Un Bon Conseil

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Un appel strident de sirène, suivi d’un bourdonnement presque imperceptible qui ne tarda pas à se préciser me fit détourner la tête et, dans un tourbillon de poussière, je distinguai une « soixante-chevaux » emportée en une vitesse fantastique, monstre moderne enfanté par l’imagination des hommes.

Instinctivement je m’étais effacé et mis sous la protection d’un peuplier géant ; je songeais aux dangers de mort toujours croissants, auxquels nous sommes exposés.

N’était-ce pas assez de l’internement « volontaire » dans des taudis infects et dans des ateliers malsains ? N’était-ce pas assez de la mort lente que le salaire insuffisant retarde à peine chez l’exploité dont le corps et la pensée appartiennent à celui qui paie et qui commande ? N’était-ce pas assez pour le vagabond loqueteux, de crever de froid et de faim ? N’était-ce pas assez sans que le progrès lui-même qui devrait être pour tous une source de bonheur vienne au contraire mettre un danger de plus en travers de notre vie !

Autrefois, les joies étaient relativement partagées, et si le riche savourait de plantureux repas, le chemineau, en compensation, pouvait jouir de la nature en déambulant paisiblement sur la route. Sa bourse dégarnie était pour lui une garantie, alors que l’escarcelle rebondie du monsieur bien habillé allumait les convoitises du miséreux. Il y avait donc danger pour le possédant de se promener sur la grand route et cela était en somme assez logique…

A présent, les rôles sont changés et le brigand à barbe hirsute s’est métamorphosé en élégant chauffeur, l’automobile s’est substituée au poignard et la victime pelissée est remplacée par l’homme à la besace.

Voituriers, cyclistes et piétons ne s’aventurent sur les grandes routes qu’en tremblant, l’automobile dévastatrice ayant fait ses preuves, relatées quotidiennement par les journaux.

Devant un danger semblable, quelles mesures prendront les purotins. Ah ! ils ne veulent plus être les victimes de ces brutes n’ayant aucun souci de la vie d’autrui et qui pour la satisfaction de leur passion bestiale n’hésitent pas à jeter l’épouvante et le malheur chez leurs semblables moins fortunés.

Un juge d’instruction aurait, paraît-il, conseillé à un journaliste de ne pas hésiter à tirer une balle dans le ventre de l’apache qui s’attaquerait à lui.

Or, l’automobilisme se développant d’une façon extraordinaire devient, de par ce fait, une menace de mort permanente pour celui qui est tenu d’employer les locomotions pédestres et équestres.

L’automobiliste n’est donc ni plus ni moins dangereux que l’apache.

Le conseil de ce juge est-il bon et pourrait-on le suivre ?

Jules Méline
L’Anarchie n°137, 21 novembre 1907