectique, qu’on ne s’est occupe encore que de vulgariser la dialectique, et non d’en vérifier la justesse par l’histoire des sciences.

Un tel ouvrage est une marque bien affligeante de la carence du mouvement socialiste dans le domaine de la théorie pure. Et l’on ne peut s’en consoler en se disant que l’action sociale et politique importe plus que la philosophie ; la révolution doit être une révolution intellectuelle autant que sociale, et la spéculation purement théorique y a sa tâche, dont elle ne peut se dispenser sous peine de rendre tout le reste impossible. Tous les révolutionnaires authentiques ont compris que la révolution implique la diffusion des connaissances dans la population tout entière. Il y a là-dessus accord complet entre Blanqui, qui juge le communisme impossible avant qu’on n’ait partout répandu « les lumières », Bakounine, qui voulait voir la science, selon son admirable formule, « ne faire qu’un avec la vie réelle et immédiate de tous les individus », et Marx, pour qui le socialisme devait être avant tout l’abolition de la « dégradante division du travail en travail intellectuel et travail manuel ». Cependant l’on ne semble pas avoir compris quelles sont les conditions d’une telle transformation. Envoyer tous les citoyens au lycée et à l’université jusqu’à dix-huit ou vingt ans serait un remède faible, ou pour mieux dire nul, à l’état de choses dont nous souffrons. S’il s’agissait simplement de vulgariser la science telle que nos savants nous l’ont faite, ce serait chose facile ; mais de la science actuelle on ne peut rien vulgariser, si ce n’est les résultats, obligeant ainsi ceux que l’on a l’illusion d’instruire à croire sans savoir. Quant aux méthodes, qui constituent l’âme même de la science, elles sont par leur essence même impénétrables aux profanes, et par suite aussi aux savants eux-mêmes, dont la spécialisation fait toujours des profanes en dehors du domaine très restreint qui leur est propre. Ainsi, comme le travailleur, dans la production moderne, doit se subordonner aux conditions matérielles du travail, de même la pensée, dans l’investigation scientifique, doit de nos jours se subordonner aux résultats acquis de la science ; et la science, qui devait faire clairement comprendre toutes choses et dissiper tous les mystères, est devenue elle-même le mystère par excellence, au point que l’obscurité, voire même l’absurdité, apparaissent aujourd’hui, dans une théorie scientifique, comme un signe de profondeur. La science est devenue la forme la plus moderne de la conscience de l’homme qui ne s’est pas encore retrouvé ou s’est de nouveau perdu, selon la belle formule de Marx concernant la religion. Et sans doute la science actuelle est-elle bien propre à servir de théologie à notre société de plus en plus bureaucratique, s’il est vrai, comme l’écrivait Marx dans sa jeunesse, que « l’âme universelle de la bureaucratie est le secret, le mystère, à l’intérieur d’elle-même par la hiérarchie, vis-à-vis de l’extérieur par son caractère de corps fermé ». Plus généralement tout privilège, et par suite toute oppression, a pour condition l’existence d’un savoir essentiellement impénétrable aux masses travailleuses qui se trouvent ainsi obligées de croire comme elles sont contraintes d’obéir. La religion, de nos jours, ne suffit pas à remplir ce rôle, et la science lui a succédé. Aussi la belle formule de Marx concernant la critique de la religion comme condition de toute critique doit-elle être étendue aussi à la science moderne. Le socialisme ne sera même pas concevable tant que la science n’aura pas été dépouillée de son mystère.

Descartes avait cru autrefois avoir fondé une science sans mystère, c’est-à-dire une science où il y aurait assez d’unité et de simplicité dans la méthode pour que les parties les plus compliquées soient seulement plus longues et non pas plus difficiles à comprendre que les parties les plus simples ; où chacun pourrait par suite comprendre comment ont été trouvés les résultats mêmes auxquels il n’a pas eu le temps de parvenir ; ou chaque résultat serait donné avec la méthode qui a conduit à le découvrir, de manière que chaque écolier ait le sentiment d’inventer à nouveau la science. Le même Descartes avait formé le projet d’une École des Arts et Métiers où chaque artisan apprendrait à se rendre pleinement compte des fondements théoriques de son propre métier ; il se montrait ainsi plus socialiste, sur le terrain de la culture, que n’ont été tous les disciples de Marx. Cependant il n’a accompli ce qu’il voulait que dans une très faible mesure, et s’est même trahi lui-même, par vanité, en publiant une Géométrie volontairement obscure. Après lui, il ne s’est guère trouvé de savants pour chercher à saper leurs propres privilèges de caste. Quant aux intellectuels du mouvement ouvrier, ils n’ont pas songé à s’attaquer à une tâche aussi indispensable ; tâche écrasante, il est vrai, qui implique une révision critique de la science tout entière, et surtout de la mathématique, où la quintessence du mystère s’est réfugiée ; mais tâche clairement posée par la notion même du socialisme, et dont l’accomplissement, indépendant des conditions extérieures et de la situation du mouvement ouvrier, dépend seulement de ceux qui oseront l’entreprendre ; au reste si importante qu’un pas fait dans cette vole serait plus utile peut-être a l’humanité et au prolétariat que bien des victoires partielles dans le domaine de l’action. Mais les théoriciens du mouvement socialiste, quand ils quittent le domaine de l’action pratique ou cette agitation vaine au milieu des tendances, fractions et sous-fractions qui leur donne l’illusion d’agir, ne songent nullement à saper les privilèges de la caste intellectuelle ; loin de là, ils élaborent une doctrine compliquée et mystérieuse qui sert de soutien à l’oppression bureaucratique au sein du mouvement ouvrier. En ce sens la philosophie est bien, comme le dit Lénine, une affaire de parti.

Simone Weil ,
La Critique Sociale, novembre 1933.

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