Réflexions critiques sur le mouvement social en France (Hiver 1986-1987)

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Les affrontements de cet hiver marquent-ils une véritable reprise de la lutte des classes en France ou ne sont-ils qu’un beau feu de joie sans lendemain ? Cette question ne peut bien sûr être tranchée que par la lutte. Encore faut-il qu’elle soit posée, et bien posée, par ceux qui luttent. Je n’ai pas de leçons ni d’assurances à donner à quiconque. Je veux simplement comprendre ce mouvement auquel j’ai participé avec des milliers d’autres. La vie est une histoire pleine de bruit et de fureur, faite par des gens comme vous et moi, qui ne sont pas idiots. Et qui cherchent, naturellement, à sortir du bourbier. Pour savoir où nous en sommes aujourd’hui en France, après l’explosion sociale de cet hiver, il n’est pas inutile de jeter un bref regard en arrière : sur la révolution manquée de mai-juin 1968 d’abord, mais aussi et surtout sur la contre-révolution, dans l’ensemble assez bien réussie, qui la suivit. Certes, la contre-révolution ne s’est pas limitée à la France après 1968, et la crise du capital, comme rapport social, a frappé durement les prolétaires de tous les pays. Mais c’est à partir de ce qui s’est passé ou de ce qui ne s’est pas passé ici que l’on peut comprendre ce qui a éclaté ici en décembre 1986.

Sommaire

 I

Le souvenir de la grève générale sauvage de 1968 était bien présent en cette fin d’année 1986 dans les têtes et les gestes de bien des gens – non pas assurément « dans toutes les têtes » mais dans certaines ! Ce n’est pas sans raisons : comme en 1968, le mouvement a été spontané et puissant, bien qu’il n’ait pas touché cette fois-ci la grande majorité des prolétaires. Mais il a été un peu plus radical en ce qui concerne la critique pratique des syndicats et des partis. On ne peut cependant s’arrêter à cette comparaison superficielle et faire abstraction des années de plomb qui séparent 1986 de 1968. Car ces longues années, durant lesquelles la révolution moderne fut gelée, ont pesé lourd sur le mouvement récent et risquent de peser lourd encore sur les luttes à venir.

Parce que la révolte prolétarienne était en 1968 bien plus puissante (bien qu’encore très inconsciente), les dirigeants mirent tout un mois à la mater. Mais à la fin juin, c’était chose faite. L’été acheva de disperser les prolétaires et l’automne inflationniste de les démoraliser. Pour les bourgeois, le plus dur restait à faire : nous ôter toute envie de recommencer. Ce fut jusqu’à aujourd’hui et c’est encore la grande affaire de tous ceux qui nous exploitent et nous gouvernent Après•1968, le spectacle lança donc une grande contre-offensive : tout devait, tout allait changer tout de suite, le travail, la vie quotidienne et le reste ! On nous vantait les mérites de la « nouvelle société » et de « l’autogestion ». On nous annonçait même carrément le triomphe prochain de la « révolution sexuelle ». Le rêve ! Nous n’avions jamais été aussi libres d’être esclaves. Nous faisions nous-mêmes notre malheur mais dans l’euphorie ! La lutte des classes continuait dans cette atmosphère bizarre. Alors vint la fameuse « crise », qui fut certes subie par le capital mais qu’il a su assez bien utiliser pour retourner la situation sociale à son profit. Dès lors, toute cette belle construction s’écroula, aussitôt remplacée par une autre. Fini de planer, tout le monde descend ! Il fallait être raisonnable, compter sur soi-même plus que sur l’Etat-providence. Le travail et l’effort étaient officiellement réhabilités ainsi que « la fièvre du samedi soir » qui fait oublier l’ennui de la semaine. Dans toute cette confusion, le besoin de comprendre et de transformer ce monde avait tendance à se perdre. Tout n’était qu’oppression, déprime, et résignation.

Pas tout à fait cependant, puisqu’il restait, pour la grande masse des prolétaires, l’espoir illusoire que la gauche unie, parvenue au pouvoir, mettrait fin à tout ça ! Pendant ce temps, le capital se restructurait et l’Etat se renforçait. Chaque année, quelques centaines de milliers de prolétaires étaient mis au chômage. Ceux qui restaient employés voyaient leur salaire baisser et leurs conditions de travail et d’existence s’aggraver sans cesse. Les immigrés, les jeunes, et les chômeurs étaient désignés et traités comme les boucs émissaires de la crise. Tout cela sans que la masse des prolétaires réagisse. C’est cette absence de riposte de masse aux attaques bourgeoises, dans une période où la lutte de masse s’imposait chaque jour comme une nécessité plus urgente, qui plongea le prolétariat français, dès la fin des années 1970, dans une situation apparemment inextricable. II était alors comme pris dans un cercle vicieux, son extrême division entraînant une croissante passivité et sa passivité renforçant en retour toutes les divisions existantes. A cela s’ajoutait la honte d’avoir été mis au pas sans avoir vraiment combattu.

La « déception » éprouvée par une bonne partie des électeurs de la gauche après le 10 mai 1981 (déception qui n’était en fait que la rage rentrée des prolos couillonnés par la Sainte-Alliance des réformards et des stals) fut le premier signe annonciateur d’un changement plus profond. Mais bien sûr, les prolétaires de ce pays n’étaient pas déçus du socialisme qu’ils n’avaient, et pour cause, jamais vu à l’œuvre ! On leur avait promis le paradis et c’était l’enfer, comme avant et même pire qu’avant. Plus question de « changer la vie », il fallait « apprendre à vivre avec la crise », c’est-à-dire avec la misère et la mort ! L’austérité aggravée sous le joli nom de « rigueur » s’affirmait, avec une « force tranquille », par le retour en grâce de la religion économique. Ils commençaient à comprendre leur douleur ! Nécessairement, toute la colère et toute la honte accumulées depuis 1968 devaient exploser à un moment ou à un autre. Nos ennemis n’en ont sans doute pas assez tenu compte. Cela ne change rien au fait que les signes précurseurs se multipliaient dès l’arrivée au pouvoir des sociaux-démocrates.

« L’état de grâce » en effet ne dura pas longtemps. Dès l’été 1981, les troubles dans les banlieues de Lyon et d’autres grandes villes de France lui donnèrent le coup de grâce ! Tous les spécialistes de l’observation sociale ont alors noté le fait pour mieux le déformer sous leurs analyses bidons. Mais bien plus profondément, dès 1982, avec la révolte des ouvriers de la Chiers dans les Ardennes, et surtout à partir de 1983, avec la grève dure chez Talbot, l’idée que le gouvernement de gauche représentait un moindre mal était atteinte (ou plutôt égratignée). On avait mis les troubles de 1981 sur le compte de la mauvaise « intégration » des jeunes immigrés. Mais les ouvriers de la Chiers n’étaient ni spécialement jeunes ni immigrés et ils n’avaient pas l’air mieux « intégrés » ! Et les « intégristes musulmans » de chez Talbot, qui avaient le mauvais goût de s’opposer aux licenciements « courageusement » décidés par un gouvernement « ouvrier », non plus ! Ainsi, après seulement deux ans de gestion de gauche, la belle musique sociale que les nouveaux dirigeants s’étaient vantés de faire entendre sonnait déjà faux. Il fallait à tout prix faire oublier les couacs. C’était assez facile, étant donné que les luttes sociales restaient encore très parcellaires, limitées à telle entreprise ou telle région. On chercha donc à dissoudre cette lente mais réelle reprise des luttes dans un vague « rejet du syndicalisme et de la politique ». Ce qu’une telle interprétation oubliait délibérément, c’est qu’un tel rejet ne pouvait pas être sans cause. Les prolétaires, avec ou sans travail, avaient toutes les raisons de rejeter les syndicats et les partis, même s’ils ne tiraient pas encore toutes les conséquences pratiques de ce rejet ! Et cette façon de rompre le contact avec l’ennemi, même si elle ne permettait pas d’entamer ses forces, était plutôt bon signe pour nous, qui guettions les moindres signes.

L’échec retentissant du dernier sursaut des sidérurgistes lorrains au printemps 1984 fut pour bien des travailleurs de ce pays une dure et utile leçon. Le mouvement, bien encadré par les syndicats et les partis de gauche (malgré quelques débordements significatifs mais vite circonscrits à Longwy) se termina par une magnifique manif enterrement à Paris. Les bureaucrates et notamment les staliniens avaient tiré les leçons du 23 mars 1979 ! Mais pour tous les prolos de ce pays, c’était un sacré coup, d’autant plus que les licenciements massifs dans la sidérurgie n’étaient qu’un avant-goût de ce qui attendait les travailleurs d’autres secteurs. Une vieille communauté ouvrière venait d’être brisée. Certes, toute communauté est fondée sur des illusions et celle-là n’en manquait pas. Mais elle avait l’immense mérite de s’être battue et l’issue de la lutte avait de quoi démoraliser tous les prolétaires un tant soit peu conscients.

C’est pourtant dans ce climat social pourri que le vent de la révolte a commencé à souffler un peu plus fort en 1985, d’abord du côté des prolétaires emprisonnés, puis du côté des travailleurs « libres ». Ce furent en mai les mutineries dans les prisons, la grève sauvage à la SNCF en septembre et à la RATP le 20 décembre. Certes les taulards et les prolétaires du rail n’étaient pas tout à fait dans la même situation. Les premiers n’avaient littéralement rien à perdre et le savaient. Les seconds pouvaient encore s’imaginer avoir quelque chose à défendre, en l’occurrence leur conscience professionnelle mise en cause par la direction. Les uns protestaient globalement – bien qu’assez confusément – contre l’ensemble des conditions que l’Etat leur impose. Les autres réagissaient d’abord – du moins à première vue – à un tort particulier. Mais dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait fondamentalement d’un même ras-le-bol face à l’accumulation de la misère. Le fait que les taulards en révolte et les travailleurs en grève ne l’aient pas exprimé comme tel n’empêche pas qu’ils l’aient vécu, et donc dans une certaine mesure communiqué comme tel. A qui donc ? A des gens comme vous et moi, qui sommes à l’affût de ce genre de signes, mais probablement aussi à beaucoup d’autres.

Ainsi, le pouvoir socialo, confronté dès le départ à des troubles sérieux dans les ghettos immigrés, se trouvait devoir faire face en fin de course à une double révolte : celle des prolétaires les plus opprimés – les prisonniers – et celle des travailleurs dits protégés du secteur public. Pour un gouvernement qui s’était imprudemment présenté comme le meilleur garant de la paix sociale, il n’y avait pas vraiment de quoi pavoiser ! Malgré toutes les illusions qu’ils avaient semées, malgré toute la force d’inertie dont ils avaient su jouer, les sociaux-démocrates n’avaient pu empêcher l’exacerbation de la lutte des classes. Il ne restait plus qu’à gérer « l’instabilité ». C’est à quoi la gauche et la droite s’employèrent ensemble, Chirac se chargeant de la basse besogne courante, Mitterrand se réservant le beau rôle d’arbitre. Cette société, décidément, ressemble toujours plus à un vaste commissariat, où le bon flic offre un café à son client après que le méchant l’a copieusement tabassé !

La terreur règne. Mais il en faut toujours plus pour contenir dans leurs réserves les prolétaires. Pour que les choses soient encore plus claires, l’entrée en scène de la nouvelle équipe de truands, en mars 1986, est marquée par une nouvelle campagne terroriste. Mitterrand et son parti s’empressent d’assurer le gouvernement Chirac de leur soutien total en cette affaire. Ils n’ont bien sûr rien contre la terreur et le flicage de masse, puisqu’ils ont eux-mêmes mené cette politique pendant cinq ans. Ils souhaitent simplement que la police (et d’abord le nouveau « premier flic » de France, Pasqua) parle moins et agisse plus ; qu’elle « travaille » en profondeur dans les cités, dans les quartiers, à terroriser non pas les terroristes, mais les travailleurs et les chômeurs, les immigrés, les jeunes, les squatters – bref les classes dangereuses pour le capital. Ils ne sont pas non plus opposés à une « libéralisation » accélérée de l’économie, qu’ils ont eux-mêmes largement préparée et qui implique évidemment toujours plus de chômage, de précarité, et de misère pour tous les prolos. Ils désirent simplement qu’elle s’accompagne d’un contrat antisocial en bonne et due forme entre gouvernement et syndicats assurant aux travailleurs des garanties illusoires qui permettent à l’Etat de les maintenir en son giron. En somme, il s’agit seulement, pour les socio-flics, de trouver l’art et la manière de faire passer en douceur un nombre croissant de mesures anti-prolétariennes dans tous les domaines. On sait que ça n’a jamais été le principal souci de la droite. D’où l’intérêt de la cohabitation des truands au pouvoir. Face à Chirac, Pasqua, et Cie, Mitterrand doit normalement apparaître comme l’intellectuel de la bande, le sage, le garant de la « cohésion » sociale. Le malheur, pour tous ces truands, c’est que cette cohésion (ou le peu qui en reste) se défait assez vite sous l’effet des licenciements, des expulsions, et des « bavures » flicardes. Les luttes de cet hiver s’inscrivent dans ce processus, qui n’est bien sûr pas irréversible. Elles furent précédées en juin, juillet, et septembre 1986 de trois événements importants. La liquidation de la Normed en juin fournit une fois de plus la preuve que syndicats et gouvernement s’entendent comme larrons en foire pour casser non pas l’économie (comme le prétendent les staliniens, mais la résistance ouvrière, et pour ça, les stals sont toujours là). Les assassinats de Loïc Lefebvre et de William Normand en juillet montrèrent à beaucoup de gens, qui ne le savaient pas encore, que les « bavures » sont la conséquence nécessaire, prévisible et prévue, du renforcement de l’Etat. Enfin, les attentats de septembre et les expulsions massives d’immigrés qui suivirent indiquèrent encore un peu plus clairement à quoi et à qui sert le terrorisme dans notre belle démocratie française.

Il faut donc avoir une grande habitude du mensonge pour affirmer, comme l’ont fait les journalistes, que les affrontements de cet hiver étaient imprévisibles. Certes, personne ne pouvait prédire exactement ni le moment, ni l’ampleur, ni même la forme que pourrait prendre l’explosion sociale. Mais on pouvait, avec un minimum de discernement, pressentir qu’une explosion importante aurait lieu. Ce que masque mal cette affirmation, outre la connerie du petit-bourgeois bien désinformé, c’est l’idée stupide que la résignation devrait nécessairement durer toujours. C’est précisément cette idée qui vient d’être démentie par les faits. La réalité doit donc avoir tort : l’ordre est rétabli, le spectacle continue. La prochaine explosion sera sans doute pour eux aussi « imprévisible » que l’était celle-ci. Malheureusement, ce n’est pas parce que les spécialistes du mensonge ont tendance à croire à leurs propres bobards que les prolos, dans leur masse, n’y croient plus !

Le côté plaisant de la chose, c’est que la gauche accuse maintenant la droite d’avoir par sa « maladresse » rallumé la guerre sociale : les élections ne sont pas loin ! Sans doute, la droite, dans sa fureur revancharde et son aveuglement idéologique, en a-t-elle fait un peu trop. Mais on ne peut expliquer un tel mouvement par l’empressement maladroit d’un Chirac. On ne peut d’ailleurs pas davantage considérer le bref retour au calme, entre l’agitation étudiante et la grève des cheminots, comme l’œuvre du « subtil » Mitterrand. Ce genre de querelle a manifestement pour fonction de détourner l’attention des gens de l’essentiel. Car en réalité – tout le monde le sait – ce qui a rallumé la guerre sociale, c’est tout simplement la misère croissante que tous les dirigeants imposent depuis des années à tous les pauvres (et pas seulement aux pauvres en haillons). C’est le sentiment toujours plus largement partagé que « trop, c’est trop » et qu’on serait « bien con de continuer à se laisser faire ». C’est l’idée que si la lutte ne « paye » pas toujours, seule la lutte peut « payer ». Cette idée est évidemment très critiquable dans la mesure où le mot « payer » sous-entend que les luttes prolétariennes n’ont pas d’autre enjeu que les revendications immédiates portant sur les salaires et les conditions de travail. Mais elle constitue un premier pas vers une prise de conscience plus globale de ce qu’est vraiment la lutte de classe. En fait, les travailleurs ne se sont jamais battus essentiellement pour leurs salaires. C’était déjà vrai au XIXe siècle, quand les Canuts de Lyon inscrivaient sur leurs drapeaux ces belles paroles : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Ca l’est encore plus aujourd’hui, alors que la crise et la modernisation du capital imposent l’alternative inverse et qu’il faut vivre en combattant ou mourir en travaillant. A cet égard, le mouvement social récent, qui ne se traduit par aucune amélioration sensible pour ceux qui se sont battus, aura du moins permis à pas mal de prolétaires de ce pays de commencer à voir le bout du tunnel de la résignation.

 II

Que s’est-il vraiment passé cet hiver ? Le spectacle répond aussitôt : les étudiants sont descendus en masse dans la rue et les cheminots ont paralysé la circulation ferroviaire pendant près d’un mois. Et il s’en tient là, espérant qu’avec le temps les gens oublieront la signification et même l’existence de ces événements. D’ailleurs, tout est fait pour les y aider, des informations jusqu’au tiercé.

Derrière ces apparences rassurantes, se cache une réalité qui l’est beaucoup moins. La bourgeoisie qui, depuis quelques années, jouait à se faire peur avec le spectre de l’explosion sociale recule maintenant devant l’explosion réelle. Certes, l’Etat est toujours solide et le talon de fer du capital toujours aussi lourd. Mais les mensonges du pouvoir passent de plus en plus mal. Si tout prolétaire est un « privilégié », personne ne l’est et tout le monde a raison de se révolter. Si la revendication la plus modérée est le fait de « jusqu’au-boutistes », nous sommes tous des jusqu’au-boutistes. Et si l’économie marchande ne peut supporter nos revendications, nous n’avons plus qu’à la supprimer. Voilà quelle est en gros la nouvelle donne de la lutte des classes dans ce pays. Voilà ce qui, malgré toutes leurs dénégations, effraie les bourgeois.

Le grand mouvement social qui s’est développé ici, de la mi-novembre 1986 à la mi-janvier 1987 n’était évidement pas assez fort pour renverser le pouvoir bourgeois. Mais il était tout de même assez fort pour l’inquiéter. Patrons, gouvernants, dirigeants politiques et syndicaux, fabricants d’opinions et citoyens honnêtes crachaient ensemble leur trouille et leur venin. Ce n’était assurément pas un mouvement révolutionnaire, ni même un mouvement général comme en 1968. Mais c’était déjà un mouvement de masse, dans lequel les individus commençaient à échapper au contrôle des organisations ; et à faire ainsi, dans la lutte, l’expérience de ce qu’est vraiment la liberté. Nos ennemis devaient donc le briser au plus vite. Ils y parvinrent, sans trop réprimer ni verser beaucoup de sang, en s’appuyant sur toutes ses faiblesses : corporatismes, illusions démocratiques, etc. Dans un premier temps, la jonction entre les jeunes scolarisés et les prolétaires, jeunes ou moins jeunes, qui commençaient à entrer dans la danse fut évitée par le renvoi des étudiants à leurs chères études. Dans un deuxième temps, pendant la grève des cheminots, le jeu des divers corporatismes et de toutes les magouilles syndicales empêcha l’extension du mouvement aux travailleurs du secteur privé. Par deux fois, l’Etat avait évité le pire. Il pouvait donc se croire « sorti de la zone des tempêtes ». Mais il n’est pas sûr qu’il en soit sorti pour longtemps.

Inutile de refaire ici toute l’histoire de la phase étudiante du mouvement. Cela a déjà été fait (cf. Décembre 1986). Il suffit de rappeler qu’en dix jours (du 17 au 27 novembre), l’agitation s’étendit à toute la France (500 000 manifestants le 27, dont la moitié à Paris) et que les treize jours suivants (du 27 novembre au 10 décembre), elle atteignit son point culminant, puis déclina. Un déclin aussi rapide ne peut, bien sûr, s’expliquer seulement par l’intervention empressée de tous les partis de l’ordre. Le PS, l’UNEF-ID, la CFDT, la CGT, la LCR, etc., n’ont pu faire rentrer dans le rang étudiants et lycéens que parce que ceux-ci, dans leur immense majorité, n’avaient pas compris grand-chose à ce qui se passait. Ils croyaient avoir gagné, ils avaient perdu. Ils croyaient s’être fait respecter, ils s’étaient fait arnaquer. Ils croyaient avoir su finir leur grève, ils avaient à peine su la commencer.

En disant cela, je ne fais pas abstraction de la puissance d’illusion du spectacle, ni du sale boulot du PS et de toute la gauche. Je constate seulement ce fait décisif que le mouvement des jeunes scolarisés n’a dans l’ensemble jamais eu un tant soit peu conscience de ses limites et qu’il était donc très peu probable qu’il puisse les dépasser dans la lutte. Le pouvoir, bien renseigné par ses flics en civil, ses journalistes et ses alliés sociaux-flics de la Coordination, le savait et en a tenu compte. S’il y a eu dépassement des limites initiales, il a donc été lui-même très limité !

Le principal défaut de ce mouvement, son énorme et très visible faiblesse, c’est qu’il était « un peu jeune ». Je ne fais pas allusion naturellement à l’âge des manifestants, ni même au côté carnaval des manifestations, mais à l’inconscience véritablement catastrophique de presque tous les étudiants. Passe encore qu’ils se soient fait de grosses illusions au début sur la vraie nature policière de la démocratie : on ne peut pas tout apprendre en un jour et chacun part du point où il en est. Mais ils n’ont finalement rien appris, et même pas cette banalité de base pour la plupart des ouvriers que les flics, qu’ils soient dirigés par Chirac ou par Mitterrand, sont toujours des assassins. De plus, le fait qu’ils aient pu croire tout ce que les spécialistes du mensonge disaient d’eux pour les flatter et ainsi mieux les contrôler, qu’ils aient cru leur mouvement exemplaire et au-dessus de toute critique, qu’ils n’aient pas compris dans quelle impasse les menaient leur illusoire apolitisme, leur démocratie et leur unanimisme débile reste pour nous étonnant – malgré ce que nous savons des mystères de l’aliénation ! Car ni dans les assemblées, ni dans les manifestations, ni dans les tracts des étudiants et des lycéens (à l’exception notable de ceux des Lascars), on ne sentait passer le souffle de l’esprit ! « Je suis l’esprit qui toujours nie ; et c’est avec justice, car tout ce qui existe est digne d’être détruit », dit Méphistophélès à Faust. On sentait plutôt tout le poids écrasant de positivité du vieux monde avec son cortège de crétins adaptés, de connards branchés, d’angoissés de la réussite, de joyeux manipulés et d’apprentis manipulateurs frétillant d’aise. C’est parce que dominait dans ce mouvement l’inconscience tranquille de ces masses de crétins qui désespèrent de devenir cadres et non l’inquiétude intelligente de ceux qui sont encore capables de se révolter contre l’école et le reste qu’il a pu être si facilement et démocratiquement liquidé.

Les journaleux, les politicards, et les idéologues de tout poil ont beaucoup parlé de son apolitisme. Il ne s’agissait malheureusement pas d’un rejet de la vieillerie politique. On ne mettait en cause ni les syndicats (puisqu’il y avait, dans chaque comité de grève étudiant, trois ou quatre membres de l’UNEF-ID sur cinq au total), ni les partis (puisque les récupérateurs du PS, du PC ou de la LCR pouvaient tranquillement noyer toute expression autonome sous le déluge de leurs tracts idiots). Mais on rejetait, avec les idées générales, avec la critique sociale, toute réflexion réelle sur le contenu et l’avenir du mouvement. Il ne fallait pas critiquer l’école, mais pondre un contre-projet constructif sur la démocratisation de l’université ! Il ne fallait pas critiquer le travail, mais trouver des moyens de diminuer le taux de déchets de l’usine à « cerveaux » ! Il ne fallait surtout pas dire (ce qui était pourtant l’exacte vérité) que la revendication de retrait du projet Devaquet n’était qu’un prétexte. Ce n’était évidemment pas ce projet qui avait fait descendre des centaines de milliers de jeunes dans la rue et ce n’était pas son retrait qui pouvait donner satisfaction à ceux qui, parmi eux, avaient de réels motifs d’insatisfaction. Mais dépasser cette revendication signifiait pour eux faire éclater le fragile consensus qui les tenait ensemble. Et les professionnels de la magouille savaient ce qu’ils faisaient en respectant l’autolimitation du mouvement. En s’appuyant ainsi sur son modérantisme, en flattant ses illusions d’indépendance, d’unité et de démocratie, ils le dépossédaient de sa parole, de ses actes, de ses moyens et de ses objectifs possibles, et finalement de son énergie. On peut toujours espérer que les étudiants et les lycéens, la prochaine fois qu’ils bougeront, sauront dire à toutes ces crapules : « Plus jamais ça ! » Mais il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas grand-chose, dans l’immédiat, qui puisse justifier cet espoir.

Ce qui me rend plutôt pessimiste à cet égard, c’est l’attitude vaguement critique mais très résignée des étudiants les moins stupides devant toutes les manipulations dont ils ont été l’objet durant ces trois semaines. Elle pouvait se résumer à peu près ainsi : « Bien sûr, ils nous arnaquent ; bien sûr, ils décident à notre place mais on n’y peut rien. Il ne faut pas idéaliser les étudiants : l’immense majorité ne veut rien d’autre que le retrait du projet Devaquet. On se ferait jeter si on proposait quoi que ce soit d’autre. » Cette soumission au modérantisme et à l’unanimisme qui faisaient la faiblesse du mouvement n’a jamais été vraiment critiquée, sauf encore une fois par Les Lascars. Très peu parmi les rares étudiants ayant des idées ont pris le risque de les exprimer, d’aller à contre-courant, et de provoquer ainsi une scission entre toutes les potentialités révolutionnaires du mouvement et toute•sa triste réalité réformiste. C’était d’ailleurs plus souvent des gauchistes que des individus véritablement autonomes, ceci expliquant sans doute cela.

L’autre refrain des journaleux et des politicards vantait la perfection démocratique du mouvement. Les délégués étaient élus avec un mandat impératif et révocables à tout instant (air connu). Mais à part Isabelle Thomas, sous-marin un peu trop voyant du PS, aucun membre de la Coordination nationale n’a été révoqué. Et la « garantie » du mandat impératif devenait parfaitement illusoire dès lors que la nécessité d’une représentation n’était même pas contestée. Les coordinateurs avaient dans ces conditions beau jeu de se présenter comme parfaitement respectueux de la volonté de leurs mandants. On les avait élus pour obtenir le retrait pur et simple du projet Devaquet ; c’est ce qu’ils avaient fait. Ils n’avaient pas négocié avec Monory le soir du 4 décembre ; ils s’étaient dissous dans la nuit du 10 au 11 (c’est-à-dire en clair qu’ils étaient retournés à leurs syndicats et partis respectifs). Que demandait donc le peuple ? Ils oubliaient simplement de préciser que la volonté d’une minorité non négligeable du « peuple étudiant » commençait à déborder le cadre de la revendication initiale. Ils oubliaient, par exemple, qu’ils avaient dû s’enfermer dans la fac de Jussieu le samedi 6 décembre au soir pour pouvoir faire tranquillement leurs magouilles. Ils oubliaient de signaler ces voix discordantes dans le concert démocratique, qui exprimaient confusément l’antagonisme naissant entre la base étudiante et sa représentation. Heureusement pour eux, les risques de débordement réel étaient assez limités !

Finalement, ce qui a freiné et brisé leur mouvement, comme d’ailleurs mais dans des conditions très différentes celui des travailleurs du secteur public, c’est l’unanimisme. Tout ce qui pouvait les diviser – toutes les divisions réelles entre les partisans d’un aménagement de la misère dans l’école et ceux d’une critique pratique de la sélection, donc de l’école et la société capitaliste, entre les modérés très majoritaires qui ne voulaient que le retrait et les extrémistes très minoritaires qui voulaient tout – tout cela était systématiquement refoulé. La simple expression du désir d’une démocratie plus directe où ce ne serait pas la tribune mais l’assemblée qui proposerait, discuterait et déciderait de l’action à mener avait quelque chose de choquant et était volontairement ignorée par les bureaucrates qui tenaient le micro. Il fallait à tout prix rester unis, peu importe sur quoi. Le retrait du projet Devaquet étant acquis dès le lundi 8 décembre, le refus abstrait de la violence (qui impliquait l’acceptation du meurtre de Malik Oussekine ainsi que la foi mystique dans la capacité de régénération démocratique de l’Etat) faisait très bien l’affaire. « Plus jamais ça ! » : le slogan, par son indétermination redoutable, exprimait exactement la détermination liquidatrice des dirigeants ainsi que l’inconscience des dirigés. La Sainte Alliance des politicards avait su jouer habilement et à fond de cette mystique démocratique, unanimiste et non violente, prenant ainsi de vitesse la critique révolutionnaire des franges extrémistes du mouvement et des « éléments extérieurs incontrôlés ».

Cette critique commençait-elle à mordre un peu à la fin sur l’inconscience tranquille des étudiants ? C’est possible, mais sûrement pas assez ni assez vite pour menacer vraiment le pouvoir des bureaucrates de la Coordination. Il y a eu, certes, après le 4 décembre, un certain durcissement du mouvement. Il s’explique surtout par une réaction de pure solidarité face aux violences des flics, réaction renforcée par l’afflux de jeunes prolos des banlieues. Pourtant, dans le melting-pot de l’agitation, l’idée faisait lentement son chemin que la rue pouvait « faire la loi » en faisant tomber non pas seulement le projet Devaquet, mais toutes les barrières sociales qui séparent ceux qui étudient de ceux qui travaillent ou qui chôment, les Français des immigrés. C’est le progrès de ce genre d’idées, c’est la possibilité d’une association concrète de tous les insatisfaits que le pouvoir a su briser en renvoyant les jeunes dans leurs écoles et, du même coup, en plaçant tous les prolétaires qui s’étaient mêlés à eux devant l’alternative d’entraîner avec eux la masse des autres ou de se disperser. L’immense majorité des étudiants et des lycéens a pris peur devant les conséquences d’une telle association et elle a eu aussitôt la réaction de se soumettre. Mais une petite minorité a sans doute commencé à vouloir autre chose. Peut-elle à l’avenir se radicaliser et entraîner avec elle une fraction significative du milieu étudiant ? C’est très peu probable. Tout ou presque se joue en dehors, là où l’on ne se fait guère plus d’illusions sur la possibilité de réformer quoi que ce soit.

L’attitude adoptée par le mouvement face à la violence des « incontrôlés » caractérise parfaitement l’impasse où il s’est laissé enfermer. Pour vaincre réellement, pour empêcher effectivement le renforcement de la sélection sociale dans l’école, il lui fallait s’étendre et se généraliser en dehors de l’école. Mais cela impliquait d’abord qu’il s’approprie la violence très compréhensible et très concrète de tous ceux qui, plus ou moins consciemment, voulaient tout détruire. Or, l’emploi de la violence signifiait, pour chaque étudiant comme pour tous, la rupture définitive avec l’illusoire sécurité de la famille, des études et de la carrière. Il n’était pas question de renoncer à ce bel avenir ! Le mouvement n’avait donc plus qu’à laisser ses représentants condamner toutes les violences (sauf bien sûr celles de l’Etat qui a, en démocratie comme en dictature, en France comme au Chili, le monopole de la violence). Il n’avait plus dès lors qu’à se laisser enterrer « dignement » dans le silence mortuaire de l’interminable défilé du 10 décembre, défilé cette fois bien encadré par toutes les forces démocratiques. Ce qui effrayait le pouvoir dans les journées agitées qui avaient précédé, ce n’étaient pas tant les pavés, les barricades et les vitrines brisées que la contagion de l’exemple, la montée de l’excitation sociale. C’est aussi ce qui faisait baliser les étudiants. Un tract en forme de BD exprimait très bien leur panique : « Surtout qu’il ne se passe rien et que rien ne change, que les partis politiques tiennent bon, que je puisse reprendre bientôt les cours et devenir gestionnaire comme papa. » Car si nous, ouvriers, chômeurs et incontrôlés de tout poil nous nous en mêlions, ce n’était certes pas par amour de la violence pure. Nous manifestions simplement par nos actes notre refus de ce monde. Ce monde nous renvoyait, dans son habituel délire, l’image de « casseurs », de « vandales », bref de dangereux maniaques de la destruction. Et cette image était acceptée sans la moindre discussion par la grande masse des étudiants nian-nians. Tant il est vrai que la réalité est inversée dans le spectacle et que ceux qui détruisent la planète, arment et paient des assassins pour maintenir leur domination, et s’acharnent à extirper tout ce qu’il y a en nous de force créative projettent sur leurs ennemis leur propre monstruosité.

Encore quelques mots, pour en finir avec l’analyse du mouvement étudiant-lycéen, sur la question scolaire comme détonateur de l’agitation sociale. Ce n’est évidemment pas un fait nouveau : il suffit de se rappeler les troubles de 1968 en France et dans d’autres pays ainsi que les quatre ou cinq années bien agitées qui les suivirent. Le resurgissement, sur ce terrain de l’école, de mouvements de masse dans des pays aussi différents que la France, l’Italie, l’Espagne, le Mexique, ou la Chine pose à nouveau le problème dans sa dimension mondiale. Et la similitude des revendications d’un pays à l’autre montre que la même tendance est à l’œuvre partout. En même temps que les illusions démocratiques sur l’école, se sont tous les rêves « d’autonomie » personnelle et de promotion sociale, tous les pieux mensonges sur la fausse culture dispensée par l’enseignement qui sont ruinés par le mouvement réel du capital. Quand les gosses de prolos ont de plus en plus de mal à croire à la simple possibilité d’échapper à la condition prolétarienne et quand les rejetons des petits-bourges voient augmenter pour eux les risques de prolétarisation, il n’y a vraiment rien d’étonnant à ce que l’école devienne ou redevienne de plus en plus une poudrière. Il n’y a rien d’étonnant non plus, dans ces conditions, à ce que le moindre projet gouvernemental visant à renforcer ou simplement à officialiser la sélection existante mette le feu aux poudres.

Pourtant, aujourd’hui comme il y a vingt ans, presque tous les étudiants s’arrêtent à la pseudo-critique du renforcement de la sélection et se gardent bien de dénoncer l’absence de contenu et la finalité répressive de l’enseignement. Ils ne font même plus semblant de le critiquer comme les crétins gauchistes après 1968. Toute leur ridicule agitation se réduit à la revendication bouffonne du maintien et de l’amélioration de leur statut d’étudiants. Plus leur rôle de futurs petits cadres devient minable et plus ils s’y accrochent en se cramponnant désespérément au rôle provisoire illusoirement prestigieux qui leur permet d’oublier et d’accepter en même temps leur destin social. « Etudier pour ne pas être CRS » : comme si le fait de pouvoir sans trop de mal se caser avec un ou plusieurs diplômes était une chance ! Et comme si le fait de rater son intégration dans la classe moyenne n’était pas, pour n’importe quel individu qui se respecte, la seule réussite possible ! Les étudiants qui n’ont pas compris au moins cela doivent renoncer à comprendre tout le reste et continuer à descendre périodiquement dans la rue sans que leur agitation puisse déboucher sur rien. A moins qu’ils ne s’écrasent à nouveau pour un bon bout de temps… Dans le premier cas, ils nous donneront des occasions que nous nous empresserons de saisir et notre irruption dans « leurs » mouvements apparaîtra toujours plus nettement comme une critique en actes de toutes leurs illusions. Dans le second, ils nous laisseront le champ plus libre. Mais ils sont de toute façon forcés de choisir : ou avec nous contre l’école, le travail, et la société de classes, ou avec nos ennemis bourgeois pour le maintien et l’aggravation de la misère existante. Ou avec ceux qui luttent vraiment ou avec ceux qui gèrent la décomposition et répriment la révolte. Lorsque le choix devient aussi net, plus aucune pirouette intellectuelle, plus aucune demi-mesure n’est de mise. C’est le résultat le plus évident des mouvements récents. Il y en aura sûrement d’autres, au cours desquels la question se posera pour eux à nouveau, et de manière sans doute plus pressante. Pour nous, les choses sont claires : nous voulons détruire tout ce qui nous détruit.

 III

Huit jours seulement après la dernière manif étudiante, le 18 décembre, démarrait dans la région parisienne et peu après dans plusieurs dépôts de province une grève qui, en une semaine à peine, s’étendait à toute la France. Cette grève des cheminots, au début, fut à peu près totalement censurée par les médias, qui parlèrent seulement des arrêts de travail aux guichets en espérant que le mouvement ne s’étendrait pas du côté des agents de conduite. Dans le même temps, se développaient d’autres grèves (mieux encadrées par les syndicats) dans la marine marchande, à la RATP et à l’EDF. Mais c’est, bien sûr, la lutte des cheminots – par sa détermination, son ampleur, sa durée et surtout par toutes les conséquences économiques et sociales qu’elle a eues et qu’elle pouvait avoir – qui fut au centre du mouvement ouvrier de cet hiver. C’est elle aussi qui a fait le plus paniquer les hommes de l’Etat. Et c’est elle enfin qui a été la plus ouverte à tous les prolétaires, travailleurs ou chômeurs, qui ne s’identifient pas à une catégorie professionnelle particulière (bien qu’elle ne l’ait pas été autant que nous pouvions le souhaiter). Bien des gens qui, sans être étudiants, avaient participé au mouvement étudiant se retrouvaient dans les gares pour discuter et lutter avec les cheminots, sans être cheminots ni militants de quelque organisation que ce soit. Ainsi s’ébauchait une forme de communication directe entre les prolétaires, qui déplaisait évidemment beaucoup tant aux cadres de la SNCF qu’aux délégués syndicaux, toutes tendances confondues. Nous étions loin d’être d’accord sur tout mais le courant passait avec les cheminots. C’est une expérience qui ne s’oubliera pas de si tôt et chacun l’a senti. Reste à transformer ce bel essai en tirant tous les enseignements nécessaires de ce mouvement pour les luttes à venir.

Ce qui était en jeu dans toutes ces grèves, au-delà des revendications explicites concernant le refus de la grille au mérite, l’amélioration des conditions de travail, et l’augmentation ou plutôt le rattrapage des salaires, c’était bien sûr comme l’ont écrit des postiers dans deux tracts diffusés tout de suite après la reprise la fin de la résignation, la lutte contre l’obéissance et la servilité. Et à travers ça la construction d’un rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat qui permette à toutes les catégories de prolos de se dissoudre dans un combat commun contre l’ennemi de classe. Il est assez évident aujourd’hui que cet enjeu réel n’a pas été perçu par l’immense majorité des travailleurs en lutte. Mais il est tout aussi évident qu’il doit l’être pour que la lutte de classe se développe. L’arrogance des gouvernants et des patrons se nourrit de notre passivité : ils peuvent bien, de temps en temps, nous laisser vivre « quelque chose d’historique », pourvu qu’à la fin tout rentre dans l’ordre. Que les trains et les métros roulent, que les producteurs produisent, que les consommateurs consomment et que les gestionnaires de toute cette merde continuent à gérer la merde. Il y a évidemment une importante différence entre l’arrêt momentané du travail (avec le plaisir qu’il procure) et la paralysie volontaire de la production, avec toutes les ruptures et toutes les souffrances que cela comporte. Cette différence, les cheminots ont bien dû la sentir. Espérons que la leçon servira, à eux comme à d’autres !

Les obstacles réels au développement de la lutte des classes sont apparus assez nettement durant toutes les grèves. Ce sont comme toujours le corporatisme et le démocratisme. Et puis cette idée archifausse mais toujours très puissante qu’il y a d’un côté ceux qui luttent (les travailleurs de la SNCF, de la RATP, de l’EDF, etc.) et de l’autre ceux qui regardent (les « usagers », la « population », les « gens de l’extérieur »). Que la dite population éprouve une certaine sympathie voire une sympathie certaine, pour les grévistes, que des « usagers » s’organisent en comité pour « populariser » la lutte des cheminots ne change rien à l’affaire. Au moment même où la guerre sociale revient à l’ordre du jour, la grande majorité des prolétaires se sont contentés de contempler la bataille. C’est ça la puissance matérielle du spectacle. C’est ça qui permettait aux dirigeants, sans prendre de risques excessifs, de miser sur le « pourrissement » du mouvement.

Le corporatisme est l’une des plus vieilles et des plus solides de toutes les séparations qu’il nous faut briser. Le capital a supprimé les corps de métier mais non l’esprit de corps qui est un obstacle très puissant à l’association révolutionnaire des prolétaires. Dans tous les secteurs où les progrès de la technologie tendent à le ruiner, c’est-à-dire aujourd’hui dans presque tous, les syndicats s’emploient au contraire à le renforcer. Plus le travail devient mécanique, indifférent et abstrait, plus la base matérielle du corporatisme s’effondre, et plus les syndicats s’efforcent de recréer artificiellement une mentalité corporatiste en traitant tous les problèmes des travailleurs comme des problèmes particuliers, spécifiques à telle catégorie, telle entreprise, telle région, etc. Et dans l’ensemble ça marche. On a pu malheureusement le vérifier une fois de plus durant la grève des cheminots. Il y avait en effet deux coordinations nationales aussi corporatistes l’une que l’autre, mais l’une (celle des ADC) plus ouvertement et l’autre (celle qui regroupait tous les grévistes de la SNCF) plus insidieusement. Comme l’a dit un représentant attitré des travailleurs : « Même si les institutions syndicales sont malmenées, l’important est que l’esprit syndicaliste demeure. » Or, l’esprit syndicaliste, c’est d’abord le corporatisme. Ce que le spectacle réunit, là comme ailleurs, il le réunit comme séparé. Le travailleur qui part en grève sans attendre les consignes syndicales, mais sans pour autant mettre en cause la séparation qui le constitue comme salarié de la SNCF, comme roulant ou comme sédentaire, se laisse enfermer dans un ghetto à l’intérieur duquel toutes les manipulations et récupérations syndicales ou politiques restent possibles. Du même coup, il constitue tous les prolétaires extérieurs à son lieu de travail en étrangers – en usagers. Comme si ces gens, en tant que travailleurs ou chômeurs, en tant que révoltés n’étaient pas dans la même galère et la même tempête que lui ! Pour éviter à l’avenir de tomber dans le même piège, il faudra que le problème soit très vite posé et résolu dans la lutte. Mais il n’est pas interdit d’y réfléchir dès maintenant.

Le corporatisme n’est pas tant imposé et subi que vécu et très souvent, trop souvent en tout cas, revendiqué par les travailleurs en lutte. Chez les cheminots, c’était très net. La fierté d’une identité collective retrouvée dans la rupture avec la routine et l’atomisation du boulot – fierté qui avait fait leur force au début – devint vite un frein à l’extension du mouvement. C’était leur mouvement, un mouvement 100 % cheminot, non pas certes celui des syndicats (encore qu’il y ait beaucoup à dire là-dessus), mais pas non plus celui de tous les travailleurs, avec ou sans emploi. Ils voulaient bien discuter avec nous, qui pensions exactement le contraire, mais il n’était pas question pour l’immense majorité d’entre eux de sortir de leurs dépôts pour aller parler à ces fameux usagers qui attendaient leurs trains dans les gares, ni de tracter dans le métro ou à la porte des usines, ni encore moins d’appeler tous les prolos à une grande manifestation sur des revendications unitaires. Certes, ils se souciaient de « populariser » leur lutte, ou plutôt de la faire « populariser » par d’autres ; mais ce mot ne veut pas dire grand-chose et n’engage pratiquement à rien. Jamais la position de spectateur attribuée ainsi à la population n’a été sérieusement remise en question. Du coup, l’isolement initial des grévistes était renforcé ; et le discours du pouvoir sur le prétendu « égoïsme corporatif » des cheminots devenait plus crédible. Sans être ressentis. comme des « emmerdeurs », ils apparaissaient comme des travailleurs qui défendent simplement leurs intérêts catégoriels. Ce n’était sans doute pas tout ce que l’Etat souhaitait mais c’était tout de même suffisant pour casser la dynamique unitaire. On ne se bat pas avec des gens qui vous considèrent comme tout juste capables de les soutenir moralement, en comprenant et approuvant leur « juste lutte » (sauf si l’on est un « déstabilisateur professionnel » et c’est malheureusement une espèce trop rare).

En fait, les cheminots ont eu l’immense mérite de foutre la merde au cœur du système, dans ces moyens de communication qui ne mènent qu’à l’horreur du boulot ou à l’ennui mortel des vacances. Mais ils n’ont pas été à la hauteur de leurs propres actes. En disant cela, je ne leur jette pas la pierre de la radicalité abstraite en travers de la gueule. Au contraire, je souligne la difficulté qu’il y a pour tous les ennemis de cette société à être à la hauteur. C’est vrai pour eux, qui sont encore passablement encadrés par les syndicats, comme pour nous, qui en tant qu’incontrôlés sommes aussi « marginalisés » par rapport à la masse des prolétaires. S’ils n’ont pas voulu étendre le mouvement, nous n’avons sans doute pas fait de notre côté tout ce qu’il était possible de faire pour qu’il s’étende. Etions-nous complètement désarmés face à la force d’inertie de la passivité ? Non, si nous avions été assez clairs à ce moment-là, si nous avions été capables de comprendre assez vite les limites du mouvement gréviste. Il aurait fallu dire alors très nettement ce que la plupart d’entre nous ont compris seulement après coup : que la grève corporatiste, même massive, même dure, ne pouvait aboutir qu’à une défaite ; et, surtout, que la démocratie, même directe, même anti-hiérarchique, ne menait qu’à l’impasse. II y avait finalement très peu de gens parmi les révolutionnaires qui le savaient alors. La plupart cherchaient surtout à s’informer directement auprès des cheminots. Ils n’avaient pas une vision claire ni des obstacles, ni des moyens de les surmonter. Ils ne pouvaient donc lutter vraiment avec les prolétaires du rail, en défendant leur propre point de vue sur le mouvement. Ils restaient dans une certaine mesure spectateurs de la lutte. Si une telle attitude peut se comprendre, elle n’était pas du tout appropriée à la situation. Il fallait piger et agir très vite ! Il fallait se débarrasser de toutes les vieilles illusions sur le prolétariat et la révolution, de toutes les fausses analogies avec le passé, et de l’ancien langage figé de la théorie. Cela n’a pas été fait. Pourtant, la volonté d’agir ne manquait pas : il y a eu des tractages dans les gares et ailleurs et même des sabotages. Il manquait l’essentiel : l’intelligence claire de la situation et de son évolution possible.

L’extension du mouvement ne dépendait pas seulement, et même pas principalement, des cheminots. Elle dépendait surtout de la capacité de tous les prolétaires de saisir l’occasion fournie par eux ; et après de trouver dans la lutte les moyens de construire un rapport de force avec l’ennemi qui nous permette de remporter une vraie victoire. Que l’extension du mouvement ait été possible, la meilleure preuve en est la trouille que cette perspective a inspirée à tous les dirigeants ainsi que la tactique de segmentation des luttes adoptée par les syndicats. Mais pourquoi ce mouvement s’est-il si vite limité à quelques grandes entreprises du secteur public et comment se fait-il que la vieille tactique de division syndicale ait si bien marché ? Comment expliquer par exemple la passivité des travailleurs du privé ? Et celle de l’immense majorité des chômeurs ? Voilà le genre de questions auxquelles il nous faut maintenant répondre, si nous voulons pouvoir comprendre et combattre efficacement la passivité.

Ce n’est naturellement pas un hasard si les grèves ont démarré dans le secteur public, où la plupart des travailleurs ont « bénéficié » jusqu’ici de la sécurité de l’emploi. Et ce n’est pas non plus un hasard si les deux premières entreprises touchées ont été la SNCF et la RATP, qui appartiennent au secteur déjà bien restructuré des transports. Ceci dit, les problèmes fondamentaux sont partout les mêmes. D’autre part, il n’y a aucune raison de supposer que la révolte contre le boulot se limite à quelques entreprises d’Etat. Ce serait même plutôt le contraire, l’inconscience professionnelle allant souvent de pair avec la superstition de l’Etat. Alors pourquoi les ouvriers et employés du privé ne sont-ils pas entrés dans la danse ?

D’abord parce qu’ils ont eux aussi une mentalité corporatiste et que la vieille légende selon laquelle les travailleurs de l’Etat sont des privilégiés est longue à mourir. Il faut bien reconnaître aussi que ces travailleurs « garantis » n’ont jamais tellement brillé par leur combativité et cette réputation de soumission a dû en l’occurrence jouer contre eux. Mais surtout, ceux du privé attendaient le résultat de la lutte en cours pour y aller. Il fallait que les cheminots gagnent pour que les travailleurs de la navale ou de l’automobile s’y mettent. Une telle attitude ne pouvait que peser lourdement sur l’issue de la grève des cheminots comme sur le développement du mouvement en général. Derrière cette prudence excessive, il y a le vieux préjugé syndicaliste que la lutte doit « payer ». Comme si la lutte avait jamais « payé » une seule fois dans toute l’histoire du mouvement ouvrier ! On peut en fait généraliser la remarque initiale de Marx dans Les Luttes de classes en France, ce n’est pas, ce n’est jamais par ses conquêtes tragi-comiques immédiates que le progrès révolutionnaire se fraie la voie ; c’est en faisant surgir une contre-révolution puissante et compacte qui pousse les prolétaires à dépasser les limites initiales de leurs mouvements. Naturellement, nous voulons avoir satisfaction sur nos revendications immédiates (« moi, je me fous de la grève, ce qui m’intéresse, c’est le résultat », disait un gars de Paris-Nord). Mais que nous y parvenions ou non, nous serons toujours confrontés à un moment ou à un autre au problème très concret du dépassement révolutionnaire. (« Il faudrait tout faire sauter », disait un autre) . De plus, la satisfaction des revendications a souvent été pour le pouvoir le meilleur moyen de briser un mouvement prolétarien : ce fut le cas par exemple en 1968. En cet hiver 1986-1987, la situation était très différente : le mouvement était bien parti, mais il se freinait tout seul. L’Etat l’a vite compris et c’est pourquoi il a choisi la « fermeté ». Du coup, tous les prolos qui se contentaient d’observer avec sympathie la lutte étaient couillonnés et nous aussi d’ailleurs !

En ce qui concerne les chômeurs, le problème se pose en des termes différents. Ils ne pouvaient pas cesser le travail, mais ils pouvaient faire bien d’autres choses, qu’ils n’ont en général pas faites. Pourquoi, par exemple, ne sont-ils pas descendus dans la rue ? Cela aurait eu le double avantage de forcer le pouvoir à leur faire des concessions et de couper court à toute sa propagande sur « la priorité à l’emploi ». Les cheminots et les autres travailleurs en grève n’auraient même pas eu besoin alors d’expliquer aux gens qu’ils ne sont pas des privilégiés (ce qui est tout de même assez évident). Il est encore plus évident que tous les prolos de ce pays avaient tout à gagner à une intervention massive des chômeurs dans le mouvement. Que les travailleurs en grève ne l’aient pas vraiment cherchée, c’est un fait. Mais les chômeurs, de leur côté, ont perdu une belle occasion de ne plus se taire. Il est grand temps de tirer à boulets rouges sur cette idée que les chômeurs, sous prétexte qu’ils sont exclus de la production, devraient être en dehors de la lutte. Cette ineptie pue le bureaucrate à plein nez ! Toute l’histoire récente d’un pays comme la Grande-Bretagne prouve au contraire que les chômeurs, quand ils sortent de leurs réserves, peuvent jouer un rôle très important dans la guerre sociale. Mais bien sûr, c’est précisément ce que la gauche voudrait éviter ici.

L’autre gros obstacle sur lequel le mouvement de cet hiver a buté est aussi un vieux boulet aux pieds des prolétaires : c’est l’idéologie démocratique. La grève, au moins chez les cheminots, est effectivement partie de la base. Mais elle n’est pas restée longtemps l’affaire des travailleurs eux-mêmes. C’est que la grande majorité d’entre eux croyaient encore pouvoir contrôler les syndicats par l’intermédiaire des comités de grève et des coordinations, et décider librement de l’orientation du mouvement dans les « assemblées souveraines ». Ils ne mettaient pas en cause le principe même de toute représentation : la délégation de pouvoir. Pratiquement, cela signifiait la démission des individus associés dans la lutte face aux organisations existantes ou en formation. De plus, le mythe de la souveraineté n’était absolument pas critiqué. Lorsque des travailleurs décident « ensemble » de partir en grève, il ne s’ensuit pas qu’ils doivent être d’accord sur tout pendant toute la durée de la grève, ni même qu’ils ne puissent s’opposer fortement sur la conduite et les objectifs de la lutte. Ces deux principes, délégation de pouvoir et soumission du point de vue des individus à celui de la collectivité, constituent les fondements d’une idéologie démocratique que le mouvement ouvrier moderne n’a pas encore sérieusement critiquée. Il serait pourtant grand temps de le faire, si l’on songe à toutes les possibilités de manipulations qu’elle offre aux bureaucrates et récupérateurs.

Car ce ne sont pas les bureaucrates staliniens et les récupérateurs gauchistes qui ont empêché l’auto-organisation de la base. C’est bien plutôt l’insuffisance de la base qui a permis aux gauchistes de reprendre le mouvement en main, tandis que les staliniens cassaient de toutes leurs forces son embryonnaire dynamique unitaire. D’ailleurs, la « base » n’existe que par et pour le « sommet » : tant qu’ils ne partent pas d’eux-mêmes, les prolétaires ne peuvent ni affirmer, ni réaliser leur propre puissance. Je ne suis pas un travailleur ou un chômeur du rang pour la bonne raison que je ne suis pas dans le rang. Je suis un prolétaire qui ne veut pas le rester et qui agit, seul ou avec d’autres, à partir de cette situation.

La critique de la démocratie n’est pas l’apologie du libre arbitre. L’auto-organisation des prolétaires est nécessaire, le progrès révolutionnaire l’implique. Il s’agit simplement de montrer ici, à partir de l’exemple de la grève des cheminots, la puissance matérielle de l’illusion démocratique et donc son rôle actif dans la défaite du mouvement. De même que les esclaves soumis font eux-mêmes leur propre malheur, de même les esclaves révoltés étouffent eux-mêmes leur propre révolte. C’est en tout cas la tendance qui a dominé jusqu’à nos jours dans l’histoire des hommes. Il est parfaitement vain, et surtout très dangereux, de le nier.

Parmi les gens qui ont diffusé des tracts pendant la grève, un certain nombre croyaient manifestement que la « démocratie directe » pourrait résoudre magiquement tous les problèmes posés par la lutte. C’est le cas notamment du Comité du 5 Décembre pour la généralisation du mouvement et des Amis de la démocratie directe. Ces gens qui n’ont que les mots de démocratie et d’autogestion à la bouche semblent sortis tout droit des livres de Pannekoek et Debord. En fait, représentative ou directe, la démocratie est une forme désormais inappropriée à la guerre sociale. Et ceci pour la simple raison qu’elle tend naturellement à déposséder les individus associés dans la lutte de ce qui a fait leur force au départ : l’énergie, l’initiative et l’autonomie. Il faut voir les choses en face et cesser de se cramponner à son rêve, quand la réalité de la lutte des classes pose si crûment les problèmes. Ce n’est pas le formalisme juridique mais le principe même de la souveraineté qu’il faut critiquer. Celui de la représentation en découle. L’assemblée ouvrière devient une abstraction (et donc un frein réel au mouvement) à partir du moment où elle se définit comme souveraine, transformant ainsi les individus qui s’assemblent en êtres passifs, en simples membres d’un même corps politique. Pourtant, toute l’histoire démontre que la masse n’a pas et ne peut pas avoir de volonté et d’activité propres. Dans un mouvement de masse, ce n’est pas en fait la masse qui veut, pense et agit ; ce sont des individus et des• groupes plus ou moins déterminés, plus ou moins conscients, plus ou moins nivelés dans la masse, mais qui au moins au départ se distinguent d’elle. Et c’est précisément quand la masse prend le dessus, quand elle impose sa loi et son point de vue aux individus que le mouvement devient démocratique, c’est-à-dire politique, c’est-à-dire récupérable et récupéré. C’est alors que se développent la Sainte Messe et la Sainte Eglise démocratiques, l’assemblée dite souveraine d’un côté et les souverains réels de l’autre : ces représentants révocables à tout instant et qui, bizarrement, ne sont jamais révoqués.

La pratique de lutte spontanée (et le plus souvent inconsciente) des travailleurs en grève n’est pas plus démocratique en fait que n’importe quelle autre pratique de lutte prolétarienne. L’idée de voter la grève est, par exemple, aussi absurde que celle de décréter une émeute. On ne part pas en grève parce qu’il y a une majorité de camarades qui sont prêts à le faire mais parce qu’on a soi-même en tant qu’individu, en tant que prolétaire, et non en tant que « membre de la classe ouvrière » envie de le faire. Si les gars de Paris-Nord, de Brétigny ou d’ailleurs avaient dû attendre que la majorité des cheminots de France soit d’accord pour partir, il n’y aurait tout simplement pas eu grève. Au contraire, ils ont justement cherché à entraîner les autres en affirmant d’abord leur propre révolte. Chapeau ! De même, l’extension du mouvement à d’autres entreprises ou secteurs (à commencer par les plus proches, la RATP et les PTT) ne pouvait pas être une décision émanant démocratiquement des assemblées ou des coordinations. Les assemblées, qui auraient pu en exprimer la volonté, n’avaient aucun pouvoir réel puisqu’elles refoulaient systématiquement tout ce qui pouvait les diviser. Quant aux représentants du mouvement, ils n’allaient tout de même pas, en ces circonstances, scier la branche corporatiste sur laquelle ils étaient assis ! Il aurait donc fallu que des groupes de cheminots déterminés partout aillent débaucher les travailleurs des usines et des bureaux. Et cela, sans attendre a priori aucun soutien des assemblées cheminotes et sans attendre non plus évidemment que les travailleurs des autres entreprises viennent d’abord à eux. Cela faisait beaucoup de conditions à remplir et dans l’ensemble elles ne l’ont pas été. Par contre, la démocratie a très bien fonctionné pour accélérer le mouvement de reprise. Alors même qu’il y avait encore une grosse majorité de dépôts en grève, dans la deuxième semaine de janvier, et alors même que la plupart des assemblées se prononçaient pour la continuation de la lutte, il suffisait que ceux qui étaient décidés à reprendre le boulot annoncent aux autres qu’ils ne se conformeraient de toute façon pas aux décisions de l’assemblée pour qu’aussitôt un second vote donne une majorité pour la reprise. Et ainsi, en l’espace de quelques jours, la « lente » reprise devenait une reprise « quasi générale », à la satisfaction de tous nos ennemis. Bien sûr, les magouilleurs des coordinations et des syndicats ont pesé de tout leur poids dans ce sens. Mais cela ne change rien au fait que c’est le mécanisme démocratique lui-même qui a permis de casser le mouvement. Et les gauchistes se payaient même le luxe, à la mi-janvier, d’oser prétendre que la grève était simplement « suspendue ». Chirac et Mitterrand ont dû bien se fendre la gueule ! De telles menaces n’impressionnent pas l’Etat, qui ne craint pas les gémissements démocratiques des militants mais la force contagieuse du refus du travail.

Il faut dire un mot enfin sur ces fameuses « coordinations autonomes » vantées par certains à longueur de tracts. Elles n’étaient en fait que le résultat d’un compromis foireux entre bureaucrates et travailleurs, entre l’idéologie démocratique et le mouvement ouvrier réel, entre les nécessités de la lutte et les besoins des appareils. Les prolétaires, quand ils se révoltent, se trouvent confrontés à la nécessité urgente d’accomplir une foule de tâches concrètes. Dans ce but, ils s’associent spontanément et sans avoir besoin d’en référer à des abstractions comme les « assemblées souveraines » ou les « coordinations autonomes ». Et tant qu’ils agissent ainsi, leurs mouvements sont en fait difficilement contrôlables : ce fut le cas de la grève des cheminots pendant la première semaine. Les choses commencent à se gâter quand, par peur, le grand nombre tend à se reposer sur quelques-uns du soin de mener la lutte, retombant ainsi dans l’ornière de la passivité. Des structures de plus en plus centralisées se forment alors qui s’emparent de tout : réunions, décisions, et actions. C’est alors que les syndicats et les partis reprennent du poil de la bête : d’une part en plaçant leurs hommes à tous les niveaux de ces nouvelles structures d’encadrement des prolétaires, d’autre part en organisant de leur côté des manifestations bidons et en impulsant des grèves corporatistes qui ne visent évidemment qu’à épuiser la combativité ouvrière. Alors les salauds peuvent s’écrier avec le stalinien Krasucki : « La base, ça n’existe pas, la base, c’est la CGT ! » (Ou la CFDT, ou LO, la liste n’est pas close.) Effectivement, la base n’a pas su se débarrasser à temps des militants de base. Elle s’est trouvée alors désarmée face aux consignes liquidatrices du sommet. Elle est restée la base et c’est ce qui l’a perdu. Ainsi la critique pratique des syndicats et des partis, bien commencée à travers les comités de grève et les coordinations, n’a pas été menée assez loin pour mettre en cause ces nouvelles structures par l’intermédiaire desquelles le vieil esprit syndicaliste, corporatiste et démocratique, revenait en force. Ni, a fortiori, pour critiquer le presque aussi vieux mythe conseilliste de la démocratie directe. Mais c’est une question trop importante pour être traitée à fond ici.

 IV

Pour comprendre la portée du mouvement réel, il fallait d’abord en étudier les limites. Je crois avoir commencé à le faire et sans aucune arrière-pensée stratégique. Encore une fois, je n’ai de leçons ni d’assurances à donner à personne. Et je n’ai pas non plus à remonter le moral des troupes puisque je n’en ai pas ! On peut toujours se faire des illusions à propos de la révolution dès lors que l’on y croit. En réalité, la révolution n’est pas un impératif catégorique de la raison historique et même pas une nécessité pratique reconnue et vécue par les masses prolétariennes. Elle est d’abord et avant tout un désir vécu par des individus, un désir qui comme tous les désirs et plus que tous les autres fait problème. Si je veux la révolution et si beaucoup d’autres la veulent avec moi, comment se fait-il qu’elle ne se produise pas ? Comment se fait-il que le mouvement des prolétaires bute toujours à peu près sur les mêmes obstacles ? Et comment se fait-il que moi, qui refuse le travail et la marchandise, j’en sois encore à me demander comment fonctionne la servitude volontaire ? On entend souvent dire, dans le milieu révolutionnaire, que l’apathie sociale actuelle s’explique par la division et la démoralisation des prolétaires. Ce sont assurément les armes principales de nos ennemis. Mais qui les fabrique ?

A première vue, les prolétaires sont divisés par le chômage et le chantage au chômage, par le racisme, le corporatisme, etc. Pourtant, si on examine les choses de plus près, l’on s’aperçoit que toutes ces divisions ne sont pas tant le résultat d’une stratégie consciente mise en œuvre par nos ennemis que•celui de l’activité inconsciente des gens de notre propre classe. C’est une évidence que les révolutionnaires aujourd’hui ont souvent tendance à oublier : les prolétaires, dans leur masse, se comportent comme s’ils n’avaient pas de pires ennemis qu’eux-mêmes.

Il y aurait assurément moins de chômeurs si les travailleurs n’étaient pas dans leur grande majorité prêts à bosser à n’importe quel tarif et dans n’importe quelles conditions et s’ils se battaient un peu plus sérieusement contre les licenciements. De même, les travailleurs immigrés ne seraient pas si facilement expulsés si la plupart des Français ne s’identifiaient pas à l’économie nationale, c’est-à-dire plus prosaïquement au tristement célèbre « Produisons, consommons français ». Enfin, le terrorisme étatique d’importation italienne n’aurait pas pris pied en France si les prolétaires de ce pays n’étaient pas souvent aussi obsédés par la sécurité que les petits bourgeois pour qui tout ce spectacle a d’abord été monté. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dans la bouche de pauvres et honnêtes citoyens des réflexions assassines contre les criminels, les voyous, les Arabes, les mauvais ouvriers et les chômeurs ? Et nous ennemis se priveraient d’exploiter et de mettre en scène ce ressentiment ? Il faudrait qu’ils soient fous pour cela.

Si nous voulons comprendre quoi que ce soit à la réalité sociale, il nous faut reconnaître un certain nombre d’évidences désagréables, et d’abord celle-ci : il n’y a pas grande différence entre le bon travailleur qui râle contre les grèves et les plans d’austérité et le respectable commerçant qui se plaint de la concurrence déloyale des supermarchés. Il n’y a pas grande différence non plus entre le jeune con de gauche et le vieux con de droite et vice versa. Les idées dominantes sont leurs idées, qu’ils ont eux-mêmes créées, et la classe dominante ne fait que les traduire en système et en actes. Ce n’est donc pas tant l’issue de telle bataille ni même l’absence apparente de luttes qui démoralisent les prolétaires que les progrès constants de leur propre aliénation. La Boétie, trois siècles avant que Marx en fasse la théorie, avait eu l’intuition de ce mécanisme social qu’il avait nommé de manière plus imagée « servitude volontaire ». Il est juste de revenir aujourd’hui à ce penseur méconnu mais profond quand la théorie révolutionnaire se fourvoie dans l’impasse de l’objectivisme. L’aliénation n’est pas une donnée immédiate de la vie sociale : elle est constamment produite et reproduite par les esclaves salariés. Pascal, autre grand penseur pas vraiment marxiste, évoquait par cette image la puissance de la religion : « Faites les gestes et vous croirez. » Elle s’applique exactement à la société capitaliste moderne. « Travaillez, consommez, circulez, bavardez, frimez, dormez et vous croirez, mes frères. »

Aujourd’hui. trois mois après la fin des hostilités. le climat social en France est vraiment bizarre. Il n’est plus aussi lourd et pourri qu’avant mais il n’est pas non plus très excitant. 1987, retour au calme ? Certes, il y a eu quelques petites giboulées revendicatives : la grève des instituteurs qui a fini en eau de boudin, des remous au Crédit Lyonnais et l’agitation des jeunes travailleurs résidents des foyers. Autant de signes ténus d’un léger réveil. La révolte est générale mais tellement bien enfouie qu’elle ne gronde même pas. Naturellement, la politique étant ce qui reste quand l’histoire semble terminée, les syndicats et les partis ont recommencé leurs grandes et lamentables manœuvres en vue des élections présidentielles de 1988 et de l’unification programmée de l’Europe à partir de 1992. C’est pour eux la « suite logique » des événements de cet hiver. Mais les quelques centaines de milliers d’individus qui les ont vécus, qu’en font-ils et que peuvent-ils en faire ? Et tous les autres, qui les ont suivis de loin dans les médias, ont-ils au moins perçu le signal ?

En tout cas. l’alternative est claire : d’un côté, l’oubli volontaire, la déprime et le suicide – individuel ou collectif – de l’autre, la mémoire, l’intelligence et la lutte. Hugo l’a déjà dit, mais on ne le dira jamais assez : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent. » Et la question n’est pas du tout de savoir si la lutte peut payer, mais si nous sommes satisfait de la vie que nous menons, dans ce monde où tout se paye. La servitude volontaire existe et nous l’avons vue en action à grande échelle cet hiver. Or, toutes les théories de la révolution, y compris la théorie situationniste, font l’impasse sur cette vieille et douloureuse question. Et toutes se sont cassé les dents sur le piétinement réel du mouvement historique. On ne peut pas s’en tirer par une pirouette, en disant par exemple que l’histoire a du temps devant soi. Car à supposer que cela soit vrai, nous n’avons pas de temps à perdre avec l’histoire. De plus, c’est aujourd’hui parfaitement faux. Le temps nous est compté, à chacun comme à tous, et ce n’est pas dans dix siècles, sous les décombres radioactifs des actuelles cités d’illusion que nous ferons la preuve de la puissance matérielle de notre pensée. C’est maintenant, dans les mois et les années qui viennent, que tout se joue, à l’intérieur de chaque individu comme au niveau de la société globale.

Il y a eu dans ce mouvement deux grands moments de rupture : à la fin de l’agitation étudiante d’abord, quand des milliers de gens dans la rue, bien que d’une manière très fugitive et ambiguë, ont pris conscience de leur pouvoir ; au début de la grève des cheminots ensuite, quand le bateau ivre de la révolte ne s’était pas encore enlisé dans les sables mouvants de la passivité ambiante. A chaque fois, les individus ont pris peur devant les conséquences de leurs propres actes : bien loin de les pousser en avant, elles les ont tirés en arrière. Et malheureusement, ce n’est pas du tout un cas isolé dans l’histoire. Les étudiants criaient : « Pasqua, c’est pas toi, c’est la rue qui fait la loi ! », les cheminots : « Nous voulons, nous aurons satisfaction. » Mais si la rue s’avise de faire la loi, elle a perdue d’avance, puisque la loi est le domaine et la chose de l’Etat. Et si les travailleurs veulent avoir satisfaction sur quoi que ce soit, ils doivent s’attaquer à tout ce qui les en empêche. Chacun veut, pour parler comme les situationnistes, « vivre sans temps mort et jouir sans entraves ». Et pourtant, chacun fait exactement le contraire la plupart du temps.

De quoi les gens ont-ils eu peur ? De l’inconnu ? Ou au contraire du trop connu ? De l’infinité des possibles ou de l’immensité de leur misère ? La deuxième hypothèse me semble plus sérieuse. On n’a pas peur de l’inconnu. On ne craint pas en fait ce qui pourrait arriver si la révolution éclatait, parce qu’on n’en sait foutre rien. On a peur simplement de lutter contre soi, contre la complicité qui nous lie au système, c’est-à-dire à notre routine, à nos créations, à nos attachements. On n’a pas peur de la violence, mais de la rupture qu’elle implique. Les étudiants, par exemple, ne sont pas bêtes au point de ne pas sentir que les études ne mènent à rien : elles mènent à des postes de petits cadres, c’est-à-dire à rien. Et les travailleurs n’ont pas attendu les théoriciens du prolétariat pour savoir que le travail est de la merde. Mais il vaut toujours mieux être un zéro qu’un inquiet et un vagabond. De même, il vaut toujours mieux bouffer de la merde que de reconnaître qu’on est soi-même une merde. Voilà comment ça marche ! Si je dis à un étudiant qui va ramer pendant cinq ans pour décrocher un beau diplôme que l’enseignement n’a aucun contenu, je nie du même coup sa propre existence. Si je dis à un ouvrier qui a dix ans de boîte que le travail est la négation de l’humain, je le traite lui de sous-homme.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la propagande révolutionnaire ne prenne pas. Les gens ne vivent pas de propagande. Moi non plus. Les gens rêvent de liberté mais préfèrent leur petite sécurité. Moi aussi. Le fait qu’il y ait entre eux et moi une différence de degré, que je bosse le moins possible, que je passe plus de temps à m’instruire ou à discuter avec des amis qu’à gagner du fric ne change rien aux données fondamentales du problème. J’éviterai, si je le peux, de me faire enfermer comme voleur ou comme fou, même si je suis capable d’imaginer le plaisir qu’on trouve à voler ou à délirer. J’éviterai de me retrouver complètement exclu du marché du travail, même si je déteste le travail et que je le fais sentir, même si je suis capable de dire merde à un patron qui est prêt à m’embaucher. Cette société ne se maintient que parce que les gens reproduisent eux-mêmes en permanence les conditions de son fonctionnement : l’adhésion ou au minimum la participation au système. Ainsi, le spectacle, qui apparaît à première vue comme une puissance totalement étrangère aux individus parce qu’hostile à eux, est en réalité produit par eux. Ce sont les spectateurs qui font le spectacle : c’est parce que les gens dans leur masse ne vivent pas, ne pensent pas, ne luttent pas que le spectacle devient le seul rapport possible. Il ne peut donc être compris vraiment comme le produit du développement autonome de l’économie. Car une telle représentation occulte le fait que ce sont les hommes qui font l’histoire, même s’ils ne la font pas dans des conditions choisies par eux, et que c’est notre inertie qui a permis le développement autonome de l’économie, le développement du capital et du spectacle.

Mais quel que soit le nom qu’on donne à cette société où nous avons la malchance de vivre, le fait est que la domination est devenue réelle. Dans le long et douloureux mouvement qui a emporté la société de classes vers son actuel résultat, les esclaves ont perdu jusqu’au sentiment de leur esclavage et donc, dans une grande mesure, jusqu’au désir d’en sortir. Les esclaves salariés, aujourd’hui, n’ont pas en face d’eux des maîtres, qu’ils pourraient assez facilement combattre mais des abstractions matérialisées littéralement insaisissables : le travail, la marchandise, l’argent, la démocratie. Il faut travailler, il faut consommer, il faut avoir du fric, il faut jouer le jeu de la politique même si on n’y croit plus, même si on sait qu’ils nous arnaquent tous. Mais au fond, « le travail est tout ce qui nous reste » (entendu dans un bistrot). Effectivement, quand les gens voient s’écrouler tous leurs rêves de confort et de sécurité, le travail est la seule planche de salut à laquelle ils puissent se raccrocher. Et l’on n’est pas difficile, dans ces cas-là, sur la qualité de la planche : elle peut bien être pourrie mais je l’aime ! Je m’accroche, donc je suis ! Je surnage, donc je vis ! Et tout le monde fait pareil. D’accord, nous ne sommes rien ; mais toi, qui nous pousse à être tout, pour qui tu te prends ? Vas-y d’abord, on te suit.

Il nous faut donc renverser la perspective qui domine encore aujourd’hui dans le courant révolutionnaire. La lutte de classe n’implique pas le nivellement des individus, le sacrifice des prolétaires à la cause du Prolétariat. Bien au contraire, cette cause n’est rien si elle n’est pas ma cause. Elle ne peut triompher que si, niant tout ce qui me nie, détruisant tout ce qui me détruit, je commence à devenir ce que je suis. Bref, et toujours pour parler comme Stirner, qui a été censuré par toutes les tendances organisées du mouvement ouvrier, si je deviens unique. Car ce n’est pas l’Homme qui est unique, comme le prétendent les crétins humanistes : il n’y a rien de plus minable que l’Homme. C’est toi et moi et tous ceux qui sont encore capables de savoir ce qu’ils veulent. Nous sommes uniques parce que nous croyons en la réalité de nos désirs, et que nous voulons les faire triompher dans le monde. Nous sommes uniques parce que nous partons chacun de notre propre révolte pour transformer ce monde, parce que nous ne cherchons à travers la révolution qu’à réaliser chacun notre propre personnalité. Et nous savons qu’il n’y a pas d’autre solution. Quand l’indifférence au genre et à l’avenir devient aussi massive, quand le nihilisme annoncé par Nietzsche s’installe partout comme chez lui, il n’y a plus qu’un instinct, plus qu’un désir et plus qu’un but qui puisse nous tirer de la merde : l’égoïsme. Un égoïsme intelligent, qui ne tombe pas dans le piège de « l’autonomie » à la sauce du capital moderne, qui ne s’arrête pas à la pauvre satisfaction permise de ses pauvres petites pulsions mais qui s’empare du monde pour le transformer et en jouir. Le problème est donc très simple, et en tant que tel, très difficile à résoudre en pratique. Ou bien les individus commencent, à l’intérieur même de cette société, à affirmer leur puissance, à développer leurs relations, et à briser tout ce qui entrave leur jouissance, ou bien ils n’essaient même pas. S’ils commencent à s’affirmer, la victoire de la révolution n’est pas pour autant assurée, mais elle devient réellement possible. S’ils ne le font pas, leur désir révolutionnaire tourne vite à l’obsession compensatrice, donc à l’idéologie, et l’on retombe dans la vieille gadoue.

Une chose est sûre en tout cas : c’est que rien ne peut forcer les hommes à aimer la liberté, contrairement à ce qu’affirme Debord dans sa préface de 1978 à la Société du spectacle. Debord s’est mal dégagé du déterminisme, qui est en quelque sorte le péché originel de la pensée de l’histoire depuis Hegel et l’élément naturel de toute pensée encore séparée. Et sa conclusion n’a au fond pas d’autre signification que celle-ci : les hommes vont maintenant être forcés d’aimer la liberté parce que ma théorie historique doit avoir raison dans l’histoire. Pourtant (et Debord le sait bien), ce ne sont pas les professions de foi théoriques ni les appels à l’insurrection qui font la révolte. Ce sont nos actes et nos pensées de tous les jours, quand ils vont contre la vie courante. Rien n’est vrai, tout est permis. Si l’on fait abstraction des morts-vivants complètement soumis au système, la plupart des gens sont encore capables d’aimer la liberté (non pas l’idée mais la chose elle-même). Il y a en effet, dans la vie de presque chaque individu, un ou plusieurs moments décisifs et critiques, souvent noyés dans un océan de routine et de soumission. De même, il existe dans celle de toute une classe, dans la vie historique du prolétariat, des temps forts où les individus qui la composent (massivement, soudainement, mais non sans raison) cessent de croire à la fatalité et partent à l’assaut du ciel. Le problème est que ces moments sont le plus souvent coupés du flux temporel. La vérité de l’individu ou de la classe consiste précisément dans sa capacité à revenir toujours aux sources de sa révolte, à se replonger dans le fleuve toujours différent du même désir. Rien n’est vrai abstraitement, définitivement, dans le ciel des idées – surtout pas les idées radicales. Tout dépend de nous et de ce que nous nous permettons. Les prolétaires n’ont bien sûr rien à foutre de la théorie du prolétariat tant qu’ils ne se révoltent pas, tant qu’ils ne se nient pas comme prolétaires en s’affirmant comme individus. Autrement dit, en paraphrasant Hegel, l’individu est le passage à l’universel. Je ne peux faire l’histoire qu’en devenant moi-même. C’est alors qu’effectivement tout est permis. C’est alors que j’oublie, d’une manière subversivement sélective, tout ce qui a pu faire ma faiblesse et que je ne me souviens plus que de ce qui fait ma force. Et c’est alors que la révolution redevient une idée neuve. Je parie évidemment sur la révolution comme beaucoup d’autres. Mais je ne me fais pas d’illusions : ce n’est et ce ne sera jamais qu’un pari.

François,
Printemps 1987.

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