Notre Antifascisme

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Par Severino Di Giovanni (23 décembre 1926)


Severino Di Giovanni, né à Chieti (Italie) en 1901, émigre à Buenos Aires en 1923 juste après l’arrivée des fascistes au pouvoir dans son pays natal. Sa brève vie sera marquée par une agitation incessante, entre les journaux qu’il animera (Culmine, Anarchia) ou dans lesquels ils publiera (L’Adunata dei Refrattari), les tracts, brochures et livres qu’il s’acharnera à publier, mais aussi toute une série d’expropriations et d’actions diffuses, et sans oublier la tentative de faire évader des complices emprisonnés. Ses attaques explosives viseront en particulier les intérêts italiens (du consulat à des domiciles ou commerces de fascistes installés en Argentine), mais aussi américains lors de la campagne internationale pour tenter d’arracher Sacco et Vanzetti à la chaise électrique. Arrêté le 29 janvier 1931 après avoir tué un dernier flic et blessé un autre dans sa fuite, il sera fusillé trois jours après (son ami et complice argentin, Paulino Scarfò, le sera le lendemain).

Fin 1926/début 1927, date des deux textes de Di Giovanni que nous avons réunis, la question de la lutte armée contre le fascisme italien se posait à bien peu de monde en-dehors des anarchistes et de quelques rares autres révolutionnaires.
Rappelons ainsi que le parti communiste italien s’est par exemple opposé aux Arditi del Popolo qui, en 1921/22, ont tenté dans plusieurs villes de résister les armes à la main avec la population à la progression fasciste vers le pouvoir. Quant aux dirigeants socialistes, les mêmes qui avaient contribué à envoyer des milliers de prolétaires au massacre à partir de 1915, ils signaient un accord de non-agression avec leurs homologues fascistes en août 1921 dans le dos de ces mêmes Arditi. Enfin, précisons que dès 1931, Togliatti, dirigeant historique du PCI réfugié à Moscou, défendra au nom de son Parti la thèse de s’infiltrer lentement dans les structures du régime plutôt que de l’affronter, et publiera même en août 1936 son Appel aux fascistes pour leur proposer une alliance.

 

Notre antifascisme

L’ « armée » antifasciste grossit terriblement. Elle enfle comme un torrent limoneux et trouble qui charrie avec lui tous les débris de la tempête, tous les rebuts du régime dictatorial (Sala, Fasciolo, Bazzi, Rossi, Rocca [1]), ce sombre ramassis d’aventuristes.
Ricciotti Garibaldi, Raimondo Sala et d’autres personnages célèbres plus occultes (dont pourraient aussi faire partie les frères Ezio et Peppino Garibaldi, ne serait-ce que pour ne pas faire mentir cette lignée de traîtres qu’a si bien engendrée le fils du Héros des deux mondes disparu il y a peu de temps [2]) sont en train de nous faire subir la même trahison infâme qu’ils ont si bien drapée d’une chemise rouge.
Qui pourrait en effet nous assurer que n’importe quel ex-fasciste ne reparte pas demain, malgré les mesures ridicules prises par l’infantilisme du Duce, rejoindre les rangs des têtes de mort et se mettre une fois encore au service de l’Iscariote [Mussolini] ? Pourrons-nous un jour redonner notre confiance à un Massimo Rocca [3], au nom du seul fait qu’il ait écrit les pages les plus accusatrices contre le chef des Chemises Noires ?
Pourrons-nous refaire confiance à tant d’abjection incarnée ? A des hommes nés pour trahir, aussi bien nous que les fascistes ? A des hommes qui ont aidé les sicaires à affûter leurs armes ? Je ne crois pas !
Notre calvaire a été très douloureux, nous avons déjà trop mis notre confiance dans les mains du premier aventurier venu, pour répéter une fois encore les mêmes erreurs et consacrer à nouveau de fausses idoles.
Nous devons repousser au loin tous ces misérables, seulement dignes des plus louches marchés, ces alchimistes de la bonne foi des autres, ces canailles qui nagent encore dans le sang des victimes, un sang qu’ils ont semé en abondance tout au long de la route qu’ils ont parcourue.
Nous devons rester nous-mêmes –sans la Tchéka rouge et sans la Tchéka noire, sans Fasciolo et sans Rossi, et sans les politicailleries pseudo révolutionnaires– être nous-mêmes, anarchistes de foi, anarchistes dans la foi, anarchistes avec la foi.
Quant à eux, ils peuvent aussi bien s’être délectés au creuset de toutes les bassesses, s’auto-désigner antifascistes à présent pour avoir une plus grande part d’héritage lorsque le fascisme décédera, que mener à leur tour une autre politique fasciste demain, lorsqu’ils seront enfin assis au poste de commande.
Nous ne pouvons pas les empêcher de se proclamer antifascistes. Qu’ils s’agitent, qu’ils s’embrassent, qu’ils s’aiment et qu’ils s’enlacent, certes, mais entre eux. Sans nous contaminer et sans nous imiter avec ce mot : antifascisme, un mot qui prend pour nous un sens plus révolutionnaire, plus sublime et plus insurrectionnel.
Avec eux –comme avec les fascistes–, il ne pourra jamais y avoir de réconciliation. Au même titre que les phalanges à tête de mort d’aujourd’hui, ils ont hier (oui, eux, les antifascistes d’aujourd’hui, les opposants et réfugiés politiques, ceux qui ont végété dans les marais méphitiques de la période précédente) été des maquereaux, ils ont vécu dans les coulisses du Viminale [4] ou dans les chambres du Parlement, appuyant ou soutenant le régime et ses infamies.

Nous devons rester loin d’eux et, au même titre, refuser tout contact avec n’importe quelle classe d’aventuriers, car ils peuvent d’un moment à l’autre devenir les plus terribles de nos perfides adversaires, les plus abjects des cracheurs de venin qui, comme des serpents, viennent se nicher en notre sein pour nous blesser ensuite de leur morsure mortelle.
Notre dynamisme, une vigueur exubérante, une ténacité sans fin, un héroïsme extrême et un sacrifice qui s’élève au-delà de la gloire sont des bases inexpugnables sur lesquelles nous pouvons compter, sans avoir besoin de rien ni de personne pour livrer la bataille finale que nous avons engagée contre le fascisme.
Donnons à la plèbe –dont nous sommes la partie rebelle– le courage et la confiance, soyons de fer devant nos consciences d’acrates, ne reculons pas d’un pouce sur la base de nos idées, et les plus belles victoires couronneront notre travail d’agitation fébrile.
Libres, sans la risée obscène de contacts impurs, demeurant alertes contre le fascisme et contre l’antifascisme occasionnel.


Comment se battre ?

Il ne faut pas se leurrer sur les potentialités du fascisme : de l’extérieur, il pourra se désagréger au premier choc venu contre un adversaire aguerri, parce qu’une grande partie de ses “ héros ” rassemble soit des embusqués de la dernière guerre soit des “ valeureux ” habitués à se battre contre des ennemis désarmés ; mais de l’intérieur, il s’appuie sur une forte structure militaire et policière.
Quant aux grandes masses populaires et prolétaires, elles sont encore trop terrorisées et avilies, elles ressentent encore trop amèrement les trahisons passées et à venir pour pouvoir répondre au premier appel insurrectionnel. Les dernières lois répressives et l’assignation à résidence ont également affaibli davantage encore les résistances actives et intelligentes.
Il en découle que vouloir lancer dès aujourd’hui un assaut frontal est téméraire, et qu’il pourrait se conclure par un de ces massacres que le fascisme rêve d’accomplir afin de consolider son pouvoir.
D’autre part, seule l’action peut servir contre le fascisme. On doit agir pour le vaincre en cherchant les conditions d’un effritement qui rendront à leur tour possibles des mouvements généraux à plus large échelle.
A tous ceux qui veulent harceler l’ennemi jusqu’à l’épuiser, nous suggérons donc, en Italie et ailleurs, une guérilla autonome et en ordre dispersé, composée de petites entités plus difficilement atteignables et identifiables.
Que se forment donc dans les différents milieux et les différents cercles des comités restreints ou des groupes d’action. Il n’est pas dit que chacun doive nécessairement accomplir des actes violents ; que chacun accomplisse en revanche des actions qui offensent l’ennemi en fonction des attitudes, capacités et moyens des membres d’un groupe déterminé, constitué par l’affinité et la confiance réciproque. Que chaque groupe fasse et accomplisse sa part d’actions sans se demander ce que feront les autres groupes.
Tous tendus vers un but unique. Et parce que l’ennemi veille, attentif et insidieux, que chaque comité et groupe d’action connaisse et contrôle ses membres.

Trop de renégats de tous les partis –hier peut-être de bonne foi– ont rejoint le fascisme contre de l’argent, et il est probable que ce dernier tente, à travers des éléments louches, d’organiser des complots et des intrigues pour simuler à son tour l’existence de tels groupes. La plus grande prudence est donc nécessaire.
Il faut aussi prévenir la population qu’il est très probable que le fascisme, en Italie et ailleurs, fasse accomplir des actes bestiaux et néfastes par ses sicaires pour les attribuer ensuite à ses adversaires.
Quant à un accord entre les différents groupes, y compris dans une même ville, nous sommes de l’avis qu’il n’est pas urgent pour le moment. Ce serait imprudent et dangereux, car cela mettrait trop d’éléments à la merci de traîtres éventuels.
Si un vaste accord pour une action commune –et certainement pas avec ces éléments ambigus qu’a couvé le fascisme et qui voudraient retourner à ce passé qui fut un père aimant pour le fascisme– doit se réaliser, il mûrira automatiquement et logiquement lorsque les événements mûriront.
A présent, répétons-le, il est souhaitable que les groupes d’action se multiplient sans que l’ennemi puisse se reposer, qu’ils soient prêts à lancer les nécessaires représailles, mais en développant une action autonome.

Et si une telle action déclenche une lutte sans pitié et sans quartier, pas d’effarement.
Le fascisme l’a voulu ainsi, cela doit être ainsi, cela le sera !

[Severino Di Giovanni, Il nostro antifascismo, dans Culmine n°16, 23 décembre 1926 et extrait de Per una maggior lotta contro il fascismo, dans Culmine n°18, 5 février 1927]

Extrait d’A Corps Perdu N°2 et de la brochure L’Anarchisme contre l’antifascisme.

Notes

[1] Il s’agit d’ex-fascistes tous plus détestables les uns que les autres, et qui ont fini en exil suite à des dissensions internes au régime de Mussolini. Raimondo Sala et Massimo Rocca étaient par exemple membres d’Italia Libera (courant monarchiste et nationaliste) avant de devoir s’exiler. Bazzi et Rossi, deux ex-membres du Parti Fasciste, étaient alors en exil à France : leur nom est devenu célèbre lorsqu’ils furent attaqués à Paris en mars 1926 par Mingrino, un ex-député socialiste fondateur des Arditi del Popolo, manipulé par les services fascistes.

[2] Giuseppe Garibaldi (1807-1882) est considéré officiellement comme un des pères de la nation pour sa contribution armée à la réunification de l’Italie. Il est surnommé le “ héros des deux Mondes ”, pour ses combats aussi bien en Amérique du Sud (Brésil, Uruguay, Argentine) qu’en Europe. Son quatrième fils, Riciotti (1847-1924), après avoir combattu à la tête de légions garibaldiennes en France (1870) et en Grèce (1897, 1912), finira par rejoindre le fascisme. L’un des fils de Riciotti, Ezio Garibaldi (1894-1971), rejoint à son tour le fascisme, dont il fut notamment l’ambassadeur à Mexico en 1923/24 puis député de 1924 à 1934. L’autre fils de Riciotti cité ici, Peppino Garibaldi (1879-1950), a été mercenaire pour de nombreuses armées (l’Empire Anglais contre les Boers Afrique du Sud en 1903, Vénézuela, Guyane, Mexique contre le dictateur Diaz en 1910, la France contre les Allemands en 1914/15 puis Italie contre l’Autriche en 1915/18) avant de mener des actions contre Mussolini très confuses en 1922, notamment avec l’appui de responsables Francs-Maçons.

[3] Massimo Rocca (1884-1973) est un bon exemple de ces figures vilipendées par Di Giovanni. Après avoir écrit dans des publications anarchistes, rejoint les socialistes autour du quotidien Avanti !, puis fait le choix de l’entrée en guerre de l’Italie (“ interventionisme ”), Rocca est ensuite passé du côté du journal fondé par Mussolini (Popolo d’Italia), avant de continuer en devenant un des fondateurs du Mouvement Fasciste (1919) puis du Parti Fasciste (1921). En 1923, il fonde une opposition interne au fascisme, le courant dit “ révisioniste ”, qui s’opposera aux “ intransigeants ”. En 1924, il est exclu du Parti Fasciste, doit abandonner son mandat de député et se réfugier en France.

[4] Viminale : Palais présidentiel italien.