De la révolte et de la vie

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Un compagnon du cercle anarchiste “Bruno Filippi” de Carrare

Il est très difficile de parler de ses propres expériences, parce qu’elles te mettent en conflit, y compris avec toi-même. Je ne fais pas référence à un discours sui generis, à un anarchisme généralisé entendu comme idéologie, mais à un anarchisme qui part de la révolte, de quelque chose qui m’appartient. Dans ce contexte, il s’agit de matière vivante, je parle de l’expérience du cercle Bruno Filippi.

 

J’étais un adolescent qui a commencé, comme tous les jeunes, par des expériences de petites rébellions, surtout concernant ma conflictualité particulière face à l’institution familiale, et parce que mon grand-père m’avait appris à n’accepter pas même mon père. Ce fut un des premiers partisans, ses idées étaient fondées sur des bases stirneriennes : le meilleur professeur est celui qui apprend la révolte à ses propres élèves.

Le cercle Bruno Filippi naquit après l’expérience du cercle culturel de via Ulivi, de la volonté de créer un cercle qui aille au-delà de la distribution de livres ou d’informations, afin de développer un lieu où les compagnons puissent porter un discours de lutte et de radicalité dans le social, qui allait des petits discours ou luttes minimales liées au territoire (par exemple à propos de la réfection des routes, les luttes aux côtés des camionneurs, l’insatisfaction sociale, etc.), jusqu’à toucher des thèmes plus chauds du contexte social au niveau national. Je pense aux questions soulevées dans les années 70-80, comme par exemple le terrorisme, la lutte armée, etc., thèmes qui faisaient l’objet de discussions quotidiennes à l’intérieur des mouvements de subversion sociale. C’est dans ce contexte que mûrit mon expérience à Carrare, la mienne et celle de tant d’autres jeunes compagnons, de jeunes rebelles anarchistes en révolte.
Le cercle Filippi cassa le conformisme qui plombait depuis des années le mouvement anarchiste de Carrare, et suscita même de dures polémiques avec ceux qui, pour avoir la paix, choisissaient la route plus commode de l’opportunisme, pour éloigner de soi les risques d’une éventuelle répression. Il faut exprimer une pleine et totale solidarité envers les expériences anarchistes et libertaires informelles plus radicales, même celles armées (comme Azione Rivoluzionaria [1]), qui allaient durement contre toutes les expressions historiques et officielles de l’anarchisme de Carrare, désormais réduit à des commémorations et anniversaires d’un passé nostalgique, et à des années-lumière du quotidien social vécu dans la ville. Tout cela pour vous dire que le Cercle avait un rapport de vie et d’idée qui ne se séparait pas de ce qu’on défendait dans les luttes sociales et dans chaque manifestation de l’époque. Il n’y avait pas de sépa- ration entre théorie et pratique : ce qu’on disait, on le vivait à ce moment-là.
Comme tout le monde le sait, une répression féroce s’abattit à l’époque contre toutes les expressions du mouvement de l’antagonisme radical et social. Il y eut donc une marée d’arrestations et de mégas-procès contre les compagnons inculpés par des sbires et des magistrats qui s’occupaient, à chaque fois, de telle ou telle autre expression organisée armée. On commença donc à se pointer aux procès qui avaient lieu dans plusieurs villes (Livourne, Florence,…) contre les compagnons.
Cette façon d’appuyer la lutte subversive se confondait avec une complicité solidaire envers tous ceux qui étaient touchés par la répression policière et judiciaire. Notre présence et celle de nombreux autres compagnons suscitait l’enthousiasme et l’envie de lutter, aussi bien en nous que chez les compagnons emprisonnés. Respirer et conspirer contre l’Etat était devenu le quotidien et la façon de vivre et de sentir de chacun d’entre nous.
Au début, les rapports à l’intérieur du cercle Filippi, de la façon dont je l’ai vécu, furent conflictuels entre les jeunes et les soi-disant “anciens” parce que je cherchais des modes d’action —mon envie croisant celle de beaucoup d’autres— qui ne se concrétisaient ni dans l’immédiat ni dans les problèmes spécifiques qu’il fallait affronter. Naturellement, je ne comprenais pas cette fermeture apparente des “anciens”, peut-être pensais-je que tout m’était dû, choses qui adviennent souvent chez les jeunes au sang chaud et pleins d’enthousiasme.
C’était peut-être pour nous apprendre ce qui ne s’enseigne pas : leur attitude passionnelle et cynique était la conséquence de la façon particulière qu’ils avaient de faire référence à leur vie et à leur révolte. N’ayant moi-même pas passé la moitié de ma vie en prison, ce qui leur était par contre arrivé, je ne réussissais pas à en percevoir le sens. Ce fut la rudesse du conflit avec ces anarchistes « maudits » qui devenaient de « mauvaises fréquentations », qui m’a donné la possibilité de grandir de façon autonome dans tous les sens, sans me créer aucun mythe. Lorsqu’on est vivant et non pas végétatif, aucun rapport formalisé ou parcours préétabli ne peut exister. Voilà pourquoi les rapports totalement horizontaux et les face-à-face ne laissaient pas place à l’opportunisme. Ces compagnons portaient en eux une rude franchise, ainsi qu’une humanité désormais introuvable… Ils vivaient une vie pleine où le discours du mouvement, de la pensée et de l’action était tout un ; ils vivaient leur vie comme un « jeu ».
Il n’y avait aucun discours organisationnel rigide parmi nous, il n’existait pas de groupes d’affinité établis, mais des groupes qui naissaient pour des actions déterminées puis qui se dissolvaient aussitôt. Il n’y avait pas de leader ni de chef. Tout était exprimé dans un rapport libre, solidaire et sans domination. Il y avait du respect pour chaque action directe de révolte, sans en privilégier aucune. Ce qu’on m’a appris, c’était que j’avais plus de capacités que celles que je pensais avoir. Ces compagnons, ayant passé la moitié de leur vie en prison, ouvraient le chemin du « savoir tout faire et tout de suite » en pleine liberté et responsabilité.
Personnellement, le rapport le plus intime, je l’ai entretenu avec Belgrado et Sergio, qui étaient les compagnons les plus présents au cercle. Ce qui m’a marqué, ce fut leur grande ouverture d’esprit, leur compréhension des différentes positions, la modestie face à tout rapport arrogant typique de ceux qui ont une grande culture. Une phrase de Belgrado me toucha : « Mon orgueil est de n’avoir donné pas même une heure de travail à l’Etat. » Quant à Sergio, pourtant très semblable à lui, je me souviens de sa grande humanité et fermeté de caractère. Il suffit de penser qu’il a soutenu pendant plus de 30 ans les positions de Belgrado, Mariga, Zava et tant d’autres, capturés par l’Etat, en affrontant tous ceux qui, tout en étant anarchistes, se conformaient et s’adaptaient au fur et à mesure au nouvel Etat post-Résistance. Pour ma part, je pense que ces compagnons, quelle que soit leur situation, étaient toujours présents et qu’ils avaient une vision et une pratique de la solidarité qui allaient au-delà de leur entourage, car elle était étendue à tous ceux qui, à l’extérieur ou à l’intérieur, se montraient rétifs et rebelles au pouvoir.

Le cercle Bruno Filippi, malgré sa brève existence, grâce à la présence de tous ces compagnons et de tant d’autres anonymes, eut une intense activité subversive anarchiste dans la vie de Carrare. La théorie marchait avec la pratique, contre toute spécialisation de vie et de lutte. On pratiquait notamment la solidarité réciproque, par exemple en se déplaçant dans d’autres villes pour appuyer les activités développées par d’autres compagnons. Le résultat fut que des compagnons de toute l’Italie, et même de l’étranger, venaient au cercle. L’œil de l’autorité, comme on pouvait s’y attendre vu la vivacité de la situation, porta une attention nouvelle et conséquente à cette renaissance de l’activité subversive anarchiste dans la ville. On se réappropriait ce qu’on avait perdu dans le mouvement au cours des années.
En ce qui concerne les positions de Belgrado, Mariga et des autres “vieux” quant à la propagande et l’organisation armée, par exemple sur celle qui a concerné notre mouvement (cf. Azione Rivoluzionaria), il faisaient preuve d’une grande compréhension et d’une ouverture d’esprit, sans rejeter pour autant les nombreux jeunes qui avaient des positions qui semblaient plus conformistes et qui tendaient à s’adapter au système, ressemblant en cela déjà à de vieux conservateurs. Je dis cela parce qu’ils manifestaient une grande disponibilité à apprendre et à se confronter. Ce que je peux vous dire de moi à partir de cette expérience, c’est que rien n’est dû à personne, si ce n’est à des compagnons en qui on a confiance. L’humanité, la méchanceté parfois, et la dignité toujours sont ce qui fait la vie et la révolte… sans maîtres.

Un compagnon du cercle anarchiste “Bruno Filippi” de Carrare

[Annexe 2, De la révolte et de la vie, de B. Pedrini, ” Nous fûmes les rebelles, nous fûmes les brigands…” (éd. Mutines Séditions, 144 p., novembre 2005), pp. 136-141]

Notes

[1] 1. Azione Rivoluzionaria : Groupe de lutte armée libertaire actif entre 1976 et 1979. Il a notamment revendiqué l’attaque contre les Edizioni Paoline, l’explosion du magasin de Luisa Spagnoli qui exploite les prisonniers (La Spezia, 3 février 1977), la jambisation du docteur Alberto Mammoli (31 mars 1977), les explosions d’un bureau de placement et d’un concessionnaire Opel (Milan, 30 avril 1977), les explosions d’une centrale électrique, d’un bureau de placement et du siège Michelin (Turin, 1er mai 1977), l’attaque et le sabotage de chantiers des nouvelles prisons (Florence et Livourne, 17 juillet 1977), l’attaque contre l’usine IPCA (Ciriè, 2 août 1977), l’explosion contre les bureaux du journal La Stampa (lié au dirigeant de FIAT, Agnelli) et la jambisation du journaliste de L’Unità (lié au Parti communiste) Nino Ferrero (Turin, 17-18 septembre 1977), l’explosion contre le Palais des Sports (Turin, 21 septembre 1977), l’interruption partielle des communications urbaines (Milan, 28 septembre 1977), l’explosion du siège administratif du journal Corriere della Sera (Milan, 24 février 1978), les attentats contre la Banca di Roma et le concessionnaire Ferrari (Rome, 6 avril 1978), l’attaque contre le local de la Democrazia Cristiana (Aoste, 19 juin 1978), l’attaque contre IBM (Turin, 23 juillet 1978), l’attaque des bureaux du journal Gazzetta del Popolo (Aoste, 29 juillet 1978).
Les textes de revendications et les documents théoriques ont été publiés dans Azione Rivoluzionaria, Contributi alla critica armata libertaria, edizioni Anarchismo (Catania), 1980, 92 p.