Critique de la Prison et son Monde (textes contre la prison)

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COPEL, tunnels et autres apports de Groupes Autonomes (Espagne, années 70 et 80)

« La taule était juste sur l’allée Petxina, dans le vieil édifice qu’on aperçoit : La prison Modelo à Barcelone, ok ? Il y avait aussi des émeutes, les gens qui s’y intéressaient et l’entendaient accourraient immédiatement. La tactique la plus utilisée était de grimper sur les toits pour y déployer une banderole, et foutre le feu à la taule, ce qui était joli à voir. Ça pour ceux de l’intérieur. Dans les rues autour de la prison, il y avait de temps en temps des affrontements avec les flics qui à l’époque chargeaient directement. On élevait des barricades, par exemple de pneus enflammés. Bon, voilà en quelque sorte l’ébauche des événements dont on est supposé causer. À partir de là, il vaut mieux que vous posiez des questions. »

Voici une transcription d’une discussion qui a lieu il y a quelques années. Elle revient sur les activités de groupes autonomes en Espagne qui se battaient notamment contre la prison, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le texte vient de resortir, accompagné d’un autre texte plus générale sur ces années-là, sous forme de brochure chez Tumult Editions (http://tumult.noblogs.org).

COPEL, tunnels et autres apports de Groupes Autonomes

Récupérer l’histoire, notre histoire et sortir de l’oubli la part qui servira à notre lutte quotidienne. La partie qui a été soigneusement tue et punie. Se souvenir, non pour commémorer le bon vieux temps mais pour attaquer efficacement notre ennemi, mieux le connaître, le démasquer lors des conflits.

Pour l’intérêt et la méconnaissance qu’il y a entre nous de ces luttes contemporaines, nous avons retranscrit une discussion menée par des copains durant l’hiver 2003 dans un local anarchiste aujourd’hui expulsé. Nous nous sommes permis quelques adaptations pour le rendre lisible sans en changer le contenu.

À tous ceux et celles qui quelque part, à un moment donné, ont tout donné pour la liberté…

Que ça ne soit pas en vain.

Quelques dingues incontrolé-e-s

Valence, printemps 2004

A. Bon, il me semble, corrigez-moi si je me trompe, que la raison de cette réunion, à part la paella, le plaisir d’être ensemble et tout ça, c’est cet espèce d’intérêt négatif par rapport à la taule, n’est ce pas ? « Les prisonniers dans la rue », « Destruction des prisons », etc.…En théorie, en plus de faire quelque chose ensemble, même peu, on peut aussi réfléchir à la question. Aujourd’hui, ce ne sera pas une causerie, mais un rappel, comme illustration, en principe, d’histoires vécues il y a un bail, dans les années 70 et 80… Des histoires d’ici, de Valence, de gens qui luttaient contre les taules avec les moyens dont ils disposaient. Un copain qui a participé à beaucoup de choses durant ces années est venu, il n’aime pas beaucoup parler en public, je raconterai donc en quoi consistaient ces histoires. Après, si vous voulez, vous pouvez lui poser des questions. En partie, j’ai aussi vécu ces histoires.

Ces histoires… concrètement dans les années 70, il y avait une lutte, en partie dans la rue et en partie des partis politiques, pour l’amnistie, l’amnistie politique. Ce que recherchaient les bureaucraties politiques et syndicales, c’était leur part du gâteau démocratique. Ils se contentaient d’une amnistie politique qui sauverait les apparences démocratiques de l’époque : pour les délits d’opinion, politiques… Les libertés qui sous Franco constituaient un délit ont donc cessé de l’être et les gens prisonniers pour ces mêmes délits n’avaient plus qu’à être libérés. Il y avait beaucoup de monde surtout en prison, et dans les quartiers leurs amis et leurs relations, à qui ça semblait bien peu. Ils pensaient qu’en plus de l’amnistie politique, il devait y avoir une grâce générale pour ceux qu’on appelait les prisonniers « sociaux », vu que s’ils s’étaient retrouvés au trou dans une situation socio-politique qui supposément était en train de changer radicalement et de s’améliorer, il fallait également leur donner une chance. Concrètement, ce type d’actions… Lors des manifs et des mobilisations, pour l’amnistie, nous étions nombreux à réclamer une amnistie générale. Quand les gens criaient « les prisonniers à la rue », nous autres on y rajoutait les droit-commun, on faisait des pancartes et ainsi de suite. Dans les quartiers, à Valence, à Madrid, à Barcelone et ailleurs, il y avait des clubs de jeunes (bon, vous pourrez lui demander plus tard ce dont il s’agissait). Dans ces lieux et d’autres, il y avait les comités de soutien à la COPEL qui se consacraient à la solidarité, par la propagande ou par d’autres moyens dont nous reparlerons, avec le mouvement des prisonniers, concrètement avec la COPEL. Et puis, il y avait d’autres groupes de gens qui ne faisaient pas forcément partie de ces comités ou qui ne s’identifiaient pas exclusivement à la COPEL, car ce n’était qu’un aspect de la situation, et ils faisaient d’autres choses. Par exemple, ils jetaient des cocktails Molotov sur des banques quand il se passait des choses dans les prisons. Ici à Valence, comme dans d’autres villes, différents groupes de quartier se coordonnaient et au jour et à l’heure convenus ils brûlaient simultanément 10 ou 12 banques. Ces actions se firent pour diverses raisons, entre autre en solidarité avec les luttes des taulards. Les banques n’avaient pas de vitres blindées à l’époque, on jetait les cocks directement sur les vitres et tout cramait, c’était un régal (hi, hi, hi). On peut causer de ces actions parce qu’il y a maintenant prescription. Elles eurent lieu pendant un période appelée la « transition », une période d’affrontement direct avec l’État et de désobéissance, qui a duré un ou deux ans dans son climax, sa partie la plus importante. Quand ce mouvement s’est terminé, si on peut appeler ça un mouvement, ce fut la défaite suivie de ses conséquences. Alors, les gens qui avaient participé à tout ça se sont fait emprisonner, quelques uns de ceux qui y avaient participé de l’intérieur des prisons ont été libérés. Ceux qui n’ont pas été libérés sont non seulement restés enfermés mais ont dû subir la répression pour leurs actes dans les quartiers d’isolement de premier degré (aujourd’hui appelés FIES1). Le FIES n’est pas une invention récente mais il a toujours existé, c’est la prison dans la prison. À l’époque, l’article 10 du règlement de l’Administration Pénitentiaire, qui est encore en vigueur à l’heure actuelle, fut créé pour légaliser ce qui avait déjà été fait contre le mouvement des prisonniers contre les prisons. C’est-à-dire qu’avant même que soit promulguée cette loi, quasiment tous ceux qui avaient participé aux mutineries, aux évasions et aux luttes de l’époque avaient déjà été mis à l’isolement. Les prisons de haute sécurité n’existaient pas, c’étaient des vieilles taules de premier degré, bien différentes de celles d’aujourd’hui, mais qui avaient des départements d’isolement dans lesquels on trouvait des réserves permanentes de flics anti-émeute chargés de recevoir les prisonniers ayant levé la tête dans tout le pays et qui venaient recevoir au minimum un tabassage quotidien pour leur apprendre. Ça, ça se passait déjà en 1978 et 1979. Beaucoup d’individus qui s’étaient battus dans la rue, en somme beaucoup de ceux qui avaient soutenu la lutte des prisonniers, se retrouvaient eux-mêmes prisonniers, peu sont restés à l’air libre. Ici à Valence, comme dans le reste du pays, ces gens se réunissaient pour… ils n’avaient pas le choix vu que beaucoup de leurs camarades étaient emprisonnés, alors ils continuèrent à lutter contre les prisons, et ils tentèrent de les tirer de là. Et pas que leurs copains d’ailleurs, car la lutte avait commencé contre les prisons en général, c’était une de ses caractéristiques importantes, et ils n’ont pas entrepris d’actions visant seulement à faire sortir les potes, mais à favoriser toutes les évasions. Qu’ont-ils fait ? Par exemple, ils contribuaient au percement de tunnels, à des tentatives d’évasions menées de l’intérieur vers l’extérieur. Ils fournissaient les outils et organisaient l’infrastructure pour ces cavales si elles se produisaient, ce qui n’a pas toujours été le cas. Lorsque tout cela est devenu plus dur à cause de l’évolution de la situation pénitentiaire (ce qui n’a pas traîné), ils se sont mis à creuser des tunnels du dehors au dedans. Imaginez, ici à Valence, un grand groupe de personnes dispersées dans toute la ville ; qui se connaissent bien, comme c’est peut-être le cas ici-même, qui à un moment donné se mettent à faire un tunnel tous ensemble pour sortir les gens de la taule. Eh bien, c’est arrivé, ce fut tenté mais ça a foiré. À Valence, de par les caractéristiques de cette histoire à laquelle allait participer beaucoup de monde, c’était un truc très ouvert. Ça a été critiqué par de nombreuses personnes d’ailleurs, mais c’est une critique qui a été aussi une justification de leur passivité car il n’y avait pas moyen de le faire autrement. Ça a foiré parce que la police l’a su avant qu’on atteigne la prison. C’était une course de vitesse, essayer d’arriver avant d’être découvert et si on était découvert, ben on avait au moins essayé. Ici, à Valence, ça a échoué. Les mêmes personnes ont aussi tenté le coup à Gérone où des copains s’étaient retrouvés au trou, précisément pour avoir monté des braquages pour financer des projets de libération de compagnons prisonniers. Ils étaient tombés à Gérone. Donc, ces personnes se sont glissées en tenue de plongée dans les égouts pour creuser mais les copains ont été transférés. Du coup, ils ont remis ça à Barcelone. Là-bas, ils ont loué un rez-de-chaussée à côté de la prison Modelo et ils se sont remis à creuser. Comme ils ne pouvaient pas faire autrement, il a fallu stocker la terre dans l’appartement. Il y en avait tant que les murs ont quasiment explosé. Et alors le voisin d’à côté s’est demandé : « Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ici ? » et il a appelé la police. Et bon, ils avaient eu le temps de déguerpir, mais la police a affirmé que comme il y avait des résidences militaires proches, c’était ETA qui faisait un tunnel pour y placer une bombe, ce qui a été repris par la presse.

Bon, un autre aspect des choses de l’époque ; c’était les gens qui avaient réussi l’évasion ou qui s’étaient enfuis de l’armée ou encore qui étaient en cavale pour X raisons. Il fallait leur trouver des planques ou les aider à sortir du pays. À l’époque c’était plus simple de falsifier des papiers ; et de leur en fournir…

B. À l’époque, les taules étaient plus près des villes.

A. La taule était juste sur l’allée Petxina, dans le vieil édifice qu’on aperçoit : « La prison Modelo », ok ? Il y avait aussi des émeutes, les gens qui s’y intéressaient et l’entendaient accourraient immédiatement. La tactique la plus utilisée était de grimper sur les toits pour y déployer une banderole, et foutre le feu à la taule, ce qui était joli à voir. Ça pour ceux de l’intérieur. Dans les rues autour de la prison, il y avait de temps en temps des affrontements avec les flics qui à l’époque chargeaient directement. On élevait des barricades, par exemple de pneus enflammés. Bon, voilà en quelque sorte l’ébauche des événements dont on est supposé causer. À partir de là, il vaut mieux que vous posiez des questions.

G. La COPEL dont tu as parlé, en quoi ça consistait ?

E. La COPEL naît à partir des premières remises de peine accordées par Franco, aux prisonniers politiques ; il y en a eu aussi pour les droit-commun mais très petites. Alors, au fur et à mesure des grâces qui oublient les droit-commun, ceux-ci commencent à se coordonner, surtout à Carabanchel et naît la Coordination des Prisonniers En Lutte, la COPEL. D’après ce que je sais, car je n’étais pas en taule à l’époque, ça débute à Madrid et petit à petit, avec les transferts subis en représailles aux événements de Carabanchel, les gens se dispersent dans toutes les taules d’Espagne et des embryons se créent partout. C’était le temps des mutineries qui revendiquaient l’amnistie pour tous, parce qu’on ne la donnait qu’aux politiques – et en effet tous les prisonniers politiques sont sortis. Ils commencèrent à se mutiner et à créer l’organisation. Il y avait certes une organisation mais en même temps, tous les prisonniers qui voulaient lutter ou se battre étaient des prisonniers en lutte. Je veux dire par là que quand il y avait une mutinerie et que les gens montaient sur les toits, ils étaient tous de la COPEL à partir de cet instant, bien qu’à Valence, à l’époque, il n’y avait que deux ou trois personnes de la COPEL (A. connaît mieux les détails) mais lorsqu’on montait sur le toit, ceux qui l’occupaient revendiquaient pour l’ensemble des prisonniers.

A. Une parenthèse : la COPEL n’était pas une organisation proprement dite. Elle surgit à Madrid et c’était une des manières de se faire entendre, une liste de revendications… Les gens s’y identifiaient et des groupes se revendiquaient COPEL. Mais par exemple, ici à Valence, dans les années où j’y étais… à l’époque qui suivit « Dueso », quand la COPEL avait émis un communiqué largement diffusé disant qu’il fallait faire confiance au directeur de l’Administration Pénitentiaire d’alors. Alors nous n’étions plus dans la mouvance COPEL car ils avaient opté pour une tactique que nous jugions réformiste. Nous avons donc foutu le feu à la taule et on emmerde la COPEL ! Ce que je veux dire c’est que la COPEL n’était pas le mouvement des prisonniers, c’était un de ses aspects particuliers, significatif, qui a eu de l’influence tant positive que négative. C’était bien une minorité de petits malins, de dirigeants, qui négociaient, qui se nommaient représentants sans autre mandats que leur bon vouloir, sans passer par aucune assemblée. Ils ont eu un rôle pour le moins ambivalent, au début très positif, de détonateurs vers une lutte généralisée, puis négatif, de syndicalistes, c’est-à-dire de démobilisateurs.

G. Si je comprends bien, la COPEL c’était surtout des droit-commun ?

A. Absolument.

G. Et puis, il y avait les politiques ?

E. Non, à ce moment, il n’y en avait pratiquement pas.

G. Ils avaient été amnistiés…

E. Exactement, Ils avaient tous été amnistiés, les seuls politiques étaient ceux qui étaient entrés après l’amnistie, des prisonniers d’ETA et du GRAPO2, qui fit son apparition à l’époque. Tous ceux qu’il y avait avant, ceux d’ETA, du GRAPO, du FRAP3, les anarchistes, tous avaient été amnistiés.

G. Y avait-il une nette différence entre politiques et droit-commun ?

E. Oui, en effet. Quand je suis tombé ils faisaient encore la différence. Concrètement, à Carabanchel, il y avait des droit-commun d’un côté et des politiques de l’autre. À mon arrivée, j’étais toujours placé dans une coursive de droit-commun, on me demandait si j’étais un prisonnier politique ou un prisonnier social et moi je répondais que j’étais un prisonnier normal ; je ne me suis jamais défini comme un prisonnier politique. Toutefois jusqu’en 1984/1985, ils étaient différenciés dans les taules, surtout là où il y avait beaucoup de politiques. J’ai été enfermé longtemps à Valence et j’étais pratiquement seul, au mieux on était trois ou quatre, là il n’y avait pas de distinctions, on était tous des prisonniers un point c’est tout. À Barcelone ou à Madrid, à Carabanchel, il y avait une différence entre les droit-commun et les politiques, surtout avec l’ETA, le GRAPO, la CNT…

A. Ce n’est pas que les prisonniers politiques aient eu un statut spécial, explicite, reconnu mais ils étaient nombreux. Ils se serraient les coudes en prison comme à l’extérieur et luttaient pour être reconnus en tant que prisonniers politiques. Il y avait bien des présumés politiques qui ne jouaient pas à ça, nous ne jouions pas ce jeu, nous ne faisions pas de distinctions, nous nous opposions aux autres et nous critiquions le fait qu’ils se revendiquent politiques. Nous ne les suivions jamais dans leurs histoires et c’est justement pour ça qu’on s’affrontait.

E. Non, mais le fait est que les prisonniers politiques à Carabanchel, lors de mon passage (au début des années 80), avaient des privilèges. Ils les avaient conquis, c’est entendu, mais ils étaient privilégiés.

A. Car ils avaient le pouvoir de se retrouver, par exemple 150, comme les Milis, ou 80 ou 60 comme les Polimilis4 ou les GRAPO et d’agir à l’unisson en ayant derrière eux toute une organisation « terroriste » qui pouvait menacer les gardes ou des choses du genre. De plus, ils défendaient leurs privilèges et leurs intérêts face aux autres prisonniers. Ça créait donc une situation de toutes pièces. Bien sûr, il y a toujours eu discrètement une politique spéciale pour les prisonniers politiques. Aujourd’hui, il y a les FIES pour les prisonniers accusés de terrorisme, c’est-à-dire un statut spécial pour les politiques. À l’époque ce n’était pas explicite mais ça existait en pratique. Bon, de nos jours, c’est comparable, les FIES ne sont qu’une circulaire qui, en pratique, est devenue loi.

E. Tu n’as pas fait le rapprochement entre les FIES et Herrera. Je les comparerais ; ce qu’était Herrera à l’époque, ce serait les FIES d’aujourd’hui.

A. Les FIES de l’époque, c’étaient Ocaña, el Puerto, Burgos et Huesca, les quartiers d’isolement soumis à un régime spécial où on envoyait les gens souffrir  ; où il y avait des compagnies d’antiémeutes en permanence. Tu arrivais et à peine descendu du fourgon, où on t’avait traîné sans crier gare, dans un bloc, tu devais traverser une haie d’antiémeutes et de matons qui te trimballaient dans tout le centre de détention à coup de matraques. Normalement, il y avait un couloir comme ça, puis un autre, etc. On te traînait d’abord dans un coin, on te déshabillait, on te giflait, on te faisait faire des pompes, tout ça à coup de matraques, pas vrai ? Après on te conduisait à ta cellule située à l’autre bout du bâtiment, de la même manière. Ainsi, tu apprenais le fonctionnement. Le tabassage quotidien n’était jamais oublié dans les pires moments. C’était ce qui se passait dans les quartiers d’isolement. Herrera, c’était comme qui dirait une expérience pilote qui commençait ainsi et qui finissait par faire passer les gens par ce qui, à l’échelle du système pénitentiaire, aurait été les degrés de traitement. C’est de là que sont parties les bases de la réforme pénitentiaire. Tu déboulais en premier degré, tu recevais plein de coups tous les jours et s’ils venaient à bout de toi (car les gens pétaient les plombs, là, on le sait par des copains qui y ont été), tu passais à la deuxième phase, à la troisième, à la quatrième, et tu finissais en deuxième degré. Y compris, tu pouvais sortir en régime ouvert mais je suppose que normalement on t’avait brisé quelque chose à l’intérieur, ainsi qu’à l’extérieur.

G. En parlant d’Herrera, tu te réfères à la taule ?

A. Oui, à celle d’Herrera de la Mancha.

G. C’était un régime spécial ?

E. À Herrera, on mettait les indomptables des taules, c’est-à-dire, les chahuteurs, et puis surtout les bagarreurs et ceux qui avaient participé aux mutineries.

A. Les indomptables des taules allaient à Ocaña, au Puerto ou à Burgos, les fous à Huesca, avant l’ouverture d’Herrera. Lorsque García Valdés a ouvert Herrera, en 1979, ils ont continué à remplir ces taules. Seuls quelques cas spéciaux allaient à Herrera. Toujours pour diviser. Quand il y avait des émeutes, sur dix prisonniers, un allait à Ocaña, un à Burgos, un au Puerto, et de ceux-là un sur dix allait à Herrera. Par exemple, ceux qui avaient été témoins de la mort d’Agustin Rueda, « le Rat » et ces gens là qui, à chaque fois qu’ils étaient transférés à Herrera, étaient torturés et obligés de revenir sur leurs déclarations. De retour à Carabanchel, ils portaient plainte et dénonçaient leurs tortures devant le juge, et «  je maintiens ma déclaration initiale  », alors on les re-transférait à Herrera et on s’occupait à nouveau d’eux et ainsi de suite. C’était une prison pilote où ils envoyaient des gens triés sur le volet qu’ils voulaient briser complètement avec un nouveau système. Ocaña, el Puerto… c’était à l’ancienne, tandis qu’Herrera, c’était le paradigme de la réforme, concentrant tous les traitements de la nouvelle loi pénitentiaire dans l’espace et dans le temps. Bon, c’est pas vraiment le thème de la discussion d’aujourd’hui, mais on pourrait en reparler une autre fois…

G. Ce qu’on aurait voulu savoir, c’est comment vous faisiez pour faire parvenir ce que vous faisiez dehors à ceux qui étaient dedans, comment s’organisait la communication.

E. Ici nous n’étions pas nombreux. Nous étions des gens autonomes, indépendants, nous ne militions pas dans un parti communiste ni même à la CNT. On se connaissait du quartier, notre quartier c’était Orriols, on était un groupe de potes. À part ce groupe d’amis qui se connaissant du centre de jeunes, on fréquentait d’autres centres plus ou moins proches de nous, ici, à Benicalap, Benimaclet, Quart ou Mislata. Au niveau personnel, on pouvait se retrouver à 20 ou 30, sensibilisés et participants au soutien à la lutte des prisonniers. On organisait des festivals, de la propagande, on mettait une pancarte sur la Vierge là-bas, on faisait des débats, des colloques et en même temps des activités plus combatives comme l’a raconté A., des jets de cocktails Molotov, un engin explosif aux tribunaux… On soutenait au niveau du fric, de la propagande et des avocats. On avait une amie avocate qui était très impliquée et puis quelques autres. Par la suite, on a commencé à se radicaliser un peu, surtout à partir du moment où des copains avec qui on faisait des choses sont tombés, pour… bon, avec des armes et tout ça. Et bien, fallait les sortir de là. C’est alors qu’on a commencé à voir certaines choses. Le problème c’est qu’on manquait d’expérience, on n’avait que de la bonne volonté. On a commencé à faire des choses, je vous les raconterai plus tard.

A. Les contacts avec ceux qui luttaient de l’intérieur et les infos sur ce qui se passait là-bas, au début ça passait par des avocats, c’est-à-dire, par cette femme assise là, si silencieuse, ce qu’il y a c’est qu’elle ne veut pas parler.

E. Par exemple, à l’intérieur ils ont fait un tunnel pour se barrer. Pour creuser, il leur fallait des outils et à cette époque, on pouvait faire passer des trucs par les avocats. On leur a passé des pics et même un talkie-walkie pour être en liaison. Nous on était dehors, en contact avec eux pour qu’au moment de la sortie on leur file un coup de main. Tout était très informel, des histoires de connaissances et d’affinités, il n’y avait aucune organisation ou quoi que ce soit qui y ressemblait.

G. Bien sûr, tout par les avocats… Les familles aussi, non ?

A. À Barona, il y avait ce club, le 14/17… au début, c’était juste un club paroissial, un truc du temps de Franco. Dans tous les villages et les quartiers il y avait des clubs qu’on appelait les « clubs-télés ». À l’époque, personne n’avait la télévision et ils l’ont mise dans des locaux appartenant à l’Église, ça attirait la jeunesse, pour leur bourrer le crâne ou quelque chose comme ça. Mais, avec le temps, ils ont perdu complètement le contrôle. Au début les chrétiens de base se réunissaient là, ceux de l’HOAC, de la JOC (des organisations ouvrières catholiques plus ou moins combatives), etc. parce que c’était dans des quartiers prolos, et puis aussi l’extrême gauche, les trotskistes, les maos, la LCR, le FRAP, AC, etc. Dans beaucoup de ces clubs ce sont d’abord les curés puis les bureaucrates qui ont perdu le contrôle et en fin de compte, il n’y restait que ceux qui les faisaient fonctionner, qui formaient une sorte d’assemblée. D’un côté il fallait maintenir le local et tout ça, et de l’autre on s’impliquait dans les luttes du quartier. Dans les quartiers il y avait beaucoup de gens qui étaient des délinquants, qui volaient, par exemple, qui entraient et sortaient de taule  ; par leur intermédiaire, on avait pas mal de contacts. Il y avait pas mal d’évadés et là-bas on leur donnait un coup de main. Puis, nous avons commencé à aller nous-mêmes en taule. On avait déjà été dans les groupes de soutien à la COPEL, etc. et on connaissait des gens là-bas qui étaient censés être de la COPEL. En fait, tout ça était très relatif, ce n’était pas une organisation, c’était des groupes de gens à un moment donné. Par exemple, à Madrid, ils étaient en contact avec un groupe de jeunes avocats, ils ont réussi à monter une histoire qui a eu de grosses répercussions dans les médias, mais aussi en taule, et ça a servi d’exemple. Les gens le suivaient et s’identifiaient à la COPEL. Toutefois, ceux qu’on a rencontrés en prison n’étaient pas vraiment de la COPEL. Il n’y en avait que quelques-uns qui venaient de Madrid et avaient participé à sa fondation. Quand nous sommes arrivés, ceux qui étaient plus ou moins disposés à lutter s’étaient retranchés dans la quatrième coursive et s’autogéraient. Mais il y avait une certaine ambiguïté entre ceux qui agissaient et ceux qui ne foutaient rien. Il y avait une menace permanente de mutinerie. Les matons n’étaient pas rassurés par la situation, et encore moins par les directives envoyées par Jesús Hadad (directeur général de l’Administration Pénitentiaire, éliminé peu de temps après par les GRAPO) qui menait une politique incohérente. Donc, dans certaines parties de la prison, les prisonniers avaient pris le pouvoir. Il y avait des assemblées mais surtout, ces espaces étaient entre les mains des taulards Un certain groupe se revendiquait de la COPEL mais on ne peut pas dire qu’ils y appartenaient. C’étaient les meneurs. Par exemple : s’il y avait des abus entre prisonniers, c’est eux qui allaient demander des comptes aux profiteurs. Quand on est tombés, ils ne nous ont pas mis dans la quatrième coursive, là où ça bougeait, mais deux dans la première et deux dans la troisième. On a donc commencé par une grève de la faim pour être réunis. On a gagné et on est allé à la quatrième. Et c’est là qu’on a commencé à creuser le tunnel dont vous a parlé E. Des potes à lui ont obtenu les outils et ont commencé à creuser dans leur cellule, et les autres s’y sont joints. La coursive était pleine de terre, toutes les cellules des personnes impliquées, les couchettes étaient bourrées de terre et une mouche n’aurait pas pu voler. On contrôlait la coursive et ceux qui étaient prêts à chauffer, on les calmait parce qu’on voulait se tailler. Par ailleurs, on contrôlait le vin et on le répartissait. C’était ambigu, légèrement mafieux mais ça avait un côté très combatif et courageux, on était prêts à tout. Il y avait aussi beaucoup de personnalisme, un groupe dominant. Beaucoup en avaient ras-le-bol qu’on essaye de les contenir. L’accord, c’était que si le tunnel était découvert, la taule brûlerait. Et c’est ce qui est arrivé : on a été découvert et on a mis le feu à la prison, on a fait une mutinerie de tous les diables. C’était ça la COPEL à Valence à cette époque. En fait, aucun de ceux qui avaient des contacts avec la COPEL originelle n’ont participé à tout ça. Ils étaient dans d’autres coursives et suivaient les directives de Madrid ou des diverses prisons où avaient été transférés les membres de la première COPEL.

Après la COPEL de Carabanchel, un autre groupe du même nom a surgi à Barcelone et disons que dans tout le pays il y a eu des mouvements revendicatifs qui se sont identifiés à ce sigle. Pendant quelques mois, surtout en 1977, il y avait des mutineries toutes les semaines, tous les jours, et partout ; des émeutes, des automutilations, des grèves de la faim… En réalité, les gens de base rejoignaient le mouvement car ils y voyaient la possibilité de sortir avec la revendication de grâce générale. Par la suite, le phénomène COPEL a été habilement manipulé par García Valdés, le directeur général arrivé après l’exécution de Jesús Hadad, ainsi que par Tavera. Du temps de Hadad, ils avaient mis tous les soi-disant meneurs au Centre de Dueso, en passant par Burgos. Là, ils les tabassaient, ils leur piquaient tout, les foutaient à poil, leur rasaient la tête, leur collaient une combinaison et les envoyaient à Dueso. Là-bas, ils étaient enfermés en quartier d’isolement et recevaient des coups. Ce que c’était qu’un quartier d’isolement, c’est une longue histoire, un peu macabre mais c’était un endroit où quand ton pied mordait la ligne, on te tapait dessus. Lorsque Valdés est arrivé à la tête de l’Administration Pénitentiaire, avec sa réputation de juriste démocrate et progressiste, il s’est présenté à Dueso ; auparavant ils avaient sorti tout le monde du quartier d’isolement et proclamé l’autogestion ; ils leur ont même donné l’administration de l’économat. Après est venu le coup de négocier la réforme pénitentiaire. Quelques-uns se sont fait avoir et d’autres, je suppose que ça les arrangeait bien. C’est alors qu’un communiqué est sorti, comme sortaient les communiqués de cette époque : par exemple, quelqu’un recevait par courrier un livre à la couverture cartonnée dont une partie avait été évidée et dans le trou se trouvait un papier, un communiqué authentifié par des signatures. Ce papier disait alors qu’il fallait faire confiance à García Valdés pour la réforme pénitentiaire. Notre réaction ainsi que celle de la majorité de la quatrième coursive a été de dire qu’on ne voulait pas d’une cage dorée, qu’on voulait la liberté. Qu’ils aillent se faire foutre avec leur réforme, ce n’est pas réformer les prisons qu’il faut faire, c’est les détruire. Nous avons donc rompu complètement avec tout ça et nous avons continué avec nos histoires ; et on a mis le feu à la prison quand la COPEL avait demandé qu’on ne le fasse plus. À partir de ce moment s’est produit ce que les criminologues appellent la bifurcation : les méchants vont au FIES et les gentils en régime ouvert. Que les méchants pourrissent en taule et que les autres pourrissent dehors, qu’ils s’institutionnalisent et passent par les escroqueries de la réadaptation qui n’est qu’un processus de dégradation et d’humiliation. Ça a commencé avec ceux qui étaient soi-disant de la COPEL, les gens qui bougeaient, les plus intelligents ou impétueux. Ceux qui s’adaptaient, qui négociaient, qui ont marché dans les propositions de « cogestion » menées dans divers centres pénitentiaires, ont été les premiers à sortir ; les autres allaient à Ocaña, à Burgos, à Huesca et finalement à Herrera. Voilà ce qui s’est passé.

G. C’était quoi les comités de soutien à la COPEL ?

E. Nous n’étions pas vraiment un comité de soutien à la COPEL, nous soutenions la lutte des prisonniers. Ce qu’il y avait alors à l’intérieur, en théorie, c’était la COPEL. Donc, va pour la COPEL. Nous, on sortait un canard où, plutôt que des articles à nous, on mettait des textes provenant de prison, des coupures de presse et on appelait ça « Ceux qui n’ont jamais eu la parole la prennent maintenant ». On l’a repris d’une revue de Barcelone ou de Madrid. Avec ça on faisait un peu de fric qu’on faisait parvenir via les avocats à des personnes bien précises, avec qui on avait des contacts, des gens du quartier. À l’époque des mutineries, à ceux qui étaient au mitard, on leur faisait passer des choses, de la bouffe, des habits… souvent par l’intermédiaire de Presen, une prof’ qui donnait des cours à la prison pour femmes puis à celle pour hommes. Elle faisait partie de notre groupe de rue qui se réunissait toutes les semaines pour faire des choses plus ou moins légales : des autocollants, des brochures, des revues, des festivals, des débats… la prof’ était avec nous pour tout ça. C’était une nana passablement impliquée qui a donné un coup de main, assez légale et assez bien. C’était une fonctionnaire et tout ce qu’on peut en dire, c’est plutôt bien.

A. Tu peux nous raconter comment ont commencé les jets de cocktails ?

E. C’est parti à l’anniversaire des cinq dernières exécutions sous Franco, celles du 27 septembre 1975.

A. Je croyais que ça avait commencé avec l’exécution de Puig Antich…

E. Ben, nous, on a commencé pour l’anniversaire du 27 septembre, en 1976. C’est à partir de là qu’ont commencé les histoires de lutte des droit-commun, jusque là il n’y en avait pas eu. Ensuite ce fut en soutien aux luttes des prisonniers, comme disaient les communiqués qu’on ne signait pas : « À bas les murs des prisons ! » Comme disait A., en une nuit, il y avait 30 ou 40 personnes qui lançaient des cocks à la même heure. Par exemple, on disait « à minuit » et à minuit il y avait 10 ou 15 banques qui cramaient, deux ou trois personnes par banque, pour attirer l’attention et envoyer un communiqué, nous n’avions pas d’autre intention. Ok, changer un peu le type de lutte, c’est-à-dire la radicaliser. La lutte des droit-commun était totalement ignorée par les partis et les syndicats, seuls quelques petits groupes d’extrême gauche et de CNT y prenaient part et encore, ils se contentaient de passer les communiqués dans leurs publications. Mais lors des mutineries, lorsque les gens se manifestaient, etc., personne ne participait. Nous, on a fait quelques appels pour des manifs et on s’est retrouvés 50 au maximum. Alors on se donnait rendez-vous entre nous, les gens du quartier et des environs…

G. Quelle était la relation entre les droit-commun et les politiques ?

A. À l’époque, au début, il n’y avait plus de prisonniers politiques parce qu’ils étaient sortis à la dernière amnistie. Là, il faut distinguer deux choses : l’amnistie et la grâce. L’amnistie signifie que ce qui était auparavant considéré comme un délit ne l’est plus, et c’était alors le cas pour les délits d’opinion, d’association, etc., qui n’existaient plus quand la dictature devint « démocratie ». La grâce, c’est quand on supprime la peine à quelqu’un bien que la conduite pour laquelle il avait été puni continue à être condamnée en général. L’amnistie touchait exclusivement les prisonniers politiques. Les droit-commun luttaient pour une grâce générale en considérant discriminatoire que l’on pardonne aux politiques parce que la situation politico-sociale avait changé sans leur donner, à eux, une deuxième chance.

E. À l’époque, dehors, il y avait l’Association des Parents des Prisonniers Politiques, la FAP. Puis, ceux du FRAP avaient la leur, l’AFAPE, mais rien pour les droit-commun, les parents étaient là au niveau personnel. Bien sûr, il n’y avait pas de coordination entre eux.

G. Alors quelle était la relation, à l’intérieur de la prison, entre ceux qui avaient du soutien extérieur et les autres ?

E. Je ne peux pas parler du temps des mutineries, je n’étais pas enfermé. Je peux causer des années 80, quand j’y étais et en général il y avait effectivement des différences. Les politiques restaient entre eux et les sociaux aussi. Il y avait très peu de communication. Sauf exceptions, ils ne se mélangeaient pas aux droit-commun. Ils se comportaient comme s’ils étaient d’une autre classe.

A. En général, les politiques, tant « démocrates » que « terroristes » méprisaient les droit-commun. Et par exemple, les GRAPO en arrivaient à dire : « lorsqu’on sera au pouvoir, on vous enverra construire des autoroutes ». Seuls quelques fêlés, comme nous, s’en foutaient d’être des politiques et passaient plus de temps avec les droit-commun.

E. Il y avait une différence de fond, au niveau social, entre des gens qui ont du temps pour penser, des personnes dont la vie est toute tracée, et puis des gens qui volent pour survivre.

A. Il faut distinguer, par exemple, un prisonnier politique du PC ou des Commissions Ouvrières ou issu d’un parti ou d’un syndicat « démocratique », qui étaient la majorité à la mort de Franco et qui sont sortis en 1976, de ceux qui se trouvaient là pour des actions armées, qui sont sortis un peu plus tard (les derniers fin 1977) et qui n’ont cessé d’y retourner par la suite. Ce genre de « démocrates » appartient évidemment à la bourgeoisie, ce sont des gens du Capital, il ne faut pas s’y tromper. Des gens du Capital pour lesquels à ce moment, malheureusement, les circonstances politiques étaient défavorables à leurs chefs. À l’arrivée de la démocratie, tous les politiques non catalogués

« terroristes » sont sortis rapidement car leurs partis avaient besoin d’eux et ils sont allés se partager le gâteau avec les autres. Il restait les membres d’ETA, du GRAPO, du FRAP qui ont une vision autoritaire, étatiste, ils ne sont aucunement ennemis du système carcéral, c’est-à-dire qu’ils sont partisans de l’État et de la répression et ne font preuve d’aucune solidarité avec les droit-commun. Pour eux, les droit-commun n’ont rien de comparable avec eux. Ils défendent leurs privilèges un point c’est tout. J’ai vu des Grapos, à Carabanchel, attraper un jeunot qui leur avait volé un radiocassette et le lyncher ; ils voulaient le jeter du troisième étage. On disait, à l’époque, que ce genre de choses se passait dans les commissariats, et bien les Grapos aussi savaient le faire. Dans la troisième coursive de Carabanchel vivaient au troisième étage les politiques, au deuxième un mélange et au premier les communs. Quand on a vu la scène, les gens sont montés furieux et il allait y avoir un affrontement bestial. Résultat : le gamin est parti au mitard ; c’était le lyncher ou le dénoncer. Cet exemple permet de se faire une idée. D’autres ont une vision différente, celle-ci c’est la mienne. J’ai eu des embrouilles et des bagarres avec les membres de GRAPO ou d’ETA à ce sujet. À Carabanchel, comme les etarras étaient en majorité, ils négociaient avec la direction ce qui leur passait par la tête et nous-autres, la macédoine politique, les autonomes ou ceux de la CNT, ou nous faisions ce qu’ils avaient décidé ou nous faisions ce qu’ils avaient décidé, voilà l’alternative qui nous restait selon eux. Et ils poussaient cela à l’extrême, par exemple : ils avaient décidé de nettoyer par tours successifs, selon les blocs, nous on avait décidé qu’on ne nettoierait pas en taule, plutôt crever ! Lorsque c’était notre tour, ces fils de putes venaient nous obliger à nettoyer et il fallait se battre avec eux pour dire non.

A. Faut voir que tout ça (les tunnels du dehors au dedans), ce fut, disons, une réadaptation de toute ces choses dont on a parlé, du quartier, des clubs, des comités de soutien à la COPEL … à une autre histoire, à une autre sorte de travail, à faire un tunnel.

E. Ça a commencé par votre tunnel qui a plus ou moins foiré en juin 1978. Puis, en été il y a eu ce que tu as raconté sur Gérone. Les gens de Gérone sont tombés et ils nous ont fait passer le mot que c’était jouable par les égoûts. On est restés là plusieurs mois pour tenter le coup mais ça n’a pas été possible. En fait, je me suis trouvé sous la prison dans un égoût très étroit mais c’était impossible d’y travailler ou de faire quoique ce soit. On n’avait pas les moyens car on était à Barcelone et un copain et moi, qui étions ceux qui travaillaient le plus sur cette histoire… eh bien, il fallait qu’on fasse le voyage à Gérone en train, avec la tenue de plongée. Imaginez… pour aller à Gérone, ça allait encore mais le retour avec l’odeur d’égoûts et en train… On ne pouvait pas continuer comme ça. On n’avait pas d’appui sur place. Nous sommes venus de Valence et c’est alors qu’on a étudié les possibilités d’agir ici. On a parcouru les égoûts proches de la prison, du côté du fleuve et on a finalement vu la possibilité de creuser quelques 50 mètres de galeries, on s’est mis à bosser, on a travaillé deux ou trois mois.

A. Vous avez bossé…qui, à combien, comment ?

E. On est partis à quatre ou cinq, mais il y en avait qui abandonnaient. Il manquait donc du monde. On a prévenu des personnes proches. Il n’y avait aucun type d’organisation ni rien de ce genre. On le proposait et la majorité des gens était d’accord pour participer. Certains venaient un jour, d’autres plusieurs jours, et ainsi de suite…

A. Combien de personnes en sont venues à travailler là ?

E. À Valence peu de gens, peut-être une douzaine de personnes.

A. Et combien soutenaient ? Combien de personnes étaient au courant ?

E. Ben, en théorie, les participants. Sauf, s’ils n’ont pas su tenir leur langue et d’autres le savaient, mais théoriquement, rien que les participants…

G. Et quelqu’un a trop parlé ?

E. Non, la chute, n’est pas venue de là, c’est venu d’ailleurs, en vérité on ne le sait pas encore avec certitude. Ils étaient en contact avec un droit-commun. Le frère de ce dernier travaillait avec nous. En fait, il a étudié l’affaire depuis le début et y a bossé jusqu’à la fin. S’il n’a pas été pris, c’est parce que le jour où ils nous ont arrêté, il n’était pas là. Il semblerait que la mère de ce gars et de son frère prisonnier avait une relation avec un sergent de la Garde Civile détaché à la prison. Il y en a pour affirmer que c’est venu de là. En fait, deux ou trois jours avant de nous arrêter, ils nous attendaient. Non pas là où nous entrions et sortions des égouts normalement mais dans un rayon de deux kilomètres totalement quadrillé par la Garde Civile. Deux ou trois jours avant ils avaient fait une fouille très poussée dans la prison. D’après moi, l’info est sortie de prison, des prisonniers.

A. Mais avant la fouille, nous, on était dans la quatrième coursive, on attendait le jour J. Un jour, des gens de la troisième sont venus me trouver et m’ont dit : « Dis-donc, qu’est-ce qui se passe ? Il y a une rumeur sur un tunnel… » J’ai fait un tour dans la troisième pour causer avec les uns et les autres et il y avait bien une vague rumeur qui courrait. Ils ne savaient rien mais se doutaient de quelque chose. Avant les arrestations, il y a eu une fouille générale dans la quatrième, pas dans la troisième, une fouille vraiment poussée, et bien sûr, ils n’ont rien trouvé. Ces jours-là X est tombé, il parlait trop : chaque fois qu’il était arrêté, il y en avait trente-six qui tombaient avec lui. Je ne pense pas qu’il en ait parlé au commissariat mais à son arrivée à la taule, il l’a raconté à des gens de la troisième. Parce que tous les durs et les soi-disant membres de la COPEL étaient dans la troisième.

E. Deux frères de X travaillaient au tunnel et ce mec s’est refait choper alors qu’il venait à peine de sortir. Ses frangins lui en auront sans doute touché un mot et il en aura parlé en prison, ça pourrait bien être l’explication. Pour notre défense, je veux dire que du côté des participants, y compris avant, à l’époque des jets de cocktails, il n’y a eu aucune fuite, c’était un groupe plutôt sûr.

A. C’était très ouvert comme truc et il n’y a jamais eu aucun problème, car c’étaient basé sur des relations personnelles, avec des gens de confiance, qui s’aimaient.

E. C’étaient des gens qui sortaient de l’époque franquiste, habitués aux règles de la clandestinité, à ne pas se vanter, à se taire. Je crois que ça a bien fonctionné. En fait, les choses qui nous ont fait tomber ne sont jamais arrivées par mouchardage, ça a été par hasard.

A. Des membres de la CNT disaient que ce n’était pas très sérieux, que trop de gens étaient au courant.

E. Ben ouais, je l’ai aussi entendu dire et c’est peut-être même vrai en partie. Mais comment pouvait-on faire autrement ?

A. Je crois que ce qu’ils font, c’est juste se justifier a posteriori parce qu’à l’époque au lieu de prendre des risques, c’était plus facile de dire : « Bah ! Quelle bande de bordéliques ! »

G. Et où se trouve l’endroit par lequel vous avez essayé de faire le tunnel ?

E. On a commencé en direction de Mislata, à côté du fleuve, avec la prison à notre gauche. Dans la rue qui va en droite ligne à Mislata, là au milieu il y a une bouche d’égoût. De là on rejoint Mislata par les égoûts puis il n’y a plus d’autres égoûts jusqu’à la taule. C’est là qu’on a commencé le tunnel. Et on avait creusé huit ou dix mètres avant notre arrestation. On entrait au Campanar, au milieu d’un jardin, par une trappe et on devait marcher deux kilomètres pour y parvenir. On entrait très très loin de la taule. La nuit où ils nous ont chopés, la Garde Civile était là-bas, ils nous attendaient depuis deux ou trois jours. Ils avaient mobilisé tout le corps pour nous attendre. Ils ne savaient pas par où on entrait, ils connaissaient l’emplacement du tunnel car ils l’avaient probablement vu avant de nous arrêter mais ils ne savaient pas où nous serrer.

G. Qui devait s’évader ?

E. En principe, c’était prévu comme une évasion générale ; essayer que le maximum de personnes s’arrache. Mais je voulais que mes potes sortent en premier. Un copain était tombé avec A. et il était à Ocaña, j’ai dit à A. de lui faire passer le mot. Pour qu’il se débrouille pour se faire transférer à Valence. Bon, à part ça, l’idée, c’était que nous étions contre les prisons et pour la liberté des prisonniers, donc évasion générale.

A. Le tunnel était pour la quatrième coursive. C’est là qu’étaient mis tous les punis des émeutes précédentes. De la troisième, en principe, personne n’allait sortir mais de la quatrième tout le monde devait sortir.

Et puis, dehors, il y avait des gens comme elle, par exemple, qui nous aurait passé un tank, si nécessaire. Parce qu’alors, les parloirs avec les avocats se faisaient à travers des grillages, et elle prenait tous les risques pour passer par là tout ce qu’il fallait. Des infos par-ci, par-là, pour garder le contact, tout quoi !

G. Et vous, vous bossiez avec les droit-commun, non ?

A. Bien sûr ! Nous, on n’était pas des politiques, on était contre ces divisions.

E. Le tunnel qu’ils ont creusé vers l’extérieur, tout le monde y a participé.

A. Oui, ce sont Cefe, Crespo, Palomares et Chacon qui l’ont démarré. Nous, on l’a su après.

G. Mais vous, vous étiez des prisonniers politiques ?

A. Pas nous, non. On était comme des droit-commun. Ils savaient qu’on avait quelque chose de politique mais on n’en voulait pas. Nous, les quatre qui sont tombés en 78 à Valence, on ne s’est jamais présenté comme des prisonniers politiques.

G. Ouais, mais, vous êtes tombés pour une histoire politique…

A. On est tombé parce qu’on s’est fait avoir bêtement et qu’ils nous ont pris avec des armes.

G. Bon, mais ça faisait une différence dans la taule. Même si tu ne te définissais pas comme un prisonnier politique, en réalité, tu savais que tu étais là pour une histoire politique, n’est ce pas ?

A. La différence, c’est qu’ils avaient un peu peur de nous parce qu’ils ne savaient pas à quoi s’attendre… Nous étions quatre, alors les deux plus jeune, ils nous ont mis dans la première galerie, réservée aux mineurs, les deux autres dans la troisième. Mais c’était dans la quatrième que ça se passait. Dès le début, on voulait évidemment rester ensemble et puis se faire transférer à la quatrième coursive, parce que c’était là que ça se passait ; ailleurs on jouait aux cartes et nous, on voulait s’évader ou foutre le feu à la prison ou les deux. Nous avons entamé une grève de la faim pour exiger le regroupement, et comme ils ne nous écoutaient pas, quand l’occasion s’est présentée, on s’est échappés et réfugiés dans une cellule de la quatrième où nous nous sommes barricadés. Ils nous ont fait sortir de force et nous ont tabassés et nous ont envoyés au mitard où nous sommes restés 23 jours en grève de la faim ; et puis finalement, ils nous ont mis dans la quatrième. Là, on connaissait déjà des gens, voyons voir… Ce groupe qui d’une part était plus ou moins prêt à lutter et d’autre part jouait un rôle de dirigeants, y compris de manipulateurs dans un certain sens, entre une avant-garde et une mafia. Ils nous respectaient en tant qu’anarchistes et en tant que braqueurs, à l’époque il y avait encore très peu de braqueurs. Ce n’était pas une question d’être politiques ou non, on ne se revendiquait pas du tout politiques. Ce que nous cherchions, c’était les gens que nous connaissions du dehors, untel ou untel avec qui on avait déjà eu des contacts, ce qu’on cherchait, c’était de vivre avec eux, d’aller là pour continuer la lutte.

G. Avant, il y avait aussi beaucoup de drogue en prison ?

A. Avant et maintenant. Mais dans les années évoquées, il y avait moins de dope, en prison comme dans la rue. Le premier junkie est entré à la taule de Valence précisément en 78. C’était une chose étrange. Et c’était un pote à nous. On insistait auprès du boiteux (le psychiatre de la prison) pour qu’il lui donne un traitement ou quelque chose comme ça. Puis, dedans comme dehors l’héroïne a fait sont entrée à fond. Au début il y avait ceux qui allaient en Thaïlande et qui la ramenaient. C’était un truc d’initiés, d’une petite minorité, qui jouaient aux hippies qui goûtent à tout, ils se tapaient les voyages, l’aventure, quoi…le piège. À un moment donné, c’est la Garde Civile qui a commencé à introduire de grandes quantités d’héroïne au Pays Basque, en Andalousie, partout ; par l’intermédiaire d’indics. Pourquoi ? Eh bien, parce ce que ça a justement commencé par les endroits où les gens luttaient le plus. Parce que, par exemple en Euskadi, il y avait une situation explosive avec des combats de rue quotidiens et pas précisément pour des raisons nationalistes. Une désobéissance généralisée, des ouvriers qui ne voulaient pas être ouvriers mais qui voulaient donner du fil à retordre et qui cherchaient la bagarre tous les jours. Beaucoup ont fini junkies, beaucoup sont morts, d’autres en taule. Et on en revient à l’histoire des politiques et des droit-commun. En fait, c’est une différence complètement bidon. C’est l’époque où commence une vague de braquages de banques, en 78, 79, 80… Jusqu’alors, personne n’en faisait à part des professionnels, des gens qui venaient de l’étranger… très peu de gens osaient faire des braquages. Et puis, à un moment donné, ils se sont rendu compte que c’était facile. Et c’est parti dans tout le pays, des hold-up, des braquages, comme s’il en pleuvait. Ça, ce n’est pas de la délinquance commune contrairement à… c’est un mouvement à mon sens politique, un mouvement d’expropriation, un mouvement contre la propriété privée, un point c’est tout ! En plus, ces gens ne le faisaient pas avec une éthique typique de truands, de « moi, j’ai du pognon et… ». Car en réalité, ces gens qui avaient plein de fric grâce aux braquages, qui étaient prêts à tout, à un moment donné, ils faisaient aussi des choses comme celles qu’on vient de raconter. Ils étaient prêts à aider leurs potes à s’évader, à les couvrir s’ils y arrivaient par leurs propres moyens, à soutenir la lutte par tous les moyens. Par exemple, il y a eu un truc appelé la GAPEL, les Groupes de Soutien aux Prisonniers en Lutte… Tous les mouvements, y compris celui auquel on avait participé, ont duré très peu. Ils ont agi comme un détonateur au sein d’un mouvement plus large, avec d’autres caractéristiques, plus complexe. Ce type de comportements, ces tendances et ces aspirations, qui comprenaient la lutte autonome des prisonniers, n’ont pas perduré. Et pas seulement entre les prisonniers, si en taule, un sur dix allait au mitard, et de ceux-là, un sur dix allait à Herrera ; dans la rue, un sur dix allait en taule, c’était aussi simple que ça. Les prisonniers sont issus d’un groupe social précis, ils sont un échantillon précis. Ce qui se produit dehors n’est pas séparable de ce qui se passe dans les prisons. Et la composition de la population pénitentiaire n’est pas séparable des conditions de vie de la population en général. Par exemple, jusqu’en 1978, la majorité des prisonniers sont là pour avoir fait ceci : avoir volé une 1430 (modèle de voiture) l’avoir encastrée contre un magasin d’électroménager et en avoir sorti des articles pour les revendre (ou une affaire semblable). Trois ans auparavant, ceux qui faisaient ça appartenaient à des bandes de quartier qui s’affrontaient entre elles dans les discothèques pour marquer leurs territoires. Mais quatre ans plus tard, ceux qui n’étaient pas morts ou en taule, ceux qui ne s’étaient pas mis à travailler dans le bâtiment ou bien mariés… Eh bien, ceux-là étaient devenus des braqueurs. Et ça, c’est pas de la délinquance, c’est un secteur du prolétariat qui agit d’une manière précise, qui désobéit d’une manière précise. Et qui n’est pas moins digne qu’une autre forme de désobéissance, y compris c’est plus radical ou plus fort que d’appartenir, je sais pas moi, aux Commissions Ouvrières, par exemple.

G. Je pense que quand tu finis par sortir de la prison, que tu bosses, pour en revenir aux gens qui travaillaient dans le bâtiment, s’il y a un braquage… Est-ce qu’ils ne viennent pas te chercher d’abord pour te remettre en taule sans savoir si c’est toi, ou comment ça se passait ?

A. Surtout sous Franco, ça se faisait beaucoup d’attraper un âne, et lui faire avouer la mort de Manolete5. Comme ils n’attrapaient pas le taureau, ils s’en prenaient à l’âne.

G. Une question que je voulais vous poser à tous les deux. Je ne sais pas si vous connaissez la situation des prisons pour femmes à l’époque. Tout ce que vous avez abordé, je crois que ça faisait référence aux prisons pour hommes.

E. Je peux parler un peu de mon époque ici à Valence. En fait, il y avait très peu de femmes, peut-être entre quatre et dix. À Valence, il n’y a rien eu de comparable avec la COPEL chez les hommes. Il me semble qu’il y a eu quelque chose à Barcelone, où il y avait plus de prisonnières. Mais dans les prisons, il y avait vraiment peu de prisonnières en ce temps-là.

A. Les prisons pour femmes étaient gérées par des religieuses. C’est pas qu’elles étaient meilleures que celles des hommes, mais il y avait un truc très paternaliste, de contrôle, et ça te bouffait le moral. C’était comme un couvent.

G. C’est-à-dire que c’était plus de la répression psychologique que physique.

A. Ouais, je pense, c’est l’idée que j’en ai. Dans le bouquin de Muturreko, celui des appels de Ségovie, il y a une histoire sur la prison de Trinidad6.

E. Oui, mais c’est postérieur, c’est des années 80. À la fin des années 70, il y avait vraiment peu de prisonnières, là où il y en avait le plus c’étaient à Yeserias, à Madrid.

A. Aujourd’hui, il y a 60 000 prisonniers et prisonnières, il y en avait alors douze ou treize mille et le pourcentage de femmes était bien moindre. Depuis, il n’a fait qu’augmenter, même s’il reste relativement bas. Mais à l’époque c’était encore moins. Dans les prisons pour femmes, on ne respectait ni les droits humains ni la dignité, il y avait des mauvais traitements et tout ce que vous pouvez imaginer, mais le style était celui-ci : un couvent où les bonnes sœurs étaient des geôlières. On trouvait ça à la Trinidad de Barcelone et ici aussi, je crois…

E. Imagine qu’à Valence il y avait 800 prisonniers et 8 ou 10 prisonnières.

A. Puis ça a évolué. Mais les prisonnières ont beaucoup de problèmes spécifiques, comme la maternité.

G. Je pense qu’ils faisaient avant tout ressentir aux femmes qu’elles étaient des femmes scélérates et égarées, catégoriquement mal vues pour avoir abandonné leurs enfants. Des marginales qui passaient la nuit à faire la noce et qui avaient oublié leurs devoirs de femmes.

G. Il s’agissait plutôt d’une punition pour le fait d’être femme…

E. De nos jours, dans les prisons pour femmes, on trouve encore ce genre de schéma.

(Quelqu’un parle du côté positif de certaines expériences menées à Valence, d’alternatives à la prison, d’appartements en milieu ouvert pour que des mères prisonnières puissent vivre avec leurs enfants. On n’entend quasi rien sur la cassette…)

A. Mais c’est impossible. C’est comme des brèches faites pour être comblées. Le but de ces appartements, c’est de tenir les femmes par là où ça leur fait le plus mal, c’est-à-dire leur enfant. C’est de la barbarie. D’autre part, si on prend le cas des hommes, des prisonniers en général, plus de la moitié sont des prisonniers volontaires, faut bien le reconnaître. La taule est une chose très large, c’est comme un cercle : la répression est très concentrée sur le noyau central, puis elle est diffuse. Plus tu te trouves à la périphérie, plus la prison dépend de la subjectivité de celui qui la subit, il est son propre geôlier. Ceux qui ne vont pas en prison c’est pour deux raisons, soit parce qu’ils ne se font pas prendre, et ça c’est la minorité, soit parce qu’ils respectent la loi, et ceux qui respectent la loi n’ont pas besoin de geôlier puisqu’ils le portent en eux. Mais bon, allez E. raconte nous l’histoire de Barcelone.

E. Mais avant, je pense que le plus intéressant ce serait de faire le lien avec notre situation présente. Quelqu’un a demandé ce qu’on faisait comme soutien et je pensais à ce qu’on faisait, à part la propagande. Ben, nous étions quelques uns à faire ceci : on montait des braquages pour payer des cautions, pour envoyer de l’argent aux prisonniers et en plus du soutien aux luttes de l’intérieur par des actions symboliques comme les jets de cocktails ou les engins explosifs, on planquait les évadés ou les gens recherchés par la police ; il y avait une infrastructure au niveau personnel, au niveau relationnel, de gens autonomes qui étaient en désaccord avec le genre de lutte politique d’alors, celle menée par les partis. Qu’est ce qu’on pourrait faire maintenant ? Ce qui se faisait à l’époque était-il valide et le serait-il maintenant ? Serait-il possible…

A. Ou adéquat. Tout d’abord, ce n’était pas valide à l’époque. Il ne s’agit donc pas de savoir si ce qui se faisait alors serait valide aujourd’hui. Ce qu’on vous raconte, ce n’est pas une guéguerre, en fait, c’est presque une suite de défaites. Presque rien ne s’est bien terminé, on avait beaucoup de cœur mais en réalité peu de…

E. Mais si, il y a eu des bonnes choses. On a extrait des balles des corps de copains blessés lors d’affrontements avec la police car on avait des potes médecins. Il y avait des potes en tous genres qui ne faisaient peut-être rien d’autre mais que tu pouvais aller voir en disant : « j’ai besoin de planquer quelqu’un » et il n’y avait pas de problème, il y avait des baraques pour cacher n’importe qui. Ou un toubib, même peu expérimenté, qui était prêt à essayer d’extraire une balle pour ne pas devoir amener un blessé à l’hôpital. Et on a fait des hold-up pour avoir du pognon pour ça, pour avoir certaines choses préparées.

A. Il y avait une attitude de résistance très prononcée, une habitude d’aller contre la loi car on avait tous grandi sous le franquisme, et sous Franco tout était interdit. Et si tu voulais vivre, tu devais entrer dans la clandestinité d’une manière ou d’une autre. Il y avait aussi plus d’imagination, car elle n’était pas encore aussi colonisée par le capital, pour le dire d’une certaine manière. Tout ce qui nous passait par la tête… On avait une immense zone d’ombre et une fois passée la ligne, tu te trouvais là, sans limites, pour l’explorer. De nos jours ce n’est plus comme ça. De nos jours la domination agit avec la même brutalité, mais en y ajoutant des moyens plus sophistiqués, sur la subjectivité de chacun depuis l’enfance. Et aujourd’hui, d’une part… le contrôle des corps, des comportements, des mouvements de chacun… avant, le filet du contrôle avait des trous grands comme ça, tandis que maintenant, ils sont si petits qu’on ne les voit plus et les mailles sont si serrées qu’il est difficile de bouger sans être contrôlé. Et puis aussi, il se trouve que lorsque tu veux arriver quelque part, à une position de résistance, à une attitude de désobéissance, à une activité illégale et que tu y parviens, l’ennemi occupe le terrain depuis déjà longtemps. Tu vois ce que je veux dire ? Tu arrives là, et cet espace, ce comportement est déjà contrôlé et ce que tu allais faire est déjà prévu. Et pourquoi donc ? Parce qu’à l’époque… et c’est certainement vrai, même s’il faudra en discuter pour le démontrer. Mais dans les années 60 et 70, il y a eu tout au moins une vague de désobéissance, y compris d’agressivité contre le système, qui toucha toute l’Europe, l’Italie, la France, l’Allemagne, le Portugal, l’Espagne, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, les États-Unis… et qui a vraiment mis en difficulté les maîtres du monde. Il y eu alors des batailles décisives et, malheureusement, ce mouvement de désobéissance fut vaincu. Et il ne fut pas seulement vaincu en tant que sujet qui s’opposait, les conditions matérielles dans lesquelles ce sujet avait eu ses origines et s’était développé furent altérées, ou même supprimées, au point que les manières de se situer dans le monde d’alors, les idéologies, les visions stratégiques d’alors, se convertissent actuellement en pièges car l’espace où elles peuvent être appliquées a énormément changé. D’autre part, une des principales armes utilisée pour vaincre ce mouvement a été la mise en pratique d’un des principes essentiels de la domination qui est que là où se trouve un territoire avec une population dominée, mise en mouvement selon des critères et une idéologie identifiables, il y aura toujours des questions en suspens, des facteurs incontrôlables par nature. Mais, même incontrôlables, ils restent identifiables en tant que facteurs. Le principe consiste donc à ce que lorsqu’on détecte l’émergence d’un mouvement, d’une force pouvant se révéler périlleuse, il vaut mieux la faire avorter, ou plutôt la faire naître prématurément pour garder l’initiative, pour la diriger en sous-main, comme manipulateur, comme policier, comme militaire… Il s’agit de convertir les révolutionnaires en agents et les agents en révolutionnaires. Ce n’est pas de la poésie, c’est une chose très difficile à expliquer car pour ça il faudrait faire un bilan historique détaillé, c’est-à-dire, non seulement avec certaines thèses stratégiques – car pour moi, raconté comme ça, ça n’a aucune utilité – mais en racontant l’histoire comme histoire de la lutte des classes, et en outre, en y apportant des détails ; et chaque détail bien démontré et documenté, d’une manière réaliste. Sans ça, ces affirmations auront du mal à vraiment donner du sens. Mais c’est nécessaire. Si pour moi ça a un certain sens de venir ici raconter des histoires du passé, c’est justement pour ça ; parce que vous et nous, les vieux, nous ne sommes pas si différents, il n’y pas tant de choses qui nous séparent, ni même tant d’années. Et pourtant, vous ne saviez pas grand chose de ce qu’on vous a raconté, hein ? Ça s’est pourtant produit ici il n’y a pas si longtemps. On peut le considérer comme une anecdote, comme une histoire parmi tant d’autres qui n’était pas connue, et si on ne la connaît pas… Qu’est-ce que ça peut faire ? Si on ne sait rien de tout ça, ce ne sera pas bien grave. Mais si tout comme on ne sait rien de tout ça, on en sait encore moins, pour prendre un exemple, sur l’évolution des taules depuis lors. Une évolution qui en a fait une machine (quoique tous ceux qui ont eu affaire à la prison savent que c’est une merde) qui fonctionne très mal, mais qui, pour la finalité qu’elle a réellement en tant qu’appareil, fonctionne à merveille. Et elle s’est énormément sophistiquée, elle a atteint un degré d’efficacité extraordinaire depuis le temps où nous faisions toutes ces choses. En fin de compte, le premier objectif de la prison est de conditionner des êtres humains au point de les convertir en personnes prévisibles à cent pour cent qui ne feront jamais rien contre le système, même si ce sont des désobéissants prêts à enfreindre la loi. Il n’y a rien qui n’ait été prévu, pour lequel le système n’ait une réponse, y compris une réponse sophistiquée, par laquelle il parvient à ce que les actes de cette personne se retournent contre elle-même et lui bénéficient. Je ne sais pas si je me fais comprendre mais le système en arrive ainsi à faire croire qu’il est là depuis toujours et qu’il est éternel. Mais c’est faux, les choses ne sont pas les mêmes qu’il y a vingt ans, elles ont évolué malgré l’opposition de bien des gens qui avaient diverses consciences et plus ou moins de lucidité et qu’on a mentionné au cours de cette discussion. Elles ont évolué malgré leur opposition, en luttant contre eux et en les mettant en déroute lors de ces batailles. Et le monde tel qu’il est, s’est formé sur ces victoires. En connaissant ces histoires, on connaît mieux ce système, ça offre un point de vue sur l’essence de quelque chose : quand, où, à partir de quoi, comment c’est né et ça s’est développé pour en arriver là. Une autre perspective est celle d’explorer le présent. Enfin, le fait d’être contre la prison… Dans cette mouvance, que je ne sais nommer, on parle beaucoup d’être contre la prison, je suppose qu’on sent qu’on est contre les prisons. Mais imaginons que la prison soit un ennemi, un monstre, avec des dents, des griffes, une bouche pour te bouffer, un estomac pour te digérer et un cul pour te chier, quelque chose de menaçant, qu’on puisse maudire, à qui on peut lancer des petits cailloux mais que ça ne dérange pas, contre lequel on ne peut rien. Et pourtant, ce n’est pas la réalité, c’est une vision distordue, un produit de la suggestion. Ce monstre n’a ni dents, ni griffes, rien de rien, ce n’est qu’une machine sociale déterminée, avec des mécanismes et une manière de fonctionner déterminée et avec des failles et des faiblesses, des points vitaux attaquables. Il y a une différence entre l’attaquer symboliquement, verbalement, d’une manière quelque peu désespérée, mais avec un désespoir light. Il y a une différence entre ça et l’attaquer véritablement, même modestement, même si ce n’est pas de manière décisive, même en menant une petite guérilla, en harcelant un ennemi que tu ne peut pas achever, mais en ne lui laissant pas toujours l’initiative, en ne le laissant pas dominer ta vie, mais en la prenant de temps en temps en main et en en expulsant la domination. Bon, on peut combler cette distance, on peut s’attaquer au monstre et de diverses manières, mais il faut se donner la peine de faire des efforts adéquats. Pas l’effort pour l’effort, personnellement je méprise la militance, le sacrifice, l’abnégation, l’héroïsme, je me fous de tout ça. Mais moi, passionnément, pour être heureux, j’ai besoin de croire en la possibilité que ce qui m’emmerde vraiment, ce qui m’empêche de dormir, peut être vaincu. Et ce n’est pas quelque chose qui nait comme par enchantement ou d’un truc idéologique, stéréotypé. Il faut mener un affrontement lucide et concret, ouvert, en face à face avec le monstre pour l’étudier et chercher sincèrement, sans prétextes ou justifications où on peut l’attaquer. Aujourd’hui, c’est plus difficile qu’à l’époque car la situation est plus complexe, la domination plus forte, entre autre parce qu’elle n’a eu personne face à elle pendant quelques années. On assiste au réveil de bien des thèmes qui sont restés enfouis longtemps en conséquence de cette défaite, mais c’est pour l’instant un réveil qui n’a pas encore réveillé grand chose. C’était déjà difficile d’affronter un monstre alors plus faible moins coordonné avec la vie sociale en général. La société était bien moins carcérale qu’aujourd’hui, ils peuvent toujours mettre les prisons hors des villes, les villes ressemblent à des prisons, la prison ainsi que le contrôle sont à domicile bien plus qu’avant… Et c’est le propos de cette rencontre. Il faut bien sûr regarder vers l’avant, mais aussi regarder en arrière pour ces raisons.

E. Et il faut voir qu’actuellement, il y a plus de gens qui bougent et qui luttent de manière autonome qu’à l’époque où nous étions trois pelés. Les gens qui participaient à des choses étaient des militants issus de groupes ou de partis politiques, totalement dirigés ou téléguidés. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus nombreux. La répression aussi a complètement changé, à l’époque c’était de la force pure, et très forte en plus. Nous par exemple, la police a mis sur pieds, spécialement pour nous, un groupe de mouchards qui lançaient aussi des cocktails Molotov la nuit pour entrer en contact avec nous et nous attraper. De tous les gens qui ont participé à ces choses, nous avons été trois pelés à payer, concrètement huit ou dix détenus contre lesquels ils avaient des preuves et c’est tout. Nous n’avons jamais entraîné une cascade d’arrestations. Ils en sont arrivé à créer une organisation appelée le GAR, Groupe Anarchiste Révolutionnaire, qui lançait des cocktails sur des banques pour entrer en contact avec nous, parce qu’ils savaient qu’il y avait des gens qui lançaient des cocks toutes les semaines et ils n’arrivaient pas à les localiser. Ça les empêchait de dormir.

A. Comme notre forme d’organisation était basée sur des relations personnelles, c’était très difficile de l’infiltrer, parce que, nous, on fonctionnait avec le cœur. Qu’auraient pu faire cette bande de mouchards, de délateurs, de chiens, même pas professionnels…

(Fin de la bande)

NOTES

1 Fichier Interne de Suivi Spécial. Le FIES est un régime spécial institué en 1991, dont le but était de mettre fin à la constante agitation dans les prisons espagnoles. C’est un régime d’isolement très sévère qui connait plusieurs variantes. Le FIES-1 est appliqué aux prisonniers sociaux considérés comme très dangereux, ils sont enfermés dans une sorte de bunker. (NdT)

2 GRAPO : Groupes de Résistance Antifascistes Premier Octobre. Groupe armé marxiste-léniniste créé en 1975 et lié au PCE(r).(NdT)

3 FRAP : Front Révolutionnaire Antifasciste et Patriotique. Groupé armé marxiste-léniniste. (NdT)

4 ETA (Euskadi Ta Askatasuna) se divise en 1973 entre ETA-militaire (les « milis ») et ETA-politico-militaire (les « polimilis »). (NdT)

5 Manuel Laureano Rodríguez Sánchez dit « Manolete » était un célèbre matador espagnol, il fut grièvement blessé dans l’arène et est mort des suites de ses blessures les 29 août 1974. (NdT)

6 Comunicados de la Prisión de Segovia y otros llamamientos a la Guerra Social publié par Muturreko Burutazioak (avril 2000). Le communiqué relatif à la prison de Trinidad ne fut pas repris dans les Appels de la Prison de Ségovie publiés par Champ Libre en 1980.


Titre original : CO.P.E.L, butrones y otras aportaciones de Grupos Autónomos , Experiencias de lucha autónoma en los años 70, 80,… en Valencia, Desorden Distro (Valence, Espagne), printemps 2004.

Traduit de l’espagnol dans CO.P.E.L, tunnels et autres apports de groupes autonomes/Expériences de lutte autonome dans les années 70 et 80 à Valence (Espagne) , ed. Typemachine (Gand, Belgique), 2e ed. octobre 2007

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Brique par brique : quelques remarques autour de la lutte contre la prison

La capacité d’adaptation de l’être humain dépasse toute imagination. On peut placer un homme dans quasi n’importe quelle condition, même dans des conditions où il n’y a que la mort comme fil rouge de l’histoire, qu’il parvient encore à s’adapter, à accorder son comportement au diapason du milieu hostile.

D’un côté, cette capacité est extraordinaire et fait de l’être humain sa spécificité en tant qu’être humain. De l’autre côté, elle est infiniment tragique, car le pouvoir n’y rencontre pas seulement des adversaires implacables, mais aussi la résignation qui, en fin de compte, est justement le souffle de vie, soit-il putride, du pouvoir lui-même.

Certains diront qu’il s’agit là de l’instinct de survie, d’autres se référeront à la créativité inépuisable dont l’homme a fait preuve à travers l’Histoire en matière de faire s’agenouiller et d’enchaîner son prochain. D’autres encore puiseront du courage dans la résilience que marque la révolte humaine face aux conditions insupportables. Quoi qu’il en soit, en prison, on retrouve tout ça de manière concentrée. Mais est-il possible de critiquer la prison sans immédiatement parler de sa génitrice, cette société basée sur l’autorité et le pouvoir ? Rien dans ce monde ne peut être considéré en soi. Toute notre vie est liée à celle des autres (même, voire surtout, à un niveau conflictuel), tout comme l’ensemble des structures de la société qui ont été érigées au nom de son bien-être – nous parlons bien du bien-être « de la société », le distinguant de celui des individus qui en font partie – sont liées entre elles. La structure physique d’un hôpital, d’une école, d’une maison de repos ou d’une usine ressemble à celle de la prison.

Les mécanismes qui y sont à l’œuvre et qui lui donnent corps s’accordent et se trouvent en dialogue permanent. Considérer la prison comme une question séparée, détacher sa problématique de l’ensemble de la question sociale, reviendrait à passer à côté de ce qui se pose à nous. Ou pire, faire le jeu du pouvoir qui ne présente jamais ses structures comme un tout, mais comme des éléments séparés (et donc susceptibles à d’éventuelles améliorations). Si ces éléments en sont bien les assises, le pouvoir est le ciment qui les transforment en mur de l’autorité. Les obstacles sur le chemin vers la liberté ne sont pas ces éléments séparés, qui seraient même relativement faciles à abattre, mais bien ce mur constitué par ces éléments et le ciment en apparence inentamable du pouvoir.

La prison et la société en tant que camp à ciel ouvert

Bien que la lutte contre la prison ne soit pas une question de statistiques, de numéros et de chiffres – c’est justement sa logique à elle que de réduire tous les hommes à des numéros d’écrou et à des dossiers judiciaires – on ne peut se passer de faire le constat que jamais auparavant autant de gens ne s’étaient retrouvés incarcérés dans une des multiples structures d’enfermement de l’Etat. La logique concentrationnaire et d’internement n’a pas été enterrée après les camps nazis. Bien au contraire, elle a été approfondie et s’est élargie à l’ensemble de la société. Le nombre croissant de prisonniers – dans le sens de personnes à qui la liberté que l’Etat leur concédait a été enlevée – va de pair avec une diversification de l’enfermement : prisons, centres fermés pour clandestins, instituts de redressement, centres fermés pour mineurs, institutions psychiatriques et, depuis peu, sa propre maison (transformée en cage par l’intrusion du bracelet électronique).

Mais prendre uniquement en considération cette tendance et la détacher de l’ensemble de la direction prise par la société, ne nous amènerait qu’à poser les mauvaises questions. En fait, il s’agit d’un double mouvement. D’un côté l’élargissement des structures d’enfermement. De l’autre, l’élargissement bien plus poussé du contrôle social, notamment via les nouvelles technologies. Le nombre de prisons continue à augmenter, tout comme le nombre de personnes qui y sont enfermées. C’est bien la société dans son ensemble qui se transforme petit à petit en un grand camp à ciel ouvert. On pourrait même dire que l’élargissement de la capacité d’enfermement constitue en quelque sorte un archaïsme en comparaison à la répression préventive, beaucoup plus « efficace ».

La prison ne se limite certes pas uniquement aux quatre murs ni même par extension au contrôle technologique ou à la psychiatrisation de l’homme. L’enfermement – conçu comme clôture, restriction ou abolition des possibilités qu’un être humain en liberté pourrait saisir – se retrouve à l’œuvre dans toute oppression sociale. Il serait presque grotesque d’en parler à l’aide de gros mots et de mécanismes autoritaires, alors qu’il suffit de jeter un œil sur comment l’enfermement prend corps dans la famille ou dans un contexte religieux. En ce sens, la prison ne peut être considérée autrement que comme la conséquence de tous les rapports autoritaires qui font de ce qu’on appelle « notre monde » la saloperie qu’il est. Et, inversement. Car c’est à l’image de la prison que la domination dans son ensemble s’implante dans le corps et l’esprit des êtres humains. La prison est l’incarnation flagrante, visible et palpable de toute logique autoritaire ; tout comme l’autorité ne peut jamais construire autre chose que des prisons, même si elles peuvent prendre bien des formes et bien des couleurs.

Allons maintenant droit au but : il est impossible dans le contexte social actuel d’abolir la prison. Même si les murs étaient plastiqués et les portes des cellules défoncées, elle réapparaîtrait sous une autre forme tant que le principe d’autorité n’aura pas reçu de coup fatal. Pire encore : on peut s’attendre à ce que tant qu’il y aura des Etats (peu importe la forme qu’ils recouvrent), une réduction hypothétique de l’enfermement physique ne soit possible qu’à travers une réelle réduction de la liberté, c’est-à-dire, en prenant soin que nous soyons tous devenus gardiens et prisonniers dans la grande prison de la société. C’est là, la triste tragédie des luttes contre les quartiers d’isolement par exemple… Elles ne peuvent aboutir qu’à la destruction de toutes les prisons (c’est-à-dire à une révolution sociale qui balaye le principe d’autorité en faveur d’expérimentations de liberté), ou alors à la généralisation de certaines mesures propres aux régimes d’isolement dans toutes les prisons et sur toutes les sections. La destruction décisive des prisons serait une conséquence, mieux, une exigence vitale, de la révolution sociale qui voudrait se débarrasser de toute autorité. Faut-il alors en conclure qu’une lutte contre la prison n’a aucun sens aujourd’hui, à une époque où l’élan révolutionnaire et libertaire ne souffle certes pas aussi fort que la domination et ses faux critiques autoritaires ? En conclure qu’elle serait d’avance vouée à l’échec et à la défaite ? Si nous en venions à répondre par oui à cette question, alors nous n’entamerions plus jamais aucune lutte. Car, dans une certaine mesure, on pourrait dire la même chose de n’importe quel conflit, de n’importe quelle lutte, de n’importe quelle tentative de s’insurger et de laisser libre cours à la révolte, pas pour une simple amélioration, pas pour quelques miettes en plus, mais pour détruire l’autorité. Mais la subversion, et donc la révolution sociale, n’est pas une question de victoires partielles ou de résultats mesurables sur les échelles de la domination. La destruction des prisons ne commence nulle part d’autre – tout comme le bouleversement radical de tous les rapports sociaux existants – que dans le conflit actuel, dans le choix de briser en mille morceaux la résignation et de prendre goût à la révolte. Tout refus d’obéir au régime carcéral et à ses serviteurs, tout acte de révolte, tout moment où le désir de liberté prend le dessus sur la tragédie de l’adaptation aux conditions, mine les murs tant haïs.

Délinquance et rébellion

Le romantisme d’un bandit qui rompt avec l’ensemble des lois, le dernier combat héroïque du hors-la-loi face aux défenseurs de l’Etat, les histoires populaires des nombreux Robins des Bois… sont de très belles histoires. Elles donnent de l’espoir et, en fin de compte, il ne s’agit pas tellement de savoir si elles sont « vraies » ou pas ; l’imaginaire et le rêve sont-ils « vrais » ? Pourtant, elles inspirent, encouragent, guident de nombreuses démarches, de nombreuses aventures, de nombreux parcours d’hommes.

Mais il ne faudrait pas confondre cette force magique de l’imagination, véritable essence de la révolte, et le milieu délinquant tel qu’il existe aujourd’hui. C’est assez simple : un des piliers de ce monde est l’argent. Et il y a des manières légales et illégales de s’en procurer. Il y a, par exemple, le pillage et le vol légal, exercé par et au profit des patrons, des riches et des puissants. Habituellement, on appelle ça le « travail salarié » (piller le corps, l’énergie et l’esprit du travailleur), l’« exploitation des ressources naturelles » (piller la terre), le « commerce » (faire de l’argent avec de l’argent et monnayer les besoins des gens, parasiter leurs désirs et leurs rêves en les transformant en marchandises achetables). Les manières illégales, en sachant que ce terme appartient à ceux qui en tirent profit, sont alors le pillage (prendre des marchandises sans payer), le trafic de drogues (monnayer la dépendance des drogués), le vol et le braquage (s’accaparer de force la propriété d’autrui) et ainsi de suite. Il est donc clair que ce n’est pas parce que quelqu’un dépasse les limites de la légalité, qu’il est en train de subvertir les fondements de ce monde. Mais on ne peut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Abordons la question sous un autre angle. Notre lutte contre ce monde d’autorité et d’argent ne peut être que délinquante au vrai sens du terme : s’égarer et rompre avec les normes dominantes. Il n’est pas imaginable d’en finir avec un monde divisé entre une minorité de riches et une grande majorité de pauvres sans faire tomber de son piédestal la sacro-sainte propriété privée. L’impossible et invivable moralisme de la propriété privée n’a rien à voir avec un quelconque « respect du bien-être de l’autre », mais a surtout fait en sorte que les pauvres aient un peu moins de scrupules à se voler entre eux ou à se vendre aux riches qu’à aller prendre l’argent chez ceux qui se trouvent en haut de l’échelle sociale. Il n’est pas possible d’éradiquer la tension délinquante chez les pauvres et les exploités de ce monde, tout comme le pouvoir cherche à la contenir à travers la morale, la religion, l’idéologie et la répression. Au lieu d’essayer d’éradiquer cette tension, l’Etat a choisi une autre voie : ne plus éliminer la délinquance, mais la gérer, l’inclure et s’en servir. Le meilleur exemple de ça est une des manières les plus faciles qu’offre la société pour ramasser rapidement relativement beaucoup d’argent (ou pour au moins pouvoir embrasser cette illusion) : le trafic de drogues. L’Etat gonfle les prix des drogues sur le marché en les rendant illégales et profite aussi des conséquences qui lui sont favorables : trafiquer, stimuler la transformation de la délinquance en entreprenariat, amortir les tensions sociales par une ample anesthésie sociale et ainsi de suite.

A travers l’appareil judiciaire – et donc la peine de prison – l’Etat gère et dirige une partie de cette branche de la délinquance. Par la menace de poursuites et de peines de prison, il s’assure en plus un vaste réseau de balances et d’indicateurs. Et, n’oublions pas non plus, les nombreux exemples historiques où l’Etat recrute ceux qui n’hésitent pas à enfreindre les lois pour massacrer les révolutionnaires et les masses insurgés. En somme : le milieu délinquant ou la délinquance ne peut certes pas être considéré comme une sorte d’antipode du pouvoir étatique ou autre.

Mais avec ça, on n’a pas encore tout dit. A l’intérieur de la délinquance, existent aussi ceux qui n’acceptent pas les règles du jeu et rompent avec elles comme ils en rompent avec les lois étatiques. Ceux qui vont aller chercher l’argent là où il se trouve en abondance et qui n’obéissent pas comme des soldats aux ordres d’un quelconque chef maffieux ou clanique. Loin de nous l’envie de construire ici une quelconque catégorie de « rebelles sociaux », mais ceci n’efface pas la présence de l’aspect rebelle. C’est exactement cet aspect que de nombreuses personnes aimeraient volontiers cacher. L’Etat, tout comme ses adversaires de gauche ou de droite, veut des pauvres sages et dociles. Quand le pauvre rompt avec sa résignation et se met à la recherche de moyens pour commencer l’expropriation nécessaire, il y a là le début d’un possible parcours de rébellion et de subversion, un parcours qui n’est reconnu par aucune tendance politique, justement parce que sa conséquence ultérieure est logiquement le refus de la politique en tant que mode de gestion des individus. Garder vivant cette tension historique et l’approfondir est d’un intérêt fondamentale pour n’importe quel projet subversif. Loin d’une adoration du crime en tant que tel, il s’agit là de l’appropriation a-légal des moyens pour combattre la propriété privée.

Les droits du pouvoir

Comme dans la plupart des conflits sociaux, les protagonistes de la lutte dans et contre la prison ont souvent recours à un document vieux de quelques centaines d’années : les droits de l’homme. On pourrait effectivement dire que tous les régimes carcéraux sont en contradiction avec les droits de l’homme, mais en fin de compte, ceci vaut pour tout dans ce monde. Mais ce n’est pas un hasard qu’aussi bien les puissants que leurs critiques parlent autant des droits de l’homme. C’est au nom de ces mêmes droits, que d’impossibles alliances sont conclues. Que l’on s’assoit autour de la table pour négocier, pour arriver à un compromis. Le discours se référant aux droits n’a qu’un résultat : il nous rapproche de l’Etat, parce qu’il est celui qui attribue et protège l’ensemble des droits. Et quand un des droits concédés est violé, c’est l’Etat, ou une des ses branches, qui décidera de la gravité de cette violation, des éventuelles solutions ou du choix de nier l’existence de cette violation. Les droits sont toujours les droits de l’Etat.

Prenons l’exemple des droits des prisonniers. Ces droits ont été formulés et attribués par l’Etat ou les directions pénitentiaires. Ils peuvent donc être retirés ou suspendus à n’importe quel moment. Le cachot ou le placement en isolement est en effet la suspension « légale » de tous les droits. Tout ce que les prisonniers ont obtenu en termes de marge de manœuvre a été obtenu par la lutte. Toute marge de manœuvre n’ayant pas été objet de combat peut, tout comme dans le reste de la société, être abolie demain si l’Etat le juge souhaitable. Tout le baratin sur les droits des prisonniers enferme les éventuels conflits à venir dans une camisole de force, une camisole qui fait en sorte que les résultats soient toujours profitables à la prison elle-même. Cela apparaît clairement dans les nombreuses tentatives des directions d’impliquer formellement les prisonniers dans la gestion de l’enfermement, en les faisant participer à leur propre oppression. A l’intérieur du cadre posé, les prisonniers peuvent alors laisser entendre « leur voix ». Et, au lieu de se battre, on négocie des aménagements.

Nous ne voulons pas dire par là que ces aménagements ne pourront pas opérer une vraie différence, mais la question réside toujours dans le comment ils ont été obtenus. Prenons un exemple concret afin de mieux illustrer notre propos.

Il y a une différence essentielle entre, d’un côté, des prisonniers qui refusent de réintégrer les cellules après le préau afin de revendiquer plus d’heures de promenade ; et, de l’autre côté, des prisonniers qui essayent, par la voie des tribunaux, de faire valoir leurs « droits » à plus de promenade, ou qui vont négocier avec la direction sur d’éventuelles prolongations. Dans le premier cas, la direction devra soit réprimer la révolte, soit accepter la prolongation… et si elle revenait sur cette concession, elle saurait qu’elle peut s’attendre à de nouveaux refus de réintégrer les cellules. Dans le deuxième cas, il suffira à la direction de citer quelques objections légales ou d’offrir aux prisonniers plaignants un aller simple vers une autre prison. Même dans le cas où ceux-ci parviendraient à obtenir une amélioration, rien n’empêcherait la direction de la retirer au moment voulu, car la seule menace serait alors une nouvelle négociation et pas du tout une prison en émoi.

La question ne se trouve donc pas tellement dans une opposition entre réformisme (la réforme progressive du système carcérale) et révolution (la destruction immédiate de la prison) ; mais bien dans le développement d’un parcours de lutte, dans la construction d’une tension réfractaire et dans la possibilité de forger des complicités dans la révolte partagée. Tout le reste sera toujours un signe de faiblesse n’obtenant rien d’autre que des résultats mis en scène, qui n’ont de valeur que sur papier.

Les gardiens et la responsabilité individuelle

Même s’il n’y a pas le moindre doute quant au fait que celui qui revêtit un uniforme met de côté une partie de son humanité, ça ne sert à rien de présenter les gardiens comme des monstres inhumains, capables de n’importe quelle forme de torture et d’abus. Cela ressemblerait trop à un renversement de l’image que la société dresse « des prisonniers » pour être subversif. Il est certes vrai que la majorité, voire la totalité des gardiens, au bout d’années d’abrutissement et d’accoutumance à exercer de l’autorité et de la violence, ne sont plus capables de se comporter autrement. Mais il est également vrai qu’il y a, comme on le dit alors, des gardiens « humains » qui de temps en temps se soucient du sort d’un tel détenu ou ferment les yeux là où l’application trop à la lettre du régime signifierait la mort. Peut-on dire de ceux-là qu’ils sont « inhumains » ? De plus, où se trouve la différence essentielle entre l’« impitoyable gardien » ivre de son pouvoir et le directeur – sans uniforme et, en général, pas impliqué personnellement dans les actes de tortures et de violence ? Voilà la raison pour laquelle quand nous parlons de « gardiens » dans ce texte, nous parlons de tous ceux qui rendent formellement possible le fonctionnement quotidien de la prison : gardiens, psychiatres, assistants sociaux pénitentiaires, directeurs, adjoints, médecins,…

Il nous faudrait peut-être procéder autrement. Au lieu de classer les gardiens selon leur degré d’« humanité » – en omettant de cette manière que le système se fonde aussi bien sur la brutalité que sur la charité et la bienveillance ou, mieux encore, dans son insupportable combinaison –, on ferait mieux de partir du fait que les gardiens sont bel et bien des « êtres humains », avec toutes les contradictions et la complexité que cela implique. Même chez le tortionnaire, l’être humain continue à exister. La question n’est alors plus de savoir « qui se comporte de manière acceptable et qui dépasse les limites et sera puni en conséquence », ce qui nous amènerait forcément dans une vision réformiste de la lutte (même si celle-ci est armée), mais bien de quelles manières peut-on vaincre les gardiens qui sont – tout comme les murs, les barreaux, la justice et la morale dominante – des obstacles sur le chemin de la liberté. Une attaque contre les gardiens ne devient plus alors « uniquement » une question de représailles, mais une question de comment éliminer un obstacle de notre désir de liberté. S’il y a des morts, on ne se cachera alors pas derrière la boutade « d’avoir tiré sur un uniforme », mais on assumera en pleine conscience d’avoir tiré sur un homme qui, de par sa responsabilité individuelle et son choix d’exercer la fonction de défense de l’ordre existant, est un obstacle pour la liberté.

Evidemment, le pouvoir s’en fout royalement de ce genre de réflexion éthique et de la recherche de cohérence dans ce que nous voulons et dans le comment nous luttons. Du côté des puissants, on ne fait jamais économie de cruauté. Mais nous ne sommes pas comme eux. Nous ne voulons pas devenir comme eux. Nous ne sommes pas des justiciers qui érigent des échafauds pour punir les coupables, nous nous battons simplement avec tous les moyens que nous pensons adéquats pour que plus jamais, il n’y ait ni d’échafauds ni de bourreaux.

Nous n’avons donc pas besoin de renvoyer aux gardiens l’image de monstres qu’ils nous accolent – s’inscrivant ainsi dans la longue tradition de ceux qui présentent des populations entières comme des sous-hommes, des cafards, des traîtres de la nation, des infidèles, des inférieurs afin de pouvoir les éradiquer. Nous les considérons pour ce qu’ils sont : des hommes qui choisissent jour après jour de tourner le clef dans les serrures des cellules. Ce n’est pas parce que nous ne pensons pas qu’il soit possible de « convertir » ou de « convaincre » les bourreaux, que nous leur nions leur humanité. C’est cette tension, cette tension éthique vers la liberté, qui ne veut pas être une autre version de la « justice » avec ses lois et ses punitions, qui nous rend tellement différents et dans laquelle nous puisons notre force et notre courage pour continuer à combattre l’autorité avec les armes de l’anti-autorité.

Cela nous permet d’ailleurs de passer à l’attaque sans équivoque. Car même si la prison est une machinerie qui réussit à distribuer à l’infini la responsabilité de la torture qu’est de fait l’enfermement, et prend ainsi le visage nébuleux d’un monstre tentaculaire et anonyme, certains personnages portent paradoxalement des responsabilités spécifiques. Les identifier est d’une importance vitale pour n’importe quel projet de lutte contre la prison. Comprendre qui, où et comment tire les ficelles. Qui décide du placement en isolement de prisonniers récalcitrants. Qui permet aux gardiens de se couvrir. Qui est responsable de la décision des internements etc. Discerner ces responsabilités individuelles est une tâche incontournable des ennemis de la prison.

La prison et sa mentalité

A l’intérieur des murs, les gardiens ne sont pas les seuls à s’instruire en matière de technique de domination. Les rapports entre détenus sont aussi bien imprégnés d’autorité que ceux des gens à l’extérieur. D’un côté, le régime carcéral formalise ces rapports hiérarchiques en octroyant des privilèges, en impliquant directement une partie des prisonniers dans la gestion de la prison et en isolant certains éléments perturbateurs du reste de la population carcérale. De l’autre côté, tout dans la prison encourage les prisonniers à s’approprier les techniques de domination et à s’y former. Les rapports entre prisonniers ne sont pas tellement déterminés par un quelconque sentiment de « fraternité » dû la condition partagée, mais bien par la morale dominante de cette société : concurrence, chantage, racket, délation, division, exclusion, commerce, résignation, acceptation, anesthésie, hiérarchie. Les moments où des prisonniers s’insurgent sont alors presque toujours des interruptions, voire des dépassements, de ces rapports. L’insurrection contre la prison commence là où la délation fait place à la confiance, la concurrence à la solidarité, la résignation au combat. La prison fait tout ce qui est en son pouvoir pour démontrer que ces interruptions ou ces dépassements tournent toujours au pire pour les prisonniers insurgés. Elle le fait par le cachot, l’isolement, les passages à tabac, la suppression des « droits », l’enlèvement d’une perspective de libération conditionnelle, mais aussi à travers le message qu’elle fait parvenir constamment à ses hôtes : si tu te tiens calme, tout passera plus vite.

L’acte de s’insurger, dedans comme dehors, se révèle ainsi être une exigence vitale, plutôt qu’une simple formalité d’obtenir quelque chose. On ne cessera jamais de souligner avant tout le côté intimement humain et vitale de la révolte, l’importance qu’elle a pour l’individu révolté en soi.

Extrait de Brique par brique, se battre contre la prison et son monde (Belgique 2006-2011), Tumult Editions, printemps 2012 (Bruxelles)

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La fin des transports en commun

Les veines de la prison-ville

Nous voulons tous aller quelque part. Ce ne serait pas une exagération de prétendre que c’est dans la nature humaine même d’aller, de ne pas rester sur place, de partir à la découverte. Relativement incapable à complètement éradiquer cette pulsion, le pouvoir s’emploie plutôt à déterminer à l’avance la destination de nos routes, en délimitant bien les champs accueillants à la découverte des terrains prohibés. Aller découvrir le nouveau centre commercial, goûter un succédané de la nature dans un parc naturel, se jeter dans l’inconnu d’un nouveau emploi, faire la fête sur les endroits prédestinés à éviter tout joyeux et donc incontrôlable débordement… voilà les destinations offertes.

Mais la question ne concerne pas uniquement les destinations. La critique de ce monde fantomatique mis en scène par le pouvoir et la marchandise s’enraierait si elle ne capterait pas que c’est le chemin même qui conditionne la destination. Vivant dans un monde basé sur l’argent, la seule destination de nos errances ne peut être les temples où cet argent règne. Vivant dans un monde où le travail salarié détermine le rythme de la vie, le seul but devient évidemment l’usine, l’entreprise, l’atelier, le supermarché.

Si nous descendons du domaine de la critique de la logique du pouvoir et de la soumission pour nous plonger sur le concret, on se heurte à propos de cette question des chemins et des destinations, quasi directement sur l’existence des transports en commun, qui semblent devenus un des cibles préférés des enragés, évidemment chacun avec ses raisons et ses colères, partageables ou moins. On pourrait se limiter à une critique superficielle des transports en commun, oubliant qu’ils forment effectivement une des plus importantes artères de la ville. On pourrait se limiter à dénoncer les prix trop élevés pour un ticket ou un abonnement, l’augmentation des contrôles, l’installation des portiques transformant l’accès au métro en une séance de gymnastique, ou encore l’abondance de la vidéosurveillance, des agents de prévention,… Et tout ça, c’est absolument nécessaire et utile, mais en même temps, ça risque de nous amener, nous, les ennemis du pouvoir, sur les terrains glissants de la revendication d’un quelconque « droit à la mobilité », des « transports en commun gratuits » ou encore une « réduction de la répression des fraudeurs ». Ce sont des terrains glissants, car ils risquent d’omettre la question fondamentale : pourquoi y-a-t-il des transports en commun, quel but servent-ils ?

La grande majorité des usagers des transports en commun, l’utilisent pour se déplacer de la maison vers le travail, vers des institutions, vers des rendez-vous avec des bureaucrates, vers les lieux de consommation comme le supermarché, le stade ou le disco. Ceci donne une légère amorce afin de comprendre l’importance que le pouvoir octroie à un réseau de transports en commun qui fonctionnent décemment. Le déplacement, la circulation des personnes est fondamentale pour l’économie, pour l’existence du pouvoir. Les transports en commun sont une des réponses à cette nécessité économique de se déplacer, tout comme son organisation fait tout son possible pour offrir le chemin afin de déterminer la destination. Et ce déplacement doit évidemment se dérouler de la manière la plus efficace (certainement pas l’équivalent de la plus agréable) et la plus sûre (certainement pas l’équivalent de la plus fascinante). La mobilisation totale de la population au quotidien, nécessite des infrastructures adaptées. L’importance de ces infrastructures pour l’ordre social se reflète à l’envers quand elles sont paralysées (peu importe la cause) : retards, chaos, désordre, rupture avec la routine. On dirait du terrain fertile pour la liberté, pour autre chose que la reproduction quotidienne des rôles, du pouvoir, de l’économie.

Et jusque là, nous n’avons que touché les aspects concernant la logique de mobilisation économique derrière le transport de masse. Mais les transports en commun configurent profondément non seulement l’espace physique (tunnels, câbles électriques, signalisations, rails de trams, du bruit, uurroosters), mais peut-être encore plus l’espace mental : la ville devient la somme des arrêts de trams et de bus, le territoire se voit délimité par les arrêts desservis, tout le reste n’est que du passage, la plupart, d’ailleurs, passé, non par hasard, sous le sol. Le réseau des transports en commun, compris avec la militarisation que les transports en commun impliquent, peut être analysé comme une véritable toile qui couvre le tissu social, contribue à en déterminer les rapports, qui le contient, qui l’enferme. Dans la prison à ciel ouvert que le pouvoir est en train de construire, les transports en commun constituent les fils barbelés et les miradors empêchent toute évasion. Comme dans n’importe quelle prison ou camp, les enfermés sont registrés et fichés. Le gigantesque fichage, réalisé à travers les cartes à puces personnalisés, des mouvements de tous les usagers non-fraudeurs (et encore plus, vu la vidéosurveillance), n’est en effet qu’un des aspects de la prison sociale.

En même temps, les transports en commun ne sont pas une forteresse imprenable. Exactement parce que c’est un réseau qui s’étend partout, ils ne seront jamais à l’abri des gestes perturbateurs. Son omniprésence constitue en même temps sa vulnérabilité. Crever les pneus dans le dépôt des bus, sectionner les câbles le long des rails, détruire les signalisations qui mettent de l’ordre dans la circulation, ériger des obstacles sur les rails…, les possibilités pour des attaques simples et reproductibles sont infinies et surtout impossible à prévenir et à éviter pour les directeurs de la prison sociale. Chaque perturbation, peu importe son ampleur, a des effets immédiats sur la routine quotidienne, qui, clairement, est celle du travail, de l’économie, du pouvoir et du contrôle. Combattre pour garder les transports en commun accessibles à tous devient, dans cette optique, revendiquer une prison ouverte – exactement ce que le pouvoir est en train de construire. Il nous semble d’ailleurs assez non pertinent de prévoir si, dans le monde de nos rêves, dans un monde où l’argent sera détrôné et le pouvoir détruit, existeront encore ces transports en commun vu que sa logique actuelle est entièrement et exclusivement imprégné de l’économie qui nous voulons détruire et du contrôle social que nous voulons éradiquer. Aujourd’hui, il s’agit de concevoir ce que sont réellement les transports en commun : les artères du capitalisme, les barrières qui excluent tout ce qui sorte de la routine du travail et du pouvoir, les fils barbelés de la prison à ciel ouvert en construction. Et comme l’évasion d’une personne ne signifie pas encore la destruction de la prison (et dans une certaine mesure même pas la liberté, liberté qui, comme on le dit souvent, ne peut s’étendre à l’infini qu’à travers la liberté des autres), la question revient à attaquer les transports en commun dans le but de les perturber et de les détruire. Paralyser la circulation orchestrée et conditionnée revient à non moins que de se battre pour la liberté de tous.

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Pourquoi sommes-nous contre la prison ?

Disons les choses simplement, puisque nous sommes des esprits simples. Une foule de législateurs, de politiciens, d’experts, d’intellectuels et d’autres défenseurs des idées autorisées ont délibérément compliqué les questions, faisant se sentir stupides et inférieurs tant d’hommes et de femmes qui se sont toujours référés au seul livre où l’on peut trouver quelques réponses : celui de l’expérience vécue.

Ils disent que la prison est nécessaire pour punir ceux qui transgressent les règles de la société.
Voyons voir, le concept de « règle » suppose qu’il y ait un libre accord à la base de cette société, un ensemble de normes qui sont volontairement partagées par les individus qui la composent mais en est-il vraiment ainsi ? Les gouvernements représentent-ils vraiment la volonté des gouvernés ? Le pauvre consent-il de bon gré à ce que le riche s’engraisse sur son travail ? Le voleur volerait-il s’il avait hérité une usine de son père ou s’il pouvait vivre d’une rente ?
En réalité, telle que cette société fonctionne, nous ne pouvons que décider de comment nous comporter face à des lois que d’autres ont établies pour nous, et qu’un gouvernement a imposées à l’immense majorité des femmes et des hommes.
Avant de se demander s’il est juste ou non de punir par la prison celui qui a enfreint la règle, il convient de se demander : qui décide – et comment – des règles de cette société ?

Ils disent que la prison protège de la violence.
Mais est-ce le cas ? Pourquoi les pires des violences – nous pensons aux guerres ou à la faim imposée à des millions de personnes – sont-elles parfaitement légales ?
La prison ne punit que la violence qui pose problème à l’Etat et aux riches et utilise certaines formes de violence interpersonnelle (par exemple des viols ou des actes particulièrement cruels) pour enrayer la critique de la prison : « oui, mais que ferait-on des violeurs aussi non ? » Alors que la violence structurelle de la société est défendue tous les jours par la prison.
Quelqu’un qui fabrique de la fausse monnaie est beaucoup plus lourdement puni qui celui qui commet un viol ; quelqu’un qui vend des quantités hallucinantes de drogues est souvent moins lourdement puni que quelqu’un qui braque une banque. Ceci n’est évidemment pas un hasard : la loi sert surtout à défendre la propriété et pas le bien-être des individus. Et la propriété, le fait que quelques-uns possèdent beaucoup tandis que beaucoup n’ont que peu, est la plus grande violence et est la cause de la grande majorité des « crimes ». La prison protège donc la violence structurelle de ce système.

Ils disent que la loi est la même pour tout le monde.
Et pourtant en prison, il n’y a pratiquement que des femmes et des hommes sans formation, immigrés ou enfants d’ouvriers, la plupart incarcérés pour des délits contre la propriété, donc des actes profondément liés à la société dans laquelle nous vivons, au besoin qui la fait tourner du matin au soir : celui de trouver de l’argent. Et nous n’avons pas encore parlé des nombreux prisonniers qui seraient dehors (ou auraient écopé des dites peines alternatives) s’ils avaient tout simplement eu assez d’argent pour se payer un bon avocat.

Ils disent que la prison aide à se racheter ou à se réintégrer dans la société.
Le système carcéral est une manière de soumettre les individus à une comptabilité pénale digne d’une foire : tel crime, tant d’années. La prison empêche les gens de vivre les conflits du début à la fin, de les résoudre (ou non), d’y réfléchir. Comme si l’enfermement pouvait résoudre quoi que ce soit à la place des gens. De plus, qu’y a-t-il de pire que d’être séparé de ses semblables pendant des années et ne rien pouvoir faire de passionnant, condamné à faire passer le temps, éduqué à faire semblant devant l’assistant social ou le psychologue, habitué à toujours se soumettre au supérieur ?
Et puis il reste encore la question qui n’est jamais posée : quelle intégration ? Dans quoi ? Dans une société si précieuse, dispensatrice de valeurs si élevées et de relations si égalitaires ? Cette société est bâtie sur l’oppression et dirigée par des valeurs qui maintiennent l’inégalité et l’exploitation. Ainsi, cette société produit la misère quotidienne, de laquelle proviennent et à laquelle retournent beaucoup de prisonniers

Nous sommes contre la prison parce qu’elle est née et elle s’est développée pour défendre les privilèges des riches et le pouvoir de l’Etat.
Nous sommes contre la prison parce cette société est basée sur l’argent et la concurrence et que nous voulons vivre dans un monde basé sur la liberté et la solidarité, ce qui est irréconciliable avec toute forme d’enfermement.
Nous sommes contre la prison parce que nous voulons un monde dans lequel les accords réciproques sont les fondements du vivre ensemble.
Nous sommes contre la prison parce que même le pire des crimes a quelque chose à nous apprendre sur nous-mêmes, sur nos peurs, sur nos faiblesses et ça ne sert à rien de le cacher derrière les murs.
Nous sommes contre la prison parce que les plus pourris sont ceux qui en détiennent les clefs.
Nous sommes contre la prison parce que rien de bon n’a jamais grandi sur la coercition et sur la soumission.
Nous sommes contre la prison parce que nous voulons changer radicalement cette société (et par conséquent transgresser les lois), pas nous intégrer pacifiquement dans ses villes, dans ses usines, dans ses casernes, dans ses supermarchés.
Nous sommes contre la prison parce que le bruit de la clef dans la serrure d’une cellule est une torture quotidienne, l’isolement une abomination, la fin de la visite une souffrance, le temps enfermé un sablier qui tue à petit feux.
Nous sommes contre la prison parce qu’elle nous a arraché trop de jours, de mois, d’années ou d’amis, d’inconnus, de compagnons.
Nous sommes contre la prison parce que les gens que nous avons rencontrés à l’intérieur ne nous ont semblé ni meilleurs, ni pires que ceux qui croisent notre existence dehors.
Nous sommes contre la prison parce que la nouvelle d’une évasion nous donne plus chaud au cœur que la première journée de printemps.
Nous sommes contre la prison parce que le sens de justice et d’équité ne sera jamais contenu dans aucun code pénal.
Nous sommes contre la prison parce qu’une société qui a besoin d’enfermer et d’humilier est elle-même une prison.

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Au théâtre de la Justice

Tous les spectacles théâtraux ne sont pas amusants. Il en existe qui sont vachement ennuyeux, qui manquent de tout sens de la poésie et de la beauté. Tous les spectacles ne se déroulent pas dans des stades, des centres culturels ou des théâtres. Parlons de ce spectacle qui est joué chaque jour, où on paie l’entrée en liberté supprimée. Parlons de la Justice.

Commençons par dire que les acteurs des séances de la Justice assimilent plutôt bien leur rôle. Ils incarnent réellement leur personnage, ils y croient profondément et ne changeront jamais. Ce juge qui se croit dispensaire de justice, l’autre procureur qui croit combattre les injustices dans la société ou encore l’avocat qui plaide l’application correcte de la loi. Les seuls acteurs, involontaires et non-payés, qui ne se sentent pas vraiment à l’aise sont les accusés et leurs proches sur les bancs derrière. Eux non, eux ne sont pas là avec quelque croyance que ce soit, eux ils savent dès le début de la séance qu’ils ne seront pas applaudis, ni écoutés, ni compris.

Non seulement les spectacles offerts par la Justice sont ennuyeux et dirigés par une série de formalismes (les fameuses « procédures ») qui échappent à toute compréhension de ceux qui ne vivent pas leur vie à travers le prisme du code légal, ils sont aussi infâmes. Le patron qui se fait ses profits sur le dos de ses employés, qui vole leur labeur et leur énergie, est en pleine légalité, tandis que celui qui vole dans les supermarchés entre sur le domaine du délit punissable. Celui qui porte l’uniforme et fusille est quelqu’un qui protège la société, tandis que celui qui tue pour préserver sa liberté contre les usurpateurs de l’Etat est un délinquant sanguinaire. Dans le spectacle de la Justice, les mêmes choses reprochées deviennent légales ou illégales selon qui les a faites et pourquoi il les a faites.

La Justice n’est donc pas justice, qu’on pourrait avec un peu de bonne volonté encore comprendre comme un certain sens de l’équité, comme un résultat des éthiques individuelles. Mais non, la Justice, c’est la farce que cette société nous fait avaler de jour en jour pour masquer ses défauts, pour punir ses opposants conscients ou inconscients. Derrière les rideaux de la loi qui prétend protéger les faibles et préserver une place pour chacun dans cette société, règne férocement et sans exception le principe de l’argent, de l’exploitation et de la domination. La Justice, elle, ne fait que défendre ce principe contre tous ceux qui ne le respectent pas, que se soit par ignorance, nécessité ou conviction.

Est-il alors étrange que nous ne comprennions pas ce qu’il est dit dans les cours, que nous ne savons que distinguer des balbutiements ? Car nous, ceux qui combattent la profonde et permanente injustice de cette société divisée en riches et pauvres, l’asphyxie de la liberté et l’assujettissement de l’individu à l’Etat, nous parlons une toute autre langue que les acteurs de la Justice. Nous ne jouons pas des rôles, nous sommes simplement nous-mêmes. Nous n’invoquons pas des lois et des autorités, nous disons simplement ce que nous pensons. Nous ne référons pas à des lois et à des chiens en uniforme, nous nous efforçons simplement de détruire en première personne ce que nous considérons comme un obstacle à la liberté et à une vie passionnée et belle.

Assez de bavardages donc sur un tel jugement exagéré, un tel juge trop raciste, une telle loi trop dure. Comprenons enfin que nous n’avons pas de langage en commun avec ceux en toges. Allons droit au but. Ennemis de la Justice, ne perdons pas notre temps en vaine espérance d’appeler à quelque chose d’humain chez les juges, de croire que la Justice peut être améliorée. Interrompons ce beau programme de séances de Justice ; Pas de pitié avec ceux qui condamnent et enferment au nom des riches et des puissants – en cendres les tribunaux et sous terre les juges et les procureurs !

Publié dans Hors Service, journal anarchiste, n°11, Bruxelles, 12 décembre 2010

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Pour régler les comptes – Contre la Justice, ses juges et ses prisons

Inviolabilité

Si on pense au fait que, dans la tradition chrétienne, c’est déjà le premier homme apparu sur terre qui a désobéi à la prescription divine et qui a subi une punition pour cela, et que c’est son descendant direct qui a accompli le premier meurtre, il est clair que l’origine de la justice se perd dans la nuit des temps, et qu’elle naît du problème posé par celui qui perturbe l’ordre social et économique.

C’est notamment pour cela que se prononcer contre la justice sonne à l’oreille de beaucoup comme une blague de mauvais goût, comme une provocation ou une folie, particulièrement à l’époque de judiciarisation que nous sommes en train de traverser. Un lieu commun consolidé depuis des siècles veut en effet qu’il soit impossible de se passer de la justice, parce que cela reviendrait alors à être en faveur de l’injustice, de l’abus de pouvoir, de la tyrannie. Cette conviction est tellement enracinée dans l’esprit humain, que tous ceux qui dans l’histoire ont critiqué la justice, se sont empressés de préciser qu’ils n’étaient opposés qu’à un de ses aspects particuliers, à sa mauvaise gestion ou à une de ses applications considérée comme erronée. Mais la justice en soi, la justice en tant que telle a toujours été considérée comme un concept inviolable.

Une fois posée l’existence du désordre de la conduite humaine et la nécessité d’y mettre un frein à travers la justice, le seul doute capable d’entacher la noblesse de cette notion concerne tout au plus la rectitude de ceux qui sont chargés de l’administrer. Pour se manifester, la déesse munie d’une épée et d’une balance a besoin de prêtres qui, parfois, peuvent ne pas se montrer à la hauteur de la tâche qu’on leur a confiée. Toutes les discussions sur la justice se terminent sur ce point, avec la requête d’un juge humain capable de briser les traditions d’une magistrature momifiée et fossilisée dans les articles d’un code cruel. Pour s’exprimer « réellement », la justice ne nécessiterait pas un juge fonctionnaire, ennemi naturel de ceux qui ont enfreint le code et qui distribue des sentences de manière automatique, mais un juge qui fasse sentir le souffle de l’égalité et de la fraternité dans ses acquittements comme dans ses condamnations. Parce que –nous dit-on–, la loi doit être faite pour l’homme, et pas l’homme pour la loi. Qui sait ?

Suggestion

« Justice (n.f.) : article vendu par l’Etat au citoyen dans des conditions plus ou moins frelatées, en récompense de sa fidélité, de ses impôts et des services rendus » – Ambrose Bierce.

Il existe en effet plus d’une bonne raison pour laquelle les critiques de la justice ont eu pour principal objet sa prétendue neutralité. S’il est vrai que Justice est synonyme de Vertu –j’oserais dire d’une vertu transcendantale qui, si elle n’est plus l’expression de la volonté divine, demeure en tout cas loin des mesquineries humaines–, on ne peut nier par ailleurs qu’elle se manifeste concrètement grâce à des lois faites par l’homme. Et l’homme, on le sait, n’est pas parfait.

On nous a appris que l’origine du mot loi [legge en italien], vient de la formule indo-européenne lègere, c’est-à-dire lire [leggere, en italien]. La Loi que nous devons tous observer a été écrite, et peu importe si c’est sur les tables de Moïse ou dans un code. Une question cruciale suit alors immédiatement  : qui a écrit la loi ? Il s’agit bien sûr de celui qui a eu le pouvoir de le faire. Et pourquoi l’a-t-il fait ? Là aussi, c’est clair  : pour défendre ses privilèges. La loi est donc forcément arbitraire, vu qu’elle obéit aux intérêts de ceux qui peuvent l’imposer, c’est-à-dire de ceux qui détiennent l’autorité pour le faire. Derrière la rhétorique qui fait passer la justice pour un noble idéal poursuivi par l’être humain, elle n’est rien d’autre qu’une manière d’avaliser un certain système de valeurs. Ce n’est pas pour rien que les interdictions imposées à travers l’histoire sont si différentes les unes des autres, à tel point qu’on ne pourrait pas trouver une seule pratique reconnue universellement comme « criminelle », pas même l’inceste ou le parricide. Si la Justice était vraiment un instrument supérieur dont les principes normatifs touchent à l’essence de l’être humain, ses lois seraient éternelles et universelles, et l’homme se réaliserait à travers son accomplissement. En réalité, ces lois changent en permanence – en fonction de l’organisation sociale, politique et économique qu’elles doivent réglementer –, ce qui ne peut signifier qu’une chose : à travers les lois s’affirme une volonté bien humaine, et certainement pas divine.

Mais reconnaître le caractère arbitraire de la justice n’implique pas en soi la remettre en question. Malgré cet aspect, elle semble encore indispensable. Dans le mythe que Platon fait exposer à Protagoras dans le dialogue éponyme, il est dit que tant que les hommes n’apprirent pas l’art de la politique, qui réside dans le respect mutuel et dans la Justice, ils ne purent pas se réunir dans la cité et restèrent à la merci des fauves. Le respect de la justice permettrait donc aux êtres humains de cohabiter. Il est encore assez répandu aujourd’hui de penser que si on se passait des règles sur lesquelles repose notre civilisation, cela déclencherait le déchaînement des instincts les plus féroces. Sans autorité, représentée par un Etat qui modère les appétits, les individus ne seraient pas capables de vivre ensemble. Abandonnés à eux-même, ils remplaceraient la force de la loi par la loi du plus fort (la police serait le seul rempart contre la propagation de meurtres, de viols et de massacres d’innocents). La justice naît alors du constat qu’il n’y a ni loi ni ordre chez l’individu. Puis arrive l’Etat, de la même façon que les règles, les lois et les conventions morales : pour couvrir le magma bouillant de l’anomie morale. L’individu se soumet par conséquent à l’Etat, parce qu’il estime en avoir besoin afin de sauvegarder et de stabiliser ses rapports. Il construit un ordre extérieur afin d’étouffer le désordre qui couve en lui, même si une telle organisation ne correspondra jamais à sa sphère intérieure, à l’âme humaine et à ses pulsions les plus secrètes (et les plus effrayantes). L’individu, cet être monstrueux, doit faire place au citoyen, au sujet de l’Etat, le seul à même de vivre sans causer de tort, parce qu’il observe scrupuleusement les préceptes de la justice. La loi est donc ce qui lie, aux deux sens du terme  : comme nœud du lien social qui nous unit, mais aussi comme ce qui entrave nos libres mouvements.

Une telle conception en dit long sur le monde qui l’adopte. Un monde où les habitants nécessitent des interdictions extérieures faute de conscience intérieure, où ils se sentent unis par la concurrence et non par la solidarité, où ils se perçoivent comme étant chacun le maton de l’autre. Le tout, en considérant la liberté comme un désastre pour leur existence, au lieu de la considérer comme ce qui pourrait lui donner un sens. Cette situation n’a malheureusement rien d’extraordinaire, tellement nous sommes domestiqués depuis l’enfance par une éducation qui tente d’étouffer en nous tout esprit d’indépendance et d’encourager l’esprit de soumission, tellement nous sommes habitués à une vie contrôlée par un Etat qui en légifère chaque aspect –naissance, développement, amours, amitiés, alimentation, mort. En fin de compte, nous avons perdu toute initiative, toute autonomie, toute capacité d’affronter et de résoudre directement les problèmes que nous pose la vie. C’est pour cette raison que promulguer une nouvelle loi est considéré dans tout Etat comme le remède à tous les maux. Plutôt que de tenter de résoudre un problème en comprenant ses causes, on commence par demander une loi qui y mette un terme. La route entre deux villes est impraticable ? Il faut une loi régulant le trafic. Un agent a abusé de son pouvoir ? Il faut une loi ordonnant aux gendarmes d’être plus respectueux. Les industriels entendent réduire les salaires ? Il faut une loi défendant les intérêts des travailleurs. En somme, pour affronter les conflits qui viennent de l’activité humaine, il suffirait d’une loi appropriée. A travers l’application de la justice, l’Etat prétend modérer et gérer ces conflits. On peut pourtant aisément remarquer que la justice ne les élimine pas, et qu’elle ne les prévient pas non plus. Rien ni personne ne pourrait le faire. En fin de compte, elle se contente de normaliser et de codifier les conflits, quitte à les aggraver ou à en provoquer d’autres, en allant même parfois jusqu’à l’absurdité de prodiguer un remède pire que le mal.

De leur côté, les ennemis de l’Etat ont pensé résoudre le problème d’une autre manière, en attribuant toute contradiction humaine au fonctionnement même de l’Etat. Si on définit la « criminalité » comme la réaction à une organisation défectueuse de la société, la possibilité d’en supprimer les causes en transformant les rapports humains paraît en effet plus logique. L’abolition du crime et de l’incarcération a ainsi été une des premières préoccupations du communisme utopique, en remplaçant la résignation jouissive des chrétiens face au péché par une recherche rationnelle des remèdes à l’existence du mal. Ses grands principes étaient simples : le vol et le meurtre n’ont plus de raison d’être, à partir du moment où la propriété privée et la famille feront place à l’existence communautaire. Si le bonheur est garanti pour tous, jalousie et ressentiment disparaîtront, et avec eux les actes violents liés à ces sentiments. Une telle harmonie semble cependant bien éloignée des passions humaines, et ne peut être imaginée qu’au prix d’un puissant réductionnisme. Par le passé, les différentes tentatives destinées à expérimenter l’utopie en pratique ont toujours généré des conflits persistants, révélant le caractère abstrait du bonheur proposé. Contre l’Etat et sa justice, cette harmonie sociale ne pourrait s’accomplir qu’au prix de mœurs austères et frugales. « J’ai lu les textes de quelque socialiste célèbre –faisait remarquer Victor Hugo en 1848– et je suis resté surpris de voir que nous avons encore au 19e siècle, ici en France, tant de fondateurs de couvents ». L’Arcadie socialiste ne pouvait promettre le bonheur qu’à de placides cénobites. Ses créateurs aboutiront souvent à une perfection totalitaire théorisant une organisation minutieuse de chaque instant de la vie, afin d’extirper la dangereuse énergie présente en chaque être humain et lui éviter toute occasion d’affrontement avec les autres.

Abstraction

Pour légitimer sa propre existence, l’Etat prétend donc que l’être humain est mauvais. Entre ses mains, la justice est une arme contre la menace de la barbarie. Pour plaider l’inutilité de l’Etat, ses ennemis prétendent à l’inverse que l’être humain est bon. Entre leurs mains, la justice est une seringue à utiliser à des fins thérapeutiques. Mais si l’être humain n’était ni bon ni mauvais, et qu’il était tout simplement livré à ses tourments, que resterait-il de la justice ? Mais si la vie ne possédait pas de but universel, si elle ne devait pas recouvrer quelque vérité, si la nature humaine n’avait aucune essence, s’il n’existait rien de juste à opposer à ce qui est faux, parce qu’il n’existe que ce qui est mien et ce qui ne l’est pas, toute norme régulant le comportement humain ne deviendrait-elle pas alors un abus de pouvoir insupportable ? De fait, si la justice a recours à la police pour s’imposer, c’est justement parce que le caractère de la justice est policier. La tutelle des conditions indispensables au maintien de la cohabitation civile –dont la justice se fait le garant– se traduit en pratique par un contrôle de la paix sociale au sein de la société (ou de la communauté). L’obligation faite à chacun d’uniformiser son comportement en fonction de ce que dicte la loi, sous peine d’être privé de liberté, ne garantit pas l’équité de la justice, mais témoigne de sa cruauté. En étant forcément abstraite, une norme valable pour tous n’est en réalité pas équitable. Pire, elle transforme chacun de nous en abstraction. La justice qui punit le meurtre par la perpétuité ou la mort ne sait pas qui peut être la victime ou l’assassin, ni les raisons de son geste, et encore moins toutes ses implications profondes. Avec la farce des circonstances « aggravantes » et « atténuantes », elle essaie d’introduire un soupçon de vie dans ses jugements, sans y réussir par ailleurs, en toute connaissance de sa propre froideur. Le comportement humain ne peut pas être codifié, car il possède des causes multiples, il est le fruit de la rencontre aléatoire de circonstances et de personnalités hétérogènes. Une norme ne peut renfermer cette totalité, ni la contenir dans son unicité. Si elle veut s’imposer à tous, elle est obligée de faire abstraction de la réalité concrète des individus.

Les conflits qui surgissent entre les êtres humains ne sont pourtant pas abstraits, ils sont bel et bien réels. Ils sont le résultat de rapports sociaux concrets, de différences d’intérêts et de rêves entre individus. A travers son abstraction, la justice isole l’individu en chair et en os pour le séparer du rapport et du milieu social dans lequel son acte s’est produit, et le prive ainsi de sens. Plus encore, la justice sépare l’individu-accusé du débat qui le concerne en remettant, comme cela a lieu dans le reste de la vie sociale, son autonomie à des représentants : les avocats. Les citoyens délèguent à l’Etat la tâche de décider comment mener leur vie, comme ils délèguent à la justice celle de résoudre leurs conflits. En tant que telle, la justice ne disparaît pas lorsque ses fonctions sont attribuées à une autre entité  : que celle-ci soit plus fluide, renouvelable, soumise à élections ou contrôlée par des assemblées populaires, elle demeure toujours placée au-dessus des individus et reste un mécanisme séparé de résolution des conflits. Une justice « plus humaine » ne cesserait pas pour autant de constituer une machine à séparer le Bien du Mal, ni de s’exprimer indépendamment des rapports sociaux, c’est-à-dire inévitablement contre eux.

Vengeance

Le dessein de tout totalitarisme est de bannir la violence (à l’exception de celle de l’Etat, naturellement). Si chacun obéissait aux préceptes de la Justice, il n’y aurait plus de conflits, il n’y aurait plus de violence. Mais un monde sans transgressions, sans conflits, sans désordres, serait un immense camp de concentration. Un monde pacifié est un monde qui a renoncé à l’effervescence de sa plus grande richesse, la diversité, en faveur de la quiétude du conformisme. Bien que méprisable, la violence est une caractéristique humaine. La question n’est donc pas d’assigner à l’Etat le monopole de la violence, ni de transformer chaque individu en parfait non-violent. Il ne s’agit pas d’effacer les conflits de notre vie, mais de les affronter dans leur singularité. Leur résolution doit être recherchée par ceux qui sont directement impliqués, sans la déléguer à des institutions extérieures (l’Etat), sans la délimiter à des espaces circonscrits (les tribunaux), sans se contenter de réponses automatiques écrites par d’autres (un code).

La Justice, réponse publique à la question des conflits, définit aujourd’hui par un terme péjoratif la réponse individuelle à ce problème : la vengeance. Autant la justice serait noble, autant la vengeance serait abjecte. Elle s’accompagnerait d’excès, d’abus de pouvoir et d’approximation. Comme si la justice n’était pas en soi excès, abus de pouvoir et approximation. Paradoxalement, pour définir cette volonté exécrable de l’individu à ne déléguer à personne la résolution de ses propres différents avec d’autres, on a choisi un terme à l’origine bien étrange. La vindicte était en effet la verge avec laquelle on touchait l’esclave qui devait être affranchi. L’épée de justice et la verge de la vengeance ont beau être toutes deux entre les mains de ceux qui détiennent le pouvoir, la première est une promesse de punition et de châtiment, tandis que la seconde porte avec elle le goût de la liberté. A vrai dire, rien ne démontre que la vengeance soit le passage obligé de ceux qui refusent la justice. Ce n’est qu’au sein d’une logique économique de compensation, si chère au capitalisme, qu’à une offense doit correspondre une offense comparable. La justice règle les comptes, et ceux-ci doivent toujours tomber juste. Il s’agit d’un legs hérité des révolutions libérales bourgeoises qui, pour assurer à chaque citoyen un traitement identique face à la loi, devaient garantir un fonctionnement identique du mécanisme des décisions administratives pour chacun d’entre eux.

Un conflit ne comporte pas de solution à sens unique, mais contient en lui des possibilités infinies (dont l’indifférence ou l’éloignement). En tout état de cause, seul celui qui le vit dans sa chair peut connaître la réponse à y apporter, une réponse qui ne peut être codifiée. Voilà pourquoi, avec l’autonomie de l’individu, disparaît la justice, et avec elle l’injustice. Il ne faut en effet pas croire que nier la justice signifie défendre l’injustice. Pas plus que nier l’existence de Dieu implique l’adoration de Satan. Au fond, Hobbes, qu’on ne peut pas soupçonner de sympathies subversives, n’avait peut-être pas toujours tort en affirmant que la Justice consiste simplement à préserver des pactes, et donc que là où il n’y a pas d’Etat –c’est-à-dire de pouvoir coercitif qui assure le maintien des pactes–, il n’y a ni justice ni injustice.

Lope Vargas

Titre original : Per regolare i conti , in Diavolo in corpo n°3, Turin, novembre 2000
Traduit de l’italien dans Le diable au corps, recueil d’articles de la revue Diavolo in corpo (1999-2000) , Mutines Séditions (Paris), novembre 2010

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Bruxelles d’en bas ne se rendra pas !

L’ordre doit régner, c’est l’obsession de tout pouvoir. Endiguer et anéantir le désordre, comme celui qui existe encore dans cette capitale de l’Europe, un désordre qui nous permet de respirer encore un peu dans un monde asphyxié, est alors une préoccupation permanente. Ça passe ou ça casse.

Parfois, submergés dans les soucis du quotidien, on a tendance à oublier que les puissants ont des idées pour l’avenir de Bruxelles, car les mots qu’ils utilisent pour qualifier leurs projets resteront toujours difficiles à comprendre pour ceux qui vivent en bas. Ce n’est pas qu’ils seraient plus intelligents, plus érudits, mais tout simplement, ils parlent un autre langage. Pensez simplement à cet énorme monstre qu’est le Palais de Justice, plombant les quartiers bruxellois, symbole d’un pouvoir qui se veut omniprésent. Aujourd’hui, ce n’est pas un nouveau Palais de Justice qu’ils construisent, ce sont des dizaines de projets de réaménagement. La zone autour de la gare du Midi transformée en quartier d’affaires. Les abords du canal destinés à devenir quartiers branchés. A coups de projets de réaménagement, d’îlots d’appartements clôturés et sécurisés, ils pensent pouvoir nettoyer Cureghem, un des foyers de révolte viscérale. Entretemps, le quartier européen devient petit-à-petit une forteresse, accessible uniquement aux politiciens, eurocrates, journalistes, fonctionnaires.

Mais ce n’est pas tout. Bruxelles est un mélange improbable, traversé de contradictions criantes : grandiose capitale de l’Europe et de la Belgique, mais qui en même temps compte la population la plus pauvre et démunie de toute la Belgique. Siège de l’OTAN, l’alliance des assassins en kaki, et en même temps une ville où le dégout pour tout uniforme est plus courant que l’amour pour l’ordre. Plateforme des relations internationales entres les Etats, d’accords économiques, de trafics à grande échelle et, en même temps, carrefour où se rencontrent des gens du monde entier, mais du monde d’en bas, tous porteurs de leur histoire, de leur vécu, de leurs douleurs et espérances, de leurs révoltes aussi.

Bruxelles se compte certes parmi les endroits où la révolte couve en permanence. Prête à exploser, comme une bombe à retardement. Car du mélange entre le désordre qui nous fait vivre dans les rues de Bruxelles et la misère à laquelle nous essayons de survivre, le pas vers l’insurrection contre le pouvoir est franchissable. Et c’est exactement cette possibilité, ce spectre d’une révolte d’en bas, que le pouvoir veut conjurer. Le projet de l’avenir pour Bruxelles, dans les rêves de la caste dirigeante, c’est la pacification, c’est l’effacement de toute velléité de révolte dans cette population récalcitrante. Et ce projet est un ensemble de choses. Ce n’est pas seulement la reconfiguration urbanistique de la ville comme dit plus haut, mais c’est aussi sa sécurisation : des caméras de surveillance partout, un réseau de transport en commun ultra-contrôlé, une police conçue comme une armée d’occupation. Et n’oublions pas la construction annoncée d’une méga-prison, la plus grande de Belgique, au nord de Bruxelles. En fait, la méga-prison est à l’image du grand projet pour Bruxelles : la ville comme grande prison à ciel ouvert.

Il s’agit donc de comprendre comment tous les mesures, tous les projets d’Etat, toutes les directives des différentes polices, font un ensemble, destiné à endiguer le désordre et prévenir une explosion sociale à l’image de celle d’Athènes il y a quelques mois ou celle de Londres de l’année dernière. Les combats à mener seront virulents, mais un choix préalable s’impose : soit accepter et courber l’échine, soit se défaire de toute illusion, de toute confiance dans le pouvoir et se placer carrément sur le champ de la révolte. Au quotidien. Pas comme une bataille en vain, où on lutterait désespérément contre la marée qui monte, mais comme un cri de vie, une affirmation de la liberté que nous voulons, du désordre des désirs qui courent dans nos veines. Les mi-chemin entre la résignation et la révolte, terres fertiles des compromis et de la politique, ne sont même plus envisageables. Les illusions d’une intégration, d’une amélioration des conditions de vie, d’une entente entre les revendications d’en bas et les intérêts d’en haut fondent comme de la neige au soleil. Du côté du réformisme, du petit-à-petit, des manœuvres politiques, du respect de la paix sociale en échange de quelques promesses, il n’y a plus rien à espérer.

Plus tout pointe en direction de la pacification, du sacrifice de tous au nom de l’économie et du contrôle, plus nous devons tendre vers la révolte, se préparer au soulèvement, saisir toute occasion pour passer à l’attaque contre l’ordre de ce monde. Et ce n’est pas un vain espoir en l’air, pas un vœu dans le vide, mais une possibilité concrète.

Alors, comment procéder pour combattre leur projet de prison à ciel ouvert ? Il faut tout d’abord se défaire de la mauvaise habitude de l’obéissance qui persiste. Il n’y a aucune grande organisation à rejoindre ou à construire, ni des leaders ou des chefs à suivre. Il n’y a pas de revendications à rédiger ou à souscrire, pas d’institutions sur lesquelles faire pression. Il faut abandonner définitivement le terrain de la fausse contestation démocratique, électorale ou pas.

Contre leur prison à ciel ouvert en construction, l’insurrection est nécessaire, une insurrection qui balaye violemment les fondements de leur monde qui nous encage. Mais l’insurrection n’est pas un grand moment à attendre patiemment, elle commence aujourd’hui. Elle est comme une tâche d’huile qui peut se répandre à n’importe quel moment. Que ceux qui sont prêts à l’attaque se rencontrent et forment des petits cercles. Qu’ils réfléchissent à où et comment attaquer déjà maintenant le pouvoir et ses représentants. Que ces petits cercles passent ensuite à l’action, donnant ainsi aussi du courage et de l’inspiration aux autres. Qu’entre ces cercles naisse une complicité contre le pouvoir, qui permettra de prendre soin les uns des autres aux moments difficiles et de passer au moment propice à des attaques plus amples contre ce qui nous opprime. Voilà les petites étincelles qui peuvent enflammer toute la prairie.

Quand en 1883, après des longues années de résistance, le pouvoir s’apprête à ouvrir officiellement le grand Palais de Justice plombant le quartier populaire des Marolles, des escadrons militaires sont déployés pour éviter tout débordement, par crainte de ceux d’en bas. Malgré les militaires, malgré les barbelés, malgré les barrages, une foule enragée saccage entièrement le Palais de Justice, le premier jour de son ouverture. Les hauts dignitaires, les juges, les chefs de police, les politiciens fuient en tout hâte pour échapper à la soif vengeresse de la populace qu’ils détestent tant.

Bruxelles d’en bas ne se rendra pas.

[extrait du journal anarchiste bruxellois “Hors Service”, octobre 2012]