Antinationalisme : Les insurrections au Kurdistan au cours de la première guerre du Golfe

Par rapport à la première édition, en français, datant de décembre 1991, effectuée alors par nos soins, peu de choses sont modifiées ici. La principale modification concerne le titre de la brochure  : «  Le soulèvement kurde…  » qui faisait évidemment référence à l’actualité révolutionnaire en Irak, surgie au cours même de la première guerre du Golfe. Or, vingt ans se sont écoulés et le titre devait désormais en tenir compte. Pour le reste, quelques lourdeurs de traduction sont éliminées, ainsi que des fautes d’orthographe, de syntaxe… Et la maquette a, elle aussi, évolué.

Sommaire

Saddam is watching you

 Introduction

Nous avons traduit en français ce texte en provenance de Londres car il nous a donné des éléments précieux sur l’histoire récente en Irak, la guerre en Irak en particulier. La compréhension de la situation réelle dans le Golfe nous a souvent fait défaut. Nous étions réduits à rejeter, sans vraiment les dépasser, les brouillages émis par les Etats en guerre et par leurs souteneurs officiels ou officieux. Il a donc le mérite de nous aider à nous orienter dans ce dédale complexe et peu familier pour nous, en Europe.

Cependant, il nous semble indispensable de faire des réserves sur le texte. Ces dernières ne portent pas tant sur les données à propos des foyers d’insurrections en Irak. Elles concernent plutôt certaines appréciations portées sur ces données. Les tentatives de s’insurger et de s’associer contre les conséquences catastrophiques des guerres et des crises à répétition dans le Golfe ont, bien entendu, une immense portée. Néanmoins, bien qu’elles surgissent hors ou contre l’assentiment des leaders traditionalistes du Golfe, des leaders nationalistes kurdes en particulier, elles ne peuvent pas être idéalisées comme le fait parfois le texte malgré ses propres réserves.

L’esprit d’insoumission et le caractère très violent des combats ne doivent pas nous aveugler sur les limites du contenu des insurrections. Les objectifs de bon nombre d’insurgés civils ou militaires sont restés élémentaires, comme les expropriations des stocks alimentaires, et souvent ambigus, comme les revendications démocratiques. Cela découle de la structure de classe dans le Golfe et de l’état de détresse et de terreur quotidiennes qui écrasent les populations. Malgré le refus qu’elles ont manifesté, les insurrections ont aussi révélé l’attachement aux communautés archaïques, par exemple les clans patriarcaux du Kurdistan, et même l’incapacité presque générale à dépasser la communauté moderne des marchandises et de l’argent  : d’où l’illusion très populaire de la gestion par le peuple, les maîtres officiels en étant exclus.

C’est une chose de rejeter le pouvoir d’Etat en place et les mafias nationalistes qui chicanent pour y accéder et maquignonnent sur le dos des populations, dans les zones d’influences respectives. C’est une autre chose, bien plus essentielle, d’entamer la rupture avec le fatras qui constitue la base de la vie sociale et politique et donc la source principale des errements comme le sentiment d’appartenir à la communauté kurde dont parle le texte. Les insurgés, sauf dans des cas trop rares, en sont restés là. La même réserve vaut pour les formes d’organisation issues de l’insurrection  : les shoras. Elles cristallisent le type de relations inhérent aux communautés de combat traditionnelles dans cette région du Moyen-Orient. Elles sont hostiles à la vieille hiérarchie autoproclamée des partis et des guérillas qui en découlent. Cependant, le cérémonial de la démocratie dans les shoras constitue le terrain à partir duquel la nouvelle hiérarchie prend corps. Elle est d’autant plus dangereuse qu’elle émane du peuple insurgé, même lorsqu’il chasse les leaders honnis. Nous ne sommes pas hostiles à l’association des individus insurgés. Il est bénéfique qu’ils se rencontrent pour discuter en commun des problèmes de l’insurrection, pour les trancher dans le vif, en tenant compte des conceptions, des initiatives et des capacités momentanées de chacun. Mais nous sommes opposés à la prétention des assemblées à devenir des corps souverains auxquels chaque insurgé doit être soumis.

Le terme «  pouvoir total des shoras  » est monstrueux pris au pied de la lettre. Il signifie que l’ensemble de la vie des individus doit être réduit à une norme communautaire fixée au nom d’un idéal. Nous ne doutons pas que les maoïstes kurdes rêvent d’un pareil communisme de caserne. Ce n’est pas le sens commun du «  pouvoir  » dans les shoras. Elles déclarent investir le domaine public sans trop envahir celui du privé. Elles bornent leurs interventions à la gestion de la société et de l’Etat. Il découle de cette conception politique fort populaire l’idée du gouvernement des shoras.

Nous voyons donc le sens réel de la notion de souveraineté. Elle exprime le désir de figer les accords passagers et limités entre les acteurs les plus divers des insurrections et le refus de les dépasser. Elle facilite le refoulement des contradictions dans les assemblées au nom du maintien de leur existence telle quelle. Ceux, peu nombreux, qui veulent aller plus loin sont vite taxés d’anarchistes et de saboteurs de ces forums de la démocratie.

Les individus assemblés croient être souverains par ce biais. Ils délèguent néanmoins le pouvoir qu’ils affirment posséder. C’est inévitable. Car la souveraineté est pure représentation  : la réduction des individus à des citoyens identiques. L’abstraction ne peut pas se représenter seule. Elle existe grâce aux représentants concrets. Commence alors la comédie des délégués élus et révocables. Ils ont à terme une position intenable. Les assemblées leur demandent l’impossible  : rester dans le carcan de leur rôle. Elles exigent en réalité qu’ils soient des objets inertes. Ils finissent toujours par outrepasser leur rôle, au nom des assemblées et non en leur nom propre. Ils deviennent des politiciens. C’est ce qui commença à arriver à l’éphémère conseil central des shoras.

Terminons par des précisions sur cette parution. De l’appendice, nous avons traduit en totalité l’introduction des auteurs du texte principal dans la mesure où elle précise leur position sur les shoras. Des textes et lettres du Kurdistan, nous n’avons retenu que des extraits. Le reste concerne les querelles entre sectes politiques n’ayant pas d’importance pour la compréhension de la situation.

Les traducteurs, décembre 1991

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Ce qui suit est un compte-rendu du soulèvement au Kurdistan en 1991, ainsi qu’une critique historique des partis nationalistes kurdes. Ceci pour enterrer les mensonges des médias occidentaux qui présentèrent ces insurrections prolétariennes comme l’œuvre des partis nationalistes dans le Nord du pays et des fanatiques religieux chiites dans le Sud.

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 Le soulèvement kurde, le front nationaliste kurde et ses négociations avec le régime fasciste baasiste

Le grand soulèvement populaire [1] des exploités irakiens en mars de cette année a menacé les objectifs et les intérêts des forces opérant pendant la guerre du Golfe. Du Kurdistan au Sud de l’Irak, les pauvres se sont dressés contre le régime fasciste du parti baasiste et contre les conséquences de la guerre déclenchée à la fois par ce régime et par la coalition alliée. Cette dernière, et tout particulièrement Bush, que la perspective d’un nouveau scénario du Vietnam dérangeait, interrompit la guerre afin de permettre à Saddam d’écraser ces soulèvements. Ils voyaient avec appréhension l’effet stimulateur que ces foyers d’insurrections «  victorieuses  » auraient pu avoir dans le monde arabe, et probablement partout ailleurs. Le gouvernement saoudien était particulièrement inquiet à ce propos  : les soulèvements irakiens, sous forme de manifestations, commencèrent déjà bien avant le déclenchement de l’offensive terrestre.

Dans l’ensemble, ces manifestations condamnaient les deux parties, même si certains voyaient s’exprimer des sympathies pro-occidentales. Par exemple, une manifestation où des photos de Bush étaient brandies  : cela ne signifiait pas que les manifestants étaient pour lui, mais, au contraire, leur haine était si grande qu’ils étaient disposés à utiliser toute chose ou personne afin de l’exprimer. Malheureusement, bien que la grande majorité n’ait pas été pas pour Bush, beaucoup avaient l’illusion d’être «  sauvés  » par les Occidentaux.

Saddam était disposé à céder à toutes les conditions de la coalition pour écraser le soulèvement et rester au pouvoir. C’est sur ces soulèvements que son régime fasciste s’est vengé de la défaite de la guerre. C’est la raison pour laquelle il a attaqué de façon si barbare l’âme même des foyers d’insurrection, depuis Bassora, Dewania, Kabala et Najaf aux villes kurdes de Kirkuk, Sulliemania et Hawlir. Comme dans une boucherie, on a pu voir s’étaler les cadavres de Turcs, d’Arabes, d’Assyriens et de Kurdes  [2]. Dans cette mesure, ce fut une affaire internationale, et non pas seulement kurde  : un soulèvement réellement social et populaire.

L’extrême barbarie de l’armée et de la police du régime ainsi que le cauchemar d’un nouvel Halabja [3] furent les raisons qui conduisirent trois millions de rebelles (pour la plupart pauvres) dans les montagnes, sous le feu incessant des hélicoptères les repoussant vers la maladie, la faim, le froid, la misère et la mort des montagnes kurdes du Nord, ou des déserts arides du Sud. Dans les montagnes, ils atteignirent et traversèrent les frontières turque et iranienne, menaçant ainsi la stabilité des frontières nationales respectives pour enfin finir dans les mains de l’armée et de la police des deux pays. Nous avons tous été témoins des traitements inhumains infligés en particulier par les milices armées turques. Ils ont traité les Kurdes en ennemis. D’un autre côté, des centaines de milliers d’Iraniens, qui n’étaient pas tous kurdes, ont généreusement offert toute l’aide qu’ils pouvaient offrir. A tel point que cela a failli représenter une menace pour la stabilité intérieure aussi bien en Iran [4]qu’en Turquie. Le Kurdistan turc a été secoué de troubles et des manifestations ont eu lieu dans la ville de Diyarbakir, ainsi que dans d’autres grandes villes turques. Certaines villes kurdes de Turquie ont été bombardées par la RAF et l’US Air Force pendant la guerre. Il faut aussi se rappeler qu’un grand nombre d’ouvriers kurdes furent engagés dans la grande grève générale qui s’est propagée pendant la guerre en Turquie et qu’ils eurent un impact assez important dans le fort mouvement contre la guerre à l’intérieur même de la Turquie. Le refus de plusieurs millions de personnes de se soumettre au régime, préférant les terribles terrains montagneux, porta le problème kurde à l’attention du monde à travers la télévision, les journaux et les Nations unies. Mais la coalition alliée traita le problème dans les mêmes termes que celui des famines massives en Afrique  : par l’envoi tardif et parcimonieux de dons charitables (entre autres, des colis de surplus alimentaires originaires des pays occidentaux) et l’envoi simultané de leurs armées pour servir leurs intérêts et maintenir leur contrôle sur la situation [5].

Le Front nationaliste kurde est le produit des rapports sociaux et politiques réactionnaires hérités d’un lointain système féodal et tribal (gros propriétaires fonciers, etc.) et d’une bourgeoisie assez récente, faible et insignifiante. Leurs marchandages avec le gouvernement central de Bagdad au nom des droits du peuple kurde se sont toujours retournés contre les intérêts de la majorité des Kurdes. Il ne fait aucun doute qu’il y a une relation directe entre cette forme de négociation et la reconnaissance mutuelle de leurs intérêts de classe. Pour autant qu’ils s’érigent eux-mêmes en représentants des Irakiens et des Kurdes, ils sont responsables, l’un et l’autre, de façon criminelle à travers leur histoire, de la situation passée et présente des populations d’Irak et du Kurdistan.

Après que le Front kurde a utilisé le génocide d’Halabja, pour s’en laver les mains presque aussitôt, sa crédibilité fut extrêmement faible au Kurdistan (ceci fut d’ailleurs aggravé par les combats violents que se livraient les différentes factions nationalistes entre elles, entraînant des innocents dans leurs batailles de clocher). Leur faiblesse subséquente et le manque croissant de soutien dans la population locale obligèrent les différentes factions (UPK, PDKI) à repenser leurs rapports et à joindre leurs forces pour constituer le Front du Kurdistan. Ils commencèrent par dépenser de l’argent avec prodigalité dans des voyages coûteux vers les pays limitrophes (Iran, Syrie, Turquie, Libye) à la recherche de contacts économiques et politiques au nom du peuple kurde. Après quoi, ils tentèrent de se vendre eux-mêmes auprès des pays riches occidentaux, obtenant quelques faibles succès en Europe, mais aucun aux Etats-Unis. Il est bon d’ajouter ici que cela semble être une différence croissante entre le nouveau super-Etat fédéral d’Europe et les Etats-Unis. L’Europe voit ses intérêts dans l’établissement d’un Etat kurde sur lequel elle aurait de l’influence, exactement comme elle voit d’un œil favorable l’idée d’un Etat palestinien. Les Etats-Unis veulent un régime baasiste sans Saddam, et pour Israël la continuation du processus actuel avec quelques modifications. La proposition de constitution d’une «  zone de sécurité  », comme prélude possible à un mini-Etat kurde, émana du Danemark, puis de la France, avant que le Premier ministre britannique, John Major, n’en fasse toute une affaire de façon fort opportuniste.

Lorsque le soulèvement populaire spontané débuta en mars 1991 [6] (spontanéité due à la perte de crédibilité des partis), le Front du Kurdistan eut l’intention de le contrôler en prenant en main l’argent des banques kurdes, en contrôlant les bâtiments du gouvernement kurde, les institutions d’Etat kurdes et le commerce des armes dans la région, qui s’opérait à ce moment-là dans des marchés de rue ouverts. Voilà ce qu’ils firent à ce moment crucial et sans prendre part au soulèvement. Beaucoup de gens s’en sont plaints et se sont préoccupés du manque d’organisation réelle, sur le terrain, qui fut l’une des raisons de la rapide défaite du soulèvement (ainsi il fut facile pour le régime baasiste de reprendre les villes kurdes).

Certaines des armes entrèrent par l’intermédaire de trafiquants d’armes au Nord de l’Iran, d’autres furent saisies chez les milices secrètes de l’armée et de la police ou bien remises aux insurgés par la Jash, les unités kurdes de l’armée irakienne. En pratique, ils se sont révélés beaucoup plus radicaux que les peshmergas, d’autant que ceux-ci ne se sont jamais rebellés contre leurs maîtres, puisqu’ils leur sont restés soumis [7]. Les insurgés du Kurdistan se trouvaient bien face aux peshmergas et à la Jash qui ne prenaient aucune part aux événements. En aucun cas, le Front du Kurdistan ne peut être comparé à un syndicat occidental, qui serait confronté à une situation de débordement incontrôlable de ses membres, face à des bureaucrates hébétés, et qui tenterait de retrouver son pouvoir. Il exerçait en réalité un contrôle très étroit sur ses unités.

Les soulèvements prirent différentes formes suivant les régions du Kurdistan. A Sulliemania, par exemple, la révolte débuta lorsque des étudiants descendirent dans la rue contre la police secrète. Celle-ci répondit en tirant sur les manifestants, tuant certains d’entre eux et, par conséquent, la révolte se fit plus générale, plus de gens s’y joignirent. De source sûre, il semble qu’environ cinquante shoras de travailleurs (conseils ou soviets), auto-organisées et spontanées, furent formées à Sulliemania par les habitants des quartiers populaires, dans les petites usines, etc., afin de débattre des problèmes pratiques. Elles n’ont pas été reconnues par les nationalistes qui piétinèrent leur forme de démocratie (délégués révoquables, etc.). Pendant la révolution iranienne de 1979, des shoras (conseils de travailleurs) furent formées un peu partout, y compris chez les paysans kurdes du Nord de l’Iran. A cette époque, les réunions des assemblées se terminaient aux cris de «  Longue vie aux shoras  !  » (répétés trois ou quatre fois et accompagnés de vifs applaudissements). Beaucoup parmi ces grandes gueules finirent par être exécutés par les mollahs iraniens [8].

A Hawlir, le soulèvement débuta lorsqu’une femme, rendue furieuse de désespoir par l’assassinat de son fils par un flic de la sécurité, désarma le policier, le tua, puis s’en prit au bâtiment des flics de la sécurité afin d’en abattre quelques autres, suivie par une foule croissante de personnes exaspérées et de curieux. En fait, partout au Kurdistan, des gens furieux attaquèrent, démolirent et incendièrent des bureaux de la police, bâtiments locaux du gouvernement, centres baasistes, casernes, quartiers généraux de sécurité, etc., déguerpissant souvent avec divers trophées. Des officiels baasistes et de la police secrète furent exécutés. Un tel exemple général de spontanéité demeure. Le bombardement d’un poste de police dans la zone de contrôle de la coalition à l’extrême Nord de l’Irak au printemps 1991 fut à nouveau l’œuvre de la population (bien que, peut-être, elle ait eu le soutien de certains peshrnergas cette fois-ci, probablement à la recherche d’une nouvelle crédibilité).

L’insurrection au Nord du pays, bien que nationaliste dans sa forme (elle était confinée dans les paramètres géographiques du Kurdistan), fut néanmoins dirigée contre les partis nationalistes. Nous avons entendu des récits faisant état de peshmergas expulsés pour quelques temps de Sulliemania, et on empêcha aussi Talabani, le leader exilé de l’Union patriotique du Kurdistan, d’entrer dans la ville. Apparemment, lorsque Barzani, le leader du PDKI, se rendit à Chamchamal, près de Sulliemania, il fut attaqué et deux de ses gardes du corps tués.

Bien entendu, beaucoup d’autres groupes et de factions gauchistes (et même ultra-gauchistes) étaient impliqués dans les soulèvements, mais il faut rester très prudent quant à leur impact, si tant est qu’ils en aient eu un. Ils ont eu leur contribution en tant qu’individus, comme chacun eut la sienne dans l’euphorie, mais pas en tant que groupe détenteur d’un message, ou quoi que ce soit d’autre. L’insurrection fut totalement spontanée, sans aucun système idéologique, et ce fut une bonne chose. Bien qu’elle n’ait pas été l’expression d’un nationalisme simpliste (les gens étaient généralement trop occupés à attaquer les institutions gouvernementales pour pousser des slogans nationalistes), il serait faux de nier le sentiment d’identité populaire kurde que beaucoup des insurgés avaient. Malgré tout, arrivée à son apogée, l’insurrection menaça de s’étendre au reste de l’Irak, mais prendre ses désirs pour des réalités peut trop jouer en la matière. Par exemple, le slogan crié par quelques-uns «  Nous célèbrerons le Nouvel An avec les Arabes à Bagdad  » (nous avons tous tendance à prendre nos désirs pour des réalités, mais cela obscurcit la compréhension des problèmes et des contradictions propres à chaque situation). D’un autre côté, il y a eu des troubles au sein de la population arabe de Bagdad à ce moment-là (pauvres, étudiants, employés de bureau et autres travailleurs). Mais la capitale était si bien policée qu’il fut facile d’en venir à bout. Les insurgés au Kurdistan se firent remettre les armes par les conscrits arabes mais les peshmergas, pour tenter de maintenir un caractère purement nationaliste aux événements, renvoyèrent des déserteurs arabes à Bagdad, car leur principal souci était d’éviter que les conscrits arabes ne se joignent au soulèvement.

La brièveté du mouvement n’a pas permis à de telles relations concrètes de s’établir. Le soulèvement dans la région marécageuse du Sud ne dura pas suffisamment longtemps. Présenté par les médias occidentaux comme d’inspiration chiite, c’est en réalité beaucoup plus complexe que cela. Bassora (avant d’être détruite pendant la guerre Iran-Irak et les bombardements de la coalition alliée) était une ville de grands contrastes. Elle était héritière d’une forte tradition séculaire de divers courants socialistes, mêlés à un nationaliste pan-arabe à dimension sociale (législation du travail, protections sociales, etc.). Il y avait en outre une quantité considérable de gens, comme les religieux chiites qui allaient à la mosquée alors qu’un nombre considérable d’athées rejetaient ouvertement les institutions religieuses. Cela est rendu encore plus complexe par le système tribal régnant dans cette région de marécages  : certaines tribus sont alliées au parti communiste, d’autres sont baasistes, etc., quoique l’influence la plus forte au sein des tribus soit de loin celle du PC. Mais on doit se souvenir que l’allégeance au PC va de pair avec son nationalisme.

Récemment, on a frôlé la scission entre la branche kurde du PC et les autres (bien que la plupart des leaders communistes irakiens soient kurdes). C’est une faction centriste qui tente de les réconcilier. Mais tout cela dépasse de beaucoup les considérations nationales. Les membres irakiens du PC sont attachés aux frontières irakiennes, même si elles furent tracées arbitrairement, en l’espace de quelques semaines, à l’instigation du mandat britannique et français sous les auspices de la Société des nations, à l’issue de la Première Guerre mondiale. Ils ne souhaitent que l’autonomie, et non l’indépendance, pour le Kurdistan et polémiquent là-dessus.

Le mouvement nationaliste réactionnaire du Kurdistan a toujours fait preuve de loyauté de classe envers l’Etat central de Bagdad en déployant ses services de police lorsqu’on le lui demandait, par exemple lorsque le régime central était incapable d’exercer une répression directe à cause de ses faiblesses périodiques. De toute façon, avant que les baasistes n’arrivent au pouvoir, le nationalisme kurde en tant que force politique organisée n’existait pas réellement, du moins dans le sens capitaliste moderne.

Avant la prise du pouvoir par le parti baas, entre 1958 et 1963, se manifestaient des tendances plutôt radicales en Irak, en partie sous l’influence du nassérisme en Egypte. Un genre de protection sociale liée au capitalisme d’Etat s’instaura en réponse aux révoltes massives des pauvres d’Irak en 1958, lorsque généraux, propriétaires fonciers et bourgeoisie étaient attaqués et tués par le prolétariat révolté. De tout cela émanèrent des réformes sur la santé et l’éducation, et d’importants programmes de construction pour les pauvres, ainsi que la confiscation par le gouvernement des terres de riches propriétaires fonciers. Une législation du travail fut promulguée pour la défense des ouvriers et paysans contre les licenciements arbitraires.

Les techniques utilisées par Saddam pour consolider le régime baasiste combinaient la terreur et le spectacle de masse – hérités sans aucun doute du nazisme et, de façon plus lointaine, du bolchevisme – et de la restructuration urbaine. Les quartiers populaires furent rasés au bulldozer et le centre de Bagdad transformé en exposition monumentale post-moderniste («  style international régionalisé  »), rappelant les transformations de Paris d’Haussmann du XIXe siècle, mais avec une plus grande emphase dans le monumentalisme. Ce rêve, ou plutôt ce cauchemar, pourrait être pris de l’extérieur comme un exemple de domination cynique «  art/anti-art  », s’il n’était pas si mortellement sérieux, plongeant au fond de l’horreur.
Si l’on se réfère à 1968, la montée des baasistes au pouvoir est comparable, par exemple, au plan du Premier ministre Georges Pompidou, au début des années 70, pour transformer le centre de Paris en nécropole de l’art, de la finance et du monumentalisme écrasant, desquels toute vie populaire serait éventuellement bannie. La version de Saddam, quoique n’étant pas une réponse à un mouvement insurrectionnel anti-artistique (qui constitua l’un des aspects de Mai 68 en France), se focalisa néanmoins sur le déplacement des artistes «  de l’atelier à la rue  » (pour citer le quotidien arabe Al Hayat), créant une version kitsch de l’ancienne Babylone, Aladin, Sinbad, etc., passée au filtre des films hollywoodiens favoris de Saddam, tel Le voleur de Bagdad, d’Errol Flynn. Mais les édifications de Saddam ont plus ou moins été limitées à la capitale. Des cités kurdes comme Kirkuk ou Mossoul, en dépit de la politique d’arabisation, sont virtuellement restées intouchées.

Sous l’influence du parti communiste qui participait au gouvernement de coalition, l’athéisme, à un certain niveau, devint partie intégrante de la culture de masse, mais il ne faut néanmoins pas surestimer cela  ! Le Coran était brûlé publiquement, mais cela ne se fit qu’à petite échelle. La plupart des ouvriers concernés par les idées «  radicales  » allaient aussi à la mosquée. Toutefois, on peut dire qu’à cette époque, on entendit plus de propos injurieux dans la bouche des ouvriers communistes des bas quartiers de Bagdad à l’encontre de l’Islam, que Salman Rushdie a pu en proférer  !

En 1963, le parti arabe baas, nationaliste et chauvin, prit le pouvoir, dans un bain de sang, s’attaquant principalement au parti communiste. Environ 10 000 personnes furent tuées et un grand nombre d’ouvriers pendus à des câbles téléphoniques. Les baasistes constituent un parti façonné par les services secrets britanniques à la fin des années 50 au Liban. Ils imitèrent le nassérisme, mais avec une tendance capitaliste plus agressive, qui ne fit que s’accentuer au fil des années. Initialement, les baasistes n’abolirent pas les réformes, et même dans certains cas les étendirent. Le mouvement réactionnaire des nationalistes kurdes traita avec ces barbares «  civilisés  », avec comme objectif l’établissement d’une assemblée régionale quasi-autonome, subordonnée à l’Etat central. Ceci fut la base des contacts entre eux. Et d’ailleurs, pour l’essentiel, le nationalisme kurde moderne apparut au moment de la prise de pouvoir des baasistes. A la suite de ces négociations, les nationalistes kurdes lancèrent des attaques armées contre les rebelles des montagnes kurdes (dans des lieux comme Sharazoor, Garmyan, Zardy, Kharadakh, Klakasmak et d’autres bases des régions de Hawlir et de Badinan) où se cachaient les gens qui partageaient certaines conceptions communistes radicales de base (au sens d’un rejet de la propriété, de l’argent, etc.). Certains étaient membres du parti communiste. A partir de ces planques, les rebelles attaquèrent des unités de la police et de l’armée. Les nationalistes en tuèrent des centaines et expédièrent les autres dans les prisons nationalistes kurdes de Mawat et Khalan (un grand nombre de misérables qui participèrent à cette répugnante police sont encore actuellement dans la région). Dans ces zones «  libérées  » des montagnes, l’autorité de Bagdad était faible et n’avait aucun contrôle sur ces prisons. En fait, le gouvernement baasiste ne devint réellement fort qu’à partir de 1972, après la nationalisation du pétrole (les précédents propriétaires allemand, anglais et français furent d’ailleurs royalement dédommagés, comme cela arrive presque partout ailleurs avec les nationalisations). Mais avant cela, il ne contrôlait guère que les villes principales.

Après que les barbares baasistes se soient établis, ils commencèrent à attaquer la population kurde, ceci dès l’été 1963. Ils enterrèrent vivants des centaines de Kurdes, détruisirent et brûlèrent un grand nombre de villages (une centaine ou plus), qui étaient restés opposés au nouveau régime central de Bagdad. Cela se produisit après l’échec des négociations entre les baasistes et les nationalistes kurdes.

En 1964, après le coup d’Etat d’Abdul Salam Afrif (tentative d’union socialiste bourgeoise), le mouvement nationaliste kurde, comme un bon chien attendant son os, commença à remuer la queue devant le tueur fou chauviniste qui avait ouvertement comparé l’origine des Kurdes à des «  apparitions de fantômes  », et appela à de nouvelles négociations. Une fois de plus, le mouvement nationaliste kurde se retourna contre la population kurde. Ils lâchèrent leurs égorgeurs dans les zones kurdes à cause de leur constante résistance au régime de Bagdad. Par exemple, à Kanymacy, le gang psychotique d’Osmani Amu, suivant les ordres de leurs supérieurs nationalistes, commit un crime horrible en plein jour, tuant neuf «  fils héroïques et loyaux  » [9] du pauvre peuple kurde (Hama Kolabal et ses camarades) près de Sulliemania. Ces gens-là étaient de braves types qui, par la vie qu’ils menaient, constituaient une espèce d’exemple (les gens estimaient vraiment Hama Kolabal  ; ces meurtres eurent l’effet d’une douche froide sur la population locale).

Après une courte période, les jalalistes, partisans de Jalal Talabani (que l’on vit récemment sur les écrans de télévision admirer et embrasser Saddam  ; ses opinions varient de la gauche à la droite suivant les circonstances) signèrent un accord en juillet 1966 donnant à l’organisation le statut officiel de mercenaires de l’Etat. Ils commencèrent, avec l’assentiment de Bagdad, à faire le nettoyage des zones kurdes. Ils tuèrent et torturèrent des milliers de jeunes kurdes des factions adverses, et notamment de la plus féodale et tribale, celle du PDKI de Barzani. L’ensemble des factions se disputèrent la prééminence et le contrôle de la zone kurde. Qu’ils aient parfois pris parti pour l’une ou l’autre de ces dernières, ou qu’ils s’en soient abstenus, ces jeunes gosses furent tués en masse dans toute la région.

En 1968, les fascistes du parti baas reprirent à nouveau le pouvoir à l’issue d’un coup d’Etat militaire. Les jalalistes se rapprochèrent des baasistes, maintenant leur pacte avec l’Etat central et présentant cette fois-ci le gouvernement de Bagdad comme un régime progressiste anti-impérialiste et anti-sioniste du côté du prétendu bloc socialiste. La guerre entre tendances s’aggrava. Au bout d’un moment, les baasistes réalisèrent qu’il leur serait possible d’avoir le contrôle sur le Kurdistan en passant des accords avec le PDKI de Barzani, car les jalalistes étaient trop impliqués dans des marchandages avec Bagdad et n’avaient par conséquent que trop peu de crédibilité aux yeux des Kurdes. Les baasistes, d’une certaine manière, avaient de la répugnance pour la rhétorique de l’aile gauche jalaliste.

En 1970, pour la première fois, le PDKI obtint une convention accordant une certaine autonomie au Kurdistan. Cela impliqua un partage du pouvoir avec Bagdad. Pendant la période qui suivit 1970, et grâce au pouvoir qu’elle avait acquis, la bourgeoisie kurde vint quelque peu à la vie. Le PDKI eut encore à jouer un rôle de police contre les opposants du régime ayant fui le Kurdistan pour se mettre à l’abri. Par exemple, ils livrèrent aux autorités plusieurs membres de l’Armée de libération (unités principalement arabes vivant dans la zone kurde pour plus de sécurité) afin que les baasistes les exécutent immédiatement. En retour, le PDKI livra le sort du peuple kurde au Parastin – un parti au sein du parti – qui dirigeait le mouvement du PDKI, et entraîna ainsi une alliance informelle du Mossad, de la Savak (la police secrète du Shah) et la CIA qui étendit son influence principalement grâce à l’argent et aux armes. Le Parastin détermina la politique du mouvement et contrôla ses finances. Les huiles du PDKI connaissaient parfaitement ces faits, tout comme les Kurdes extérieurs au réseau du parti le savaient. En fait, le Mossad aida à entraîner les guérillas et au moins un officier israélien était dans les montagnes pour enseigner la technique des armes. C’est à cette époque que la tendance parastin du PDKI livra les opposants kurdes iraniens à la Savak. Le PDKI tua aussi quelques-uns de ces opposants. Des gens comme Mala Awara et Sulliemanny Moeny, des nationalistes kurdes du PDKI iranien (qui entretenait des rapports très étroits avec le PDKI irakien) furent ainsi livrés au Shah. Leurs corps furent ensuite traînés à travers les rues iraniennes kurdes.

Nous ne devons pas oublier ici le rôle du comité central du parti communiste irakien. Entre 1973 et 1978, il y eut un pacte entre le parti baas et le parti communiste. Ce dernier n’avait aucun pouvoir au gouvernement, mais il était utilisé comme milice de combat pour intimider les Kurdes. Au nom du front patriotique national progressiste, ils servirent les baasistes à la fois dans le pays et à l’étranger. En raison de l’agitation populaire au Kurdistan (l’autonomie n’avait pas été accordée, tout cela n’avait été que bluff), et parce que la situation échappait à son contrôle, le parti baas lança une attaque brutale sur Halabja et Kalalze en 1974. Les habitants furent napalmés avec des armes chimiques fabriquées en URSS  : elles constituaient une partie des accords passés sous les auspices du parti communiste irakien. Celui-ci approuva ce génocide car, selon eux, les Kurdes étaient des agents de la CIA sous l’influence du Shah. A ce moment-là, le PC comparait Saddam et Castro. Au Kurdistan, tout concourrait à montrer encore et toujours comment un conflit, une rivalité inter-impérialiste utilise de façon cynique et sanguinaire un terrain national, et souvent des rebelles naïfs et pétris de bonnes intentions, à ses propres fins.

Voilà comment les gens du Kurdistan furent traités comme des pions sur l’échiquier de l’édification des relations avec l’Ouest et des factions politiques rivales (nationalistes et soi-disant communistes). Mars 1975 et le leader Barzani mirent fin à cela, à la suite des accords entre le Shah et Saddam en Algérie. Saddam céda à l’Iran le droit de chercher du pétrole dans le Golfe en échange d’un retrait de l’Iran du Kurdistan. Il abandonna aussi au Shah trois îles dans le Golfe. Officieusement, l’accord prévoyait un accroissement d’importations en provenance de l’Ouest au détriment de celles d’Europe de l’Est. La direction kurde décampa en Iran, en Europe et aux Etats-Unis, les valises littéralement pleines d’argent. La souffrance du peuple kurde, après l’abandon de la lutte, signifia que les baasistes déportèrent de force des milliers de Kurdes vers les champs déserts du Sud de l’Irak, pendant que leurs villages étaient anéantis. Ils durent ensuite se débrouiller par eux-mêmes, même si beaucoup d’Arabes du Sud de l’Irak les aidèrent, ou bien aller dans les villes du Sud chercher un emploi dans l’industrie du bâtiment, etc. C’est ainsi que des peshmergas et des Kurdes furent sacrifiés aux intérêts de classe des nationalistes et des baasistes, détenteurs d’un pouvoir plus complet sur les zones irakiennes du Kurdistan, qui jusqu’alors avaient échappé à leur contrôle.

Le tapis de bombes lancé par l’US Air Force et la RAF contre les déserteurs sur la route de Bassora détruisit une armée en révolte, qui était en mesure de vaincre la Garde républicaine meurtrière de Saddam. Ce qui aurait pu favoriser les soulèvements dans le Sud du pays. La coalition alliée préféra à tout prix préserver l’Etat irakien, même si cela impliquait de maintenir momentanément Saddam au pouvoir. Cela au nom du refus d’ingérence dans les affaires intérieures d’un pays étranger…

La révolution populaire en Iran et le renversement du Shah en 1979, suivis par la guerre inter-capitaliste (Iran-Irak) déclenchée par l’Irak avec le soutien des Etats-Unis (ils se rangèrent contre les pauvres d’Iran et d’Irak), tout cela créa des conditions différentes qui favorisèrent un nouveau soulèvement au Kurdistan. Profitant d’un nouvel affaiblissement du régime, les précurseurs du Front du Kurdistan (l’UPK) commencèrent une fois de plus à négocier, en 1985, avec le régime fasciste baasiste, et leur rôle apparut une fois encore très clair  : saper les soulèvements qui s’annonçaient à nouveau en perspective. Sur les ondes de leur station de radio, ils appelèrent les gens à renoncer au soulèvement, après un grand nombre de manifestations dans les grandes villes, d’agitation étudiante, etc. (il y eut des troubles dans les champs de pétrole kurdes, mais pas de grèves  : la plupart des ouvriers dans les champs de pétrole, en particulier aux environs de Kirkuk, étaient alors des Arabes, conséquence de la politique d’arabisation au Kurdistan qui préconisait le licenciement des travailleurs kurdes. Les relations entre Arabes et Kurdes, qui auraient marqué un tournant déterminant, ne s’établirent pas à cette époque). L’UPK commença à tuer tous les opposants aux baasistes qu’il considérait comme ses rivaux. Le parti communiste en faisait partie. A Pshtashan, l’un des bastions du PC, ils tuèrent quatre-vingts Kurdes et Arabes.

Le même Talabani, cette crapule papillonnant alors autour de Saddam et l’embrassant à pleines joues, déclara à ce moment-là, en 1986  : «  Saddam n’est pas l’ennemi, mais l’arbitre entre les différentes factions du peuple irakien  », et aussi  : «  Toute personne qui s’attaque à l’armée irakienne commet un crime et poignarde dans le dos l’armée patriotique irakienne  », laquelle armée n’a jamais été rien d’autre que le bourreau sanguinaire des pauvres d’Irak et du Kurdistan, à la solde des divers régimes, et principalement du parti baas.

Les négociations entre l’UPK et le régime prirent fin, comme auparavant, sur un échec, qui donna lieu à de nouveaux combats au Kurdistan. Mais, cette fois-ci, la stratégie de l’UPK fut de «  libérer  » le Kurdistan par la coopération avec l’armée iranienne et les gardes révolutionnaires islamiques, ces derniers étant une armée d’élite professionnelle et non des conscrits.

Le régime fasciste de Saddam attaqua une fois de plus le Kurdistan et pour la première fois utilisa des armes chimiques contre les Kurdes et les Chiites arabes du Sud, opposés à la guerre. Ainsi, en mars 1988, l’armée de Saddam massacra plus de 5 000 personnes à Halabja et plus encore dans les villages avoisinants. Lorsque la guerre Iran-Irak prit fin, l’arbitre Saddam lança des attaques militaires systématiques sous le nom de code «  Anfals  » (qui est un exterminateur d’insectes de type Rentokil), anéantissant quelques villages supplémentaires au Kurdistan  : d’innombrables morts et 8 000 disparus. Personne ne sait ce qu’ils sont devenus (vendus comme esclaves  ? peut-être au Koweït  ?).

Le régime de Saddam, avec ses huit ans de guerre et de tuerie et un million de morts iraniens et irakiens, n’en avait pas encore fait assez. Secondé par ses conseillers militaires, il envahit le Koweït, tua plusieurs milliers de personnes et prépara le terrain à la plus importante concentration de forces du capital mondial pour détruire l’ensemble des structures sociales et économiques de l’Irak (des Kurdes, des Irakiens et des minorités), et jeter les premières bases du Nouvel Ordre Mondial (ou peut-être, ce qui serait plus approprié, du Nouvel Ancien Ordre Mondial  ?).

Le Front du Kurdistan, en tant que représentant de la classe exploiteuse kurde, montre à travers sa nature et son histoire de classe, qu’il n’a jamais défendu les exploités du Kurdistan. L’UPK kurde et les baasistes réunis représentent le même système barbare et répugnant à l’encontre des Kurdes et des Arabes. La vie de l’un dépend de l’autre, même s’ils ont quelques différents par moment  : principalement au sujet du butin et du partage du pouvoir. Ils ont les intérêts de la population comme adversaire commun, ce qui explique leur choix pour la résolution du problème kurde par ce type de négociations.

Le sang du Kurdistan n’a pas encore séché. Les enfants kurdes dans leur linceul ont déjà l’âge d’être enterrés. Des mères n’ont encore reçu aucune nouvelle de leurs fils morts. Des gens séparés lors de la fuite face aux exterminateurs ne se sont pas encore retrouvés. Chaque jour d’hiver de cette année, ils sont morts de faim et de maladie dans les montagnes. Mais l’impitoyable et scandaleuse direction du Front du Kurdistan embrassait Saddam et étalait aux yeux du monde ses sourires en une cynique accolade.

Et cela à un moment où le régime de Saddam était affaibli et désapprouvé par la majorité de la population irakienne. Sous la pression de l’opinion publique mondiale, ceux-là mêmes qui hier le soutenaient financièrement (achats d’armes, etc.) n’osèrent pas commercer avec lui. La majorité de la population du Kurdistan et du Sud de l’Irak grondait de colère. Mais, à l’inverse, on pouvait voir le cynisme souriant des nationalistes serrant la main de Saddam. Le but de la réaction mondiale contre le mouvement des populations kurdes peut être de sauver le régime baasiste et le Front du Kurdistan de la mort.

Le soulèvement kurde visait à la libération de l’esclavage et de l’existence à la limite de la survie qui l’accompagne, et non pas en faveur d’une reconduction des accords du 11 mars 1970 avec le même régime. Trois millions de Kurdes ont perdu leurs maisons, leurs terres et leurs villages, choisissant la mort dans la montagne plutôt que la mort sous le joug de Saddam. Alors, sous quels auspices le Front du Kurdistan a-t-il effectué ses négociations  ? Il n’y a aucune force pour sauver le régime de Saddam d’une extinction imminente (même si Saddam fait en sorte de satisfaire raisonnablement des groupes sélectionnés d’ouvriers autour de Bagdad par de grosses augmentations des salaires, ils furent les seuls dans les récentes manifestations à soutenir le régime). Mais la haine et la misère des Kurdes et des Arabes du Sud sont de plus en plus fortes contre les sales plans de négociation et chaque tentative pour revigorer les institutions chancelantes de l’autorité de Saddam. La coalition du capital mondial va une fois de plus à l’encontre des intérêts de la population du Kurdistan et de l’Irak, comme partout ailleurs. Les divers accords passés récemment entre les nationalistes kurdes et l’Etat baasiste ont permis à Saddam de gagner du temps et d’en sortir raffermi. Tout n’est que manœuvres et faux programmes de démocratisation. Il peut se renforcer par des accords subreptices avec l’Ouest, par exemple en envoyant du pétrole au Koweït et aux autres pays occidentaux. Aussi, en dépit des bombardements, il est assez peu probable qu’il y ait une famine importante en Irak, dans la mesure où les riches terres agricoles du Nord et du Sud peuvent nourrir les villes, bien que les maladies et la malnutrition, particulièrement chez les enfants, risquent de devenir massives.

Au Kurdistan, chacun veut regagner l’immeuble ou la maison qu’il a quitté pendant la migration de l’hiver. Cette migration n’était pas uniquement fondée sur la peur d’un bain de sang annoncé par les unités armées baasistes, mais aussi due à l’encouragement des peshmergas  : ils savaient le bon effet que cela produirait sur les télévisions occidentales et l’aide précieuse qu’ils en tireraient. Et c’est ainsi qu’il en a été. Toute l’aide et les actes de charité sont contrôlés par les nationalistes. L’argent est principalement allé vers les peshmergas à des fins politiques et virtuellement rien pour les pauvres dans la détresse.

Les usines, les hôpitaux et les écoles étant détruits, les gosses font la queue pour rallier les peshmergas pour au moins avoir un salaire même modéré et une certaine sécurité d’emploi. (On ne doit pas sous-estimer un autre facteur  : l’image romantique d’être un guérillero, avec tout le rêve de type guévariste qui attire plus d’un jeune Kurde chez les peshmergas  ; la réalité de l’obéissance aux ordres au sein d’une structure hautement hiérarchisée révèle cependant combien cela est terre-à-terre et même banal.) Les organisateurs de réseaux humanitaires ont été capables de se présenter eux-mêmes comme des libérateurs, les anges en hélicoptère, comme si la guerre n’avait pas existé. Les trente millions de livres sterling, par exemple, ramassés par l’ancien porte-parole du parti conservateur britannique, Jeffrey Archer et son concert rock Simple Truth [10] sont allés au KCC (Centre culturel kurde, association charitable déclarée et cercle de publication de livres, littérature et musique kurdes, pour soutenir le Front du Kurdistan) pour être ensuite très certainement reversés sur les comptes en banque des partis politiques. Ils ne font que faire du commerce sur le dos des Kurdes pauvres. A Halabja, comme dans beaucoup d’autres endroits, absolument rien n’est parvenu à la population. Ailleurs, il y a bien une ou deux soupes populaires pour aider les gens à survivre, mais il faut avoir plus ou moins un projet commercial ou une carambouille en vue pour aller demander du fric aux nationalistes.

Ou bien, si l’argent n’a pas été distribué aux cadres peshmergas sous forme d’appointements et de salaires, il est resté dans les banques à rapporter des taux d’intérêts plus forts. Tous les dons charitables de nourriture faits au gouvernement iranien ont été écoulés par ses soins au marché noir où ils ont été revendus à la population kurde dans le besoin à des prix inabordables. Les dons de charité sont devenus une source de revenus exonérés de toute taxe pour le gouvernement turc, tandis que le gouvernement iranien, arguant du fait que beaucoup des denrées alimentaires étaient périmées, liquida rapidement les stocks au marché noir.

Pour doubler leurs torts d’un affront, les nationalistes prélevèrent des taxes exceptionnelles sur les gens à la frontière entre l’Iran et l’Irak et volèrent ouvertement, dans les rues des villes kurdes, la voiture de n’importe qui afin de la revendre en Iran  ! Les loups s’entre-dévorent… Le sort des œuvres de charité se répéta encore  : un moyen commode de remplir les poches de gangsters et de trafiquants.

Malgré tout, la révolte du Sud a refusé de se soumettre et fait preuve d’un esprit d’insoumission remarquable, en dépit des forces meurtrières qui furent lâchées contre elle. Au même moment, les attaques contre l’armée irakienne dans la zone du Kurdistan contrôlée par la coalition des Nations unies se multiplient tellement que les peshmergas collaborent ouvertement avec l’armée irakienne afin d’y mettre un terme. Récemment, une grande manifestation à Hawlir fut réprimée par cent cinquante peshmergas. Généralement, ils découragent les gens en prenant la parole au cours des manifestations, en brandissant leurs armes et, si cela ne suffit pas, ils recourent à la force. Il y a eu des manifestations importantes dans tout le Kurdistan irakien (particulièrement à Sulliemania). Celles-ci portent sur les choses essentielles, nourriture et argent, et protestent à la fois contre la collaboration. Et Saddam a directement demandé aux nationalistes de les réprimer.

Cette collaboration est devenue si flagrante que les groupes de guérilla gauchistes se sont soudain multipliés et ont pris le maquis dans les montagnes, rejetant ouvertement les nationalistes. Les maoïstes constituent la majorité d’entre eux. Le groupe de guérilleros du Parti des travailleurs socialistes kurdes (PKK), basé en Turquie, a traversé la frontière et, là, il est devenu très actif, se liant avec le Parti socialiste kurde (PAK) nouvellement créé en Irak, qui décrit les nationalistes comme un club de propriétaires terriens féodaux. Mais le PKK est utilisé par la Syrie parce qu’il s’oppose au barrage construit sur l’Euphrate par le gouvernement turc et qui prive d’eau la Syrie. Patronnant le PKK, le gouvernement syrien a donné à sa direction un quartier général sûr dans la vallée libanaise de la Bekaa.

Les partis de tendance maoïste en reviennent au début des années 70, prônant le système des collectivités paysannes, de la nationalisation des terres, etc. Mais au fil de leurs vingt ans d’histoire, ils ont tué des gens avec lesquels ils avaient des querelles idéologiques mineures (individus qui quittent le parti, etc.). Dans leur lutte contre les collaborateurs aussi, ils ont tendance à tuer de simples paysans innocents natifs des mêmes villages que les premiers, créant par là un climat de peur. Mais la majorité des exploités ne peut raisonnablement pas abandonner la lutte puisqu’elle n’a aucun intérêt dans les organisations de racket ou de parti.

Honte à ceux qui font des affaires avec le sang des martyrs  ! Victoire aux révoltes des Kurdes, des Irakiens et des autres minorités contre Saddam et la Coalition  !

Témoignage d’un ancien peshmerga (jusqu’au début des années 80) avec l’aide et quelques apports d’amis anglais

Post scriptum
Ce texte a été imprimé (en anglais, NdT) presque au même moment où la lutte reprit entre la population des régions kurdes et les forces armées irakiennes. On a appris la destruction de l’hôtel de ville de Hawlir (Arbil, en arabe), une émeute à Tuz Khurmatu, la reddition de plus de mille soldats irakiens (il semble qu’ils n’avaient absolument aucune envie de se battre) et la capture de quatorze tanks à Sulliemania. Barzani, chef du PDKI, a clairement révélé son rôle de collaboration en dénonçant «  les gens opposés à toute forme de négociation  » d’avoir provoqué les troubles. Les baasistes ont dénoncé, quant à eux, les «  infiltrateurs iraniens  ».
A première vue, cela ressemble à de la pure propagande. Mais elle contient probablement une partie de vérité. De façon sûre, le gouvernement iranien a essayé, au mois de mars, d’intervenir par l’intermédiaire d’une organisation fondamentaliste islamique, le parti Al Dowa, dans le but d’utiliser les soulèvements à ses propres fins. Ils fournirent à ce moment-là des camions chargés de nourriture et portant des affiches disant «  Non aux communistes  ! Non aux baasistes  !  ». Ils savent qu’ils peuvent utiliser le désespoir des gens pour obtenir leur dépendance par le pouvoir de l’argent et de la nourriture. Le désespoir a produit deux tendances.
D’un côté, beaucoup de Kurdes se précipitent vers les partis politiques (plus spécialement le Front du Kurdistan, mais aussi beaucoup de groupes marxistes-léninistes) comme moyen de survie et de protection, trouvant dans ces organisations une sorte d’«  espoir  » extérieur. En fait, qu’ils aient rallié le Front du Kurdistan ou pas, beaucoup de gens considèrent ces négociations avec Saddam comme leur seul espoir. Cela apparaît ironique puisque Saddam joue clairement le jeu de l’attente, faisant traîner ces négociations en longueur, alors que, dans le même temps, le Front du Kurdistan éclate dans des oppositions fratricides  : combats et assassinats entre le Parti socialiste du Kurdistan (composante du Front) et les grandes sections puissantes du Front (UPK et PDKI). D’un autre côté, l’hostilité est grandissante dans une grande part de la population envers tous ces groupes politiques. Reste à savoir si ces deux tendances entreront en conflit ouvert.
Ce texte sera sans doute dépassé en partie par les événements, et nous n’avons évidemment aucune prétention d’analyse définitive de la situation là-bas.
Le 14 juillet 1991

Image d’un dictateur. Un panneau d’affichage géant représentant Saddam Hussein surplombe l’ancienne porte babylonienne d’Ishtar. Le mégalomane Saddam pousse le ridicule à se considérer comme un successeur du règne de Nabouchodonozor.

Appendice

 Les conseils de travailleurs kurdes ou shoras

Les documents suivants furent reçus du Kurdistan au cours de l’été 1991. A l’origine rédigés en kurde, ils ont été traduits aussi fidèlement que possible. Bien entendu, nous ne sommes pas d’accord avec tout ce qui est dit, mais l’information est inappréciable. En 1979, à l’époque de la chute du Shah, les médias occidentaux reconnurent l’existence des conseils de travailleurs, les shoras, dans le soulèvement social en Iran, quoique, même alors, ils en limitèrent l’extension aux régions pétrolifères. Maintenant, les mêmes médias, atteignant l’apogée de la stupeur, ne mentionnent même pas les shoras dans la révolte qui continue au Kurdistan et, peut-être aussi, au Sud de l’Irak. Dans leur compte-rendu aseptisé des événements, les travailleurs n’existent toujours pas aujourd’hui.

Cependant, comme on pouvait s’y attendre, il y a des complications. Le document sur le gouvernement des shoras de travailleurs, de début avril 1991, énonçant leurs desseins, n’a pas été reproduit, mais nous avons une bonne idée de ce qu’il en était en lisant la remarquable seconde lettre publiée ici. Les shoras étaient des conseils de travailleurs exprimant bien des contradictions auxquelles ils ont presque toujours été confrontés  : en particulier la confusion entre ou bien s’attaquer ouvertement aux partis politiques, comme autorités étrangères avec leurs propres intérêts séparés, ou bien se compromettre avec eux et alors affaiblir le pouvoir des conseils. Certaines tendances les poussaient à devenir des corps révolutionnaires autonomes (la population en armes garantissant et protégeant l’autorité des shoras, le pouvoir total aux shoras, la délégation révocable en permanence, etc.). Mais cette tendance a aussi coexisté avec celle qui appuyait les demandes social-démocrates et les marchandages, en particulier avec le Front du Kurdistan. Ce point de vue doit cependant prendre avant tout en considération le processus au Kurdistan à ce moment précis. Les shoras sont nées des nécessités pressantes de survie, dans une situation presque désespérée quoique aussi euphorique, en ce qui concerne la distribution de nourriture, de vêtements, de logement et de secours aux blessés. Fondées initialement à Sulliemania, elles gagnèrent tout le Kurdistan irakien, incluant la riche région pétrolifère autour de Kirkuk. Dans bien des cas, elles se sont maintenues après le retour des réfugiés des montagnes, au début de l’été.

Bien que les demandes des shoras (vu les marchandages sur les conditions de survie, exprimés dans le cadre de l’économie et du monde apparemment éternel de l’argent, vu les marchandages avec les «  politiques  », demandant des «  droits  » libéraux, la «  démocratie  » bourgeoise, etc.) soient un aspect de leur confusion, le fait que ce forum démocratique des prolétaires puisse se mettre en mouvement contre les relations sociales capitalistes et le mode de production capitaliste (l’économie de marché) est également important, en tenant compte de la situation très volatile dans cette région du capitalisme mondial. Plus concrètement, bien des éléments de l’activité des shoras allaient implicitement au-delà de leurs demandes explicites.

Les conflits s’élevèrent immédiatement dans les shoras et, comme partout dans l’histoire des conseils, elles furent la proie de toutes sortes de rackets politiques. Elles avaient encore à devenir l’authentique voix des exploités et des aliénés créant un monde nouveau. Le Kurdistan jusqu’à présent n’y fait pas exception. La première lettre du Kurdistan [11] conforte en partie cela, avec son optique très confuse sur les conflits au sein des shoras. Bien qu’elle condamne les marxistes-léninistes pour leur course aux suffrages, elle les attaque aussi sur la base d’une stupide position libérale  : elle veut que les shoras entraînent tout un chacun  : propriétaires bourgeois, cadres professionnels inclus (si cela signifie indure les médecins, ok, mais elle désire indure aussi tous les autres secteurs professionnels et bourgeois). D’un côté, et au même moment, elle critique le Front du Kurdistan, tandis qu’elle se sent de l’autre côté quelques sympathies pour ces porcs. Ce ton semble insister sur des attitudes indépendantes, reflétant en partie une tendance à s’orienter vers l’autonomie, mais finit par vouloir se compromettre avec le Front du Kurdistan, et place tous ses espoirs dans la négociation avec le régime. En réalité, son attitude pourrait bien être le prélude à une sorte de prise en charge social-démocrate des choses. Les vingt dernières années, ou plus, ont vu dans la grande majorité des cas, le commencement d’une peu perspicace critique du marxisme-léninisme tomber dans cette trappe ou pire, un individualisme marchand déchaîné.

Les pas en avant vers une compréhension autonome, théoriquement plus claire, ont été pitoyablement faibles. Néanmoins, dans cette confusion, il est resté des points pratiques importants à propos de problèmes concrets (tels les cols blancs versus les cols bleus) et les faits sont vraiment intéressants. D’autre part, la seconde lettre est cristalline et c’est un plaisir de la lire. Le compte-rendu sur les shoras kurdes, traitant des problèmes réels soulevés autour de considérations très vastes, est pertinent pour les prolétaires partout dans le monde, y compris ceux des pays anglophones. Le statut du tiers monde n’entre pas en ligne de compte.

Une note affirmative pour finir. Après les politicailleries des partis qui discréditèrent quelque peu les shoras parmi la population de Sulliemania au début d’avril 1991, deux textes sont reproduits ici illustrant que peut-être les shoras sont en train de reprendre leur essor, du moins dans les premiers mois de l’été. Quoique l’une ait clairement des sympathies ML [12], l’autre, issue des colporteurs, est fondamentale et franche. Les deux condamnent le Front du Kurdistan discrédité et ses attaques contre le forum démocratique des travailleurs. Il est maintenant connu que nombre de gens qui ont fait le soulèvement au Kurdistan irakien n’ont pas été complètement marginalisés au sein des shoras, bien qu’ils souffrent de dures calomnies. Ce que cela pourrait présager reste à voir…

Commentaire anglo-kurde, septembre 1991

 N’acceptons pas d’être enterrés vivants  !

Nous, colporteurs et marchands des quatre saisons itinérants de Sulliemania, avec une difficulté et une fatigue immenses, nous ne pouvons seulement obtenir que quelques dinars en travaillant chaque jour 12 ou 13 heures debout sous le soleil de plomb. Nous ne pouvons pas gagner notre vie pour nous et pour nos familles. Nos tables sont vides.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés au chômage et à la hausse des prix. Nous ne sommes pas satisfaits de cette existence écrasante. La pauvreté et la famine ne nous laissent aucune place. Nous ne marchons pas dans les rues pour le plaisir et la liberté de le faire. C’est notre travail. Alors, pourquoi le gouvernement ne cesse-t-il pas de nous persécuter et de continuer à nous chasser. Que veut-il de nous  ? Pourquoi alors nous insulte-t-il et est-il déterminé à nous enterrer vivants  ?
Nous ne pouvons pas accepter la persécution de notre travail et de notre commerce par le gouvernement ou le Front du Kurdistan parce que toute force qui ne se préoccupe pas de notre vie, de celle de nos enfants et de celle de nos familles ne signifie rien pour nous. Nous déclarons par conséquent que jusqu’à ce que le gouvernement se soucie de notre vie, nous poursuivrons dans le désespoir notre travail et notre commerce.
Honorables colporteurs  !
Nous avons besoin les uns et les autres d’unité et de solidarité. Nous avons besoin de nous assembler et de résister aux attaques contre nous, d’imposer ou de faire valider nos demandes par les autorités. Nous ne pouvons nous satisfaire de notre travail aujourd’hui, mais être unis pour avoir les droits qui nous sont refusés. Nos vies doivent être garanties par toute la richesse et le pétrole qui existent dans notre pays. Sans quoi, que pouvons nous attendre de ce gouvernement ou de tout autre  ? Pour continuer cette vie presque impossible sous ses yeux  ? Et de plus, tout l’argent et la richesse sont entre les mains des pouvoirs et des autorités et ils veulent nous enterrer vivants dans la pauvreté, la famine et le chômage.
Construisons l’unité des colporteurs à Sulliemania  !

Comité des colporteurs de Sulliemania, 2 juillet 1991

 Bref survol de la situation en Irak

La situation en Irak avant l’invasion du Koweït. Le chômage existait partout en Irak. A l’exception de la nourriture, toutes les marchandises importées étaient très chères. Tous les Kurdes nés entre 1945 et 1972 étaient à l’armée. Mécontentement politique et construction de la gauche. Groupée le long de la frontière avec l’Iran, l’opposition nationaliste était occupée à des disputes internes, ignorant la vie quotidienne de la population. La brutalité policière était à son sommet. Personne ne pouvait mentionner l’opposition. Le faire signifiait la mort et l’extermination. En d’autres termes, les perspectives de la population étaient restreintes. Elle n’a aucun espoir que le régime puisse être renversé.

La situation en Irak après l’invasion du Koweït. Au début, la population en fut satisfaite. Elle pensait que le régime de Saddam pourrait être renversé de cette manière. A ce moment-là, les prix commencèrent à s’élever graduellement à des niveaux astronomiques, par exemple un sac de 80  kg de farine à 1 000 dinars à Bassora, 800  à Bagdad, 600 à Mosel [13]. Un sac de riz dans le Sud grimpait à 375-400 dinars tandis qu’une boîte de sucre coûtait ailleurs entre 350 et 400 dinars. Le chômage s’élevait de façon dramatique. La plupart des restaurants et des fabriques étaient fermés par suite de la rupture d’approvisionnement en produits de base. Le gouvernement faisait monter la pression sur la population. La militarisation devenait de plus en plus prédominante, resserrant son étreinte sur les centres urbains. Au même moment, le nombre des déserteurs s’élevait. Mais le gouvernement était encore puissant et écrasait toute opposition. Pendant cette période, le Front du Kurdistan resta de côté. Il mit même un coup d’arrêt à l’activité des peshmergas.

La situation générale en Irak pendant l’attaque alliée. Les forces armées faisaient mouvement vers la frontière irakienne. Il y eut une désertion massive de divisions entières. Les forces de sécurité étaient moins actives et prises de confusion. A Mosel, les bases de l’armée et les services de la sécurité furent installés chez l’habitant. Mais dès qu’ils purent se joindre par radio, ils furent bombardés. Voilà pourquoi des civils disparurent. La plupart des usines et des places d’importance furent détruites. Les soldats de l’armée qui battait en retraite rentraient chez eux, emportant leurs fusils, et beaucoup de gens prédisaient que le gouvernement allait être renversé. Mais, quand un cessez-le-feu fut déclaré le 26 février 1991, les gens furent déçus  : les préparatifs pour l’insurrection n’avaient pas progressé assez loin. Le régime était las et effrayé et il commença à intimider la population, voulant lui prouver qu’elle avait gagné la guerre parce qu’elle s’était confrontée de façon provocante à quelques trente pays, cela en dépit de l’incroyable collapse économique, de la destruction de l’Irak et du massacre de sa population.

La situation en Irak pendant le soulèvement. Quand l’armée se retira du Koweït le 29 février 1991, un char entrant dans Bassora tira sur les quelques photos de Saddam encore en place, les détruisant. Ce fut la première étincelle du soulèvement dans le Sud et cela commença à démarrer et à s’étendre graduellement aux autres villes comme Koot, Omura, Nasria, Samawa, Najaf, Kurbala et Hilla, jusqu’à atteindre finalement Masaib. Mais il fut chaotique, la religion étant le facteur dominant avec chacun attachant sur son front un coeur vert, en prétendant être un Sayid [14]. Le gouvernement l’infiltra afin de déterminer qui étaient les activistes. Le slogan était  : «  Ni l’Est, ni l’Ouest, mais la république islamique.  » Tous les bâtiments du gouvernement et les institutions furent pillés, la majorité de l’armée y prenant part. Mais ils ne purent l’organiser.

Quand le Sud fut repris par les troupes gouvernementales, le plus horrible massacre s’ensuivit et tous les lieux de réunions publiques furent détruits. Même maintenant, alors que les gens sont revenus, ils sont détenus par groupes. Quand le gouvernement reprit ses attaques sur le sud de l’Irak, il lui fut facile de le reconquérir, montrant comment la religion est incapable de saisir le rythme du soulèvement et de la révolution.

La situation au Kurdistan pendant le soulèvement. Quand le Sud explosa le 29 février 1991, cela eut un grand impact sur le Kurdistan. Au Kurdistan, les unités armées avaient été mises sur pied pour prendre l’initiative des soulèvements. Chaque tendance voulait mettre sur pied sa propre unité armée. Cependant, elles étaient indépendantes. Ainsi, il en résulta que Rania fut libérée par la population le 5 mars 1991 et que la division Chwar Korna, la «  seconde force de sécurité interne  », se rendit à la population. Par conséquent, les camps de regroupement de Kawar Korna et Hasiawa furent libérés. Nous appartenions aux unités insurrectionnelles de Sulliemania ayant quatre unités armées à Karachawa, Azady, Majid Bug et Sarachnar, chacune étant composée d’environ trente personnes.

Le Front du Kurdistan était prêt à lancer une manifestation le 7 mars 1991 à 13 heures. Cependant, à 8 heures du matin, nous avons démarré. La cité entière fut libérée, excepté la force de sécurité Akary qui résista un jour. Tout Sulliemania fut libéré le 20 mars, Hawlir en trois heures le 10 mars et Kirkuk le 20 mars. L’armée, cantonnée non loin, descendit et se rendit à la population. Les citadins commencèrent alors à piller les boutiques et les bâtiments du gouvernement. Ils ne s’en tinrent pas là  : ils pillèrent aussi le contenu des bureaux et des usines. Quiconque était assez mobile pour avoir une voiture pouvait voir que les bourgs et les cités du Kurdistan avaient été pris avec peu ou pas de résistance, à l’exception de Sulliemania où il y eut plus de résistance quoique sans succès.

Le modèle du soulèvement. A Sulliemania, plusieurs jours avant le soulèvement, les forces de sécurité internes avaient averti les institutions et les départements gouvernementaux que quiconque surpris à faire de l’agitation serait exécuté et son habitation détruite. Aussi, le 6 mars, avant le soulèvement, le gouverneur de Sulliemania convoqua une réunion avec les Mshatashars (les ex-Jash), les avertissant de tenir leurs troupes en état d’alerte. Alors, ce même matin à 5 heures, les forces armées commencèrent à effectuer les manœuvres suivantes  : les doshkas (canons anti-aériens) furent placés sur des positions favorables, les unités mobiles et les modaras (analogues à des chars) furent stationnés aux endroits stratégiques et des camions, chargés de doshkas et couverts de bâches, se préparèrent à marcher sur les foules et à les mitrailler. Mais ça ne servit à rien, pour les raisons suivantes  : personne n’avait gardé la moindre loyauté envers le régime et cela signifiait que le régime ne pouvait s’appuyer sur rien. Et les gens n’étaient pas prêts à se sacrifier pour lui.

Le Front du Kurdistan avait auparavant averti les Mshatashars par lettre. La force de sécurité interne était dans une incroyable confusion. Le soulèvement dans le Sud avait relevé le moral de la population kurde. L’empressement général pour renverser le régime était à son sommet. Mais la vivacité pour commencer était faible. La libération de Rania avait un impact prononcé sur le moral de la population et les événements à Sulliemania affectaient aussi d’autres lieux. Cela signifie que la libération d’un lieu après l’autre retentissait sur l’ensemble.

Notre rôle dans le soulèvement. Après avoir mis sur pied des unités armées, nous commençâmes le soulèvement à huit heures, le 7 mars 1991. L’unité Majid Bug était dehors en service, aussi, en quelques heures, il y eut dix personnes avec deux grenades et un fusil emprunté. Les trois premières heures, nous avons occupé le poste de police d’Iscan, le bâtiment de la prévention du crime et de contrôle du trafic, l’hôtel des impôts, le tribunal, la prison et le vieux poste de police de Sara. Les magasins de l’université furent détruits et pillés par la population. Le quartier général du Parti de Sarchnar et de celui d’Abbosana furent pris ainsi que le poste de la police et de la milice. Le quartier général de la Sécurité n’avait pas encore été occupé. Nous avons également organisé une marche à travers toute la ville avec des banderoles proclamant ce qui suit  :
• Choisissez comme représentants des personnes à la fois conscientes et intègres.
• Faites des shoras la base de votre combat à long terme.
• Peuple révolutionnaire  ! L’achèvement de la révolution a été fait au prix de ton sang  ! Ne le gaspille pas  !
• La conscience de classe est l’arme de la libération  !
• Peuple révolutionnaire  ! Mets sur pied tes propres shoras.
• Longue vie à l’autorité des shoras  !
• Les femmes sont l’arme de la révolution. Elles ont un rôle clair à jouer. Pas d’obstruction à leur participation.
• Liberté politique inconditionnelle et sans entrave.
• Pour le droit à l’autodétermination du peuple kurde.

Nous avons aussi suspendu deux banderoles à l’hôpital demandant des donneurs de sang et appelant les gens à ne pas piller  : «  Frère et sœurs, vos fils à l’hôpital ont besoin de sang.  » «  On demande des volontaires pour aller à l’hôpital.  » «  Le magasin de l’hôpital est une sauvegarde pour les révolutionnaires et les blessés.  » «  Quiconque y touche sera considéré comme un voleur.  »

Nous nous sommes aussi débrouillés pour que beaucoup de gens donnent du sang que nous avons porté à l’hôpital. Le 8, il y avait près de 1 000 blessés et, à Sulliemania, 300 avaient été massacrés. Jusqu’au 8, il n’y avait pas de base de l’UPK Le mouvement des shoras se déclara rapidement de lui-même, prenant l’initiative. Leur nombre s’accrut rapidement jusqu’à atteindre 54 shoras de district au total. Il y eut aussi des shoras de travailleurs (les shoras des ouvriers municipaux, des ouvriers du textile, de la fabrique de cigarettes, des usines de poulet, de la compagnie Hamoraby, de la centrale électrique, de la compagnie Semini et de l’hôpital).

L’activite des shoras. Chaque shora avait sa propre station de radio qui diffusait son propre programme, ses publications, sa poésie et ses activités, ainsi que les demandes de la population locale. Chaque shora avait installé un poste médical où le sang pouvait être donné à l’hôpital et utilisé pour soigner la population locale. Chacune avait aussi un certain nombre de comités pour traiter avec les médias, la milice, les organismes médicaux, l’administration, les finances, les secours généraux et la justice, aussi bien qu’un comité pour les relations extérieures. La méthode de combat était la participation à l’autorité des shoras. Les shoras organisaient des réunions dans les localités et les usines. Mais la plupart d’entre elles n’étaient pas capables de tenir une réunion générale (voir plus loin).

Le 16 mars 1991, anniversaire du massacre d’Halabja, les shoras animèrent la ville entière, menaçant même le Front du Kurdistan. Le 17, une réunion générale de toutes les shoras eut lieu à la shora de Majid Bug pour élire une shora suprême couvrant la ville. Le 18, le Front du Kurdistan appela à la dissolution des shoras. Le 18, à 14 heures, il y eut un meeting général des délégués des shoras. A 21 heures, il fut décidé de condamner la déclaration du Front. Le matin du 19, il y eut un meeting des délégués des shoras et du Front. Au même moment, une rumeur se répandit selon laquelle les délégués des shoras avaient été arrêtés et leurs activités restreintes. Les shoras organisèrent une manifestation en face de la base du Front. Le matin du 29, une marche fut organisée contre la position du Front qui avait appelé à la dissolution des shoras.

Le nombre de shoras apparu au Kusdistan  : il s’éleva à 52 à Sulliemania, à 6 à Kirkuk, à 42 à Hawlir, et il y en a eu quelques-unes également à Rania et à Nasro Barreka…

Comment la crise émergea entre le Front du Kurdistan et les shoras. La crise démarra comme suit. Au début, les shoras furent un mouvement social massif rassemblant une énorme force autour d’elles. Toutes les tendances politiques de droite et de gauche essayèrent de contrôler directement ou de manipuler ce mouvement social pour elles-mêmes, de le liquider ou de le soumettre. Mais, une fois reconnu le fait qu’il constituait une force sociale indépendante de toute organisation politique, ces dernières, sentant leurs intérêts menacés, commencèrent à s’opposer directement aux shoras ici et là.

Dès le début, le Front du Kurdistan voulait se soumettre toutes les institutions de la ville et les reconstruire. A ce moment, le combat des shoras était dirigé contre les patrons (directeurs et administrateurs) et la vieille administration dont les travailleurs avaient de terribles souvenirs. Néanmoins, le Front du Kurdistan voulait permettre aux patrons de réintégrer leurs postes. Par exemple, dans ces lieux (usines et bureaux), les patrons étaient insultés par les ouvriers. Par la suite, ces personnages ramenèrent avec eux des escadrons de peshmergas du Front du Kurdistan, allant faire obstruction ou interdire les assemblées générales des travailleurs d’usine. Ici et là, ils attaquèrent même des shoras et voulurent les fermer. Ce qu’ils faisaient était en partie de lancer une propagande empoisonnée contre les shoras, créant une menaçante atmosphère de terreur. Cela signifie que la crise ne fut pas une invention d’un groupe ou d’une tendance particulière, mais avait une base réelle qui devait apparaître tôt ou tard et qui est pour nous un problème.

La mise sur pied de la résistance des milices. Quand les forces du régime reprirent les attaques sur le Kurdistan, les délégués des comités de shoras publièrent un tract décrétant la résistance au Kurdistan  ; en mettant sur pied des centres d’entraînement dans chaque base de shora, en envoyant des forces combattantes de shoras dans la bataille même si le Front du Kurdistan ne les reconnaissaient pas officiellement. Nous envoyâmes deux unités dans la bataille à Kalar pendant dix jours. Nous envoyâmes aussi une force à Kirkuk, un acte principalement symbolique puisque le nombre de combattants était seulement d’environ 80. Nous avons aussi donné un corps de 25 combattants à l’unité shora Octobre de Kirkuk. Au cours de ce voyage, nous avons parlé et passé un accord avec la direction des opérations militaires du Front du Kurdistan, quoique les relations soient restées les mêmes.

Slogans qui furent lances par le mouvement des shoras. Liberté politique inconditionnelle • Autodétermination de la nation kurde • Peuple révolutionnaire  ! Crée tes shoras • Longue vie à la semaine des 35 heures • Liberté, égalité, gouvernement des travailleurs • Le peuple doit librement contrôler sa destinée, sociale, économique et politique • Longue vie à l’autorité des shoras • Tout le pouvoir aux shoras • Longue vie à l’égalité des droits entre les hommes et les femmes • Femmes révolutionnaires ! Organisez votre propre unité indépendante • Tous les organes administratifs doivent exister par le moyen d’élections dans les shoras • Nous, travailleurs et exploités, demandons un gouvernement des shoras et non pas une démocratie parlementaire • Les forces d’invasion doivent quitter le Kurdistan • Non à la reconstruction des forces de sécurité oppressives  : ni police, ni services secrets, ni Jash ou milices publiques • Les criminels doivent être punis • Aide aux réfugiés de Kirkuk et Toose. Secourons-les • Pain, liberté du travail, pour le gouvernement des shoras • La seule alternative à la dictature des baasistes sont les shoras • Halabja, Budenan  : Hiroshima du Kurdistan • Les shoras cicatriseront les plaies des exploités du Kurdistan • Levez-vous ! Soulevez-vous et combattez. Brisez les institutions de peur • Droit à retourner au village • Le peuple doit s’armer pour garantir l’autorité des shoras • Liberté de grève et de manifestation • Liberté de parole, de pensée, d’opinion et d’organisation • Pour la satisfaction des revendications démocratiques (politiques, économiques et sociales).

Activistes du mouvement des shoras, 14 juin 1991

 Sur les événements d’Halabja en mars 1988

Pendant la guerre Iran-Irak, alors que les Américains étaient du côté de l’armée irakienne qui avait le dessus, le gouvernement iranien tenta d’ouvrir un nouveau front. A cette époque, le Front nationaliste kurde avait passé un accord avec Khomeiny et son gouvernement, qui lui avaient promis une sorte d’autonomie du Kurdistan. Ensemble, ils projetèrent de «  1ibérer  » Halabja, ville de 100 000 habitants, située à environ 36 km de la frontière iranienne. Dans cette perspective, ils l’occupèrent. L’armée irakienne était faible dans la région d’Halabja et n’était au fond en mesure que de contenir les Kurdes, ses troupes étant concentrées dans le centre et le sud de l’Irak. Afin d’assurer le succès de l’occupation d’Halabja, les Iraniens attaquèrent les bases armées à coup de roquettes, mais beaucoup se perdirent et tuèrent des civils dans la ville. Les habitants, en tout cas, étaient déjà très circonspects à propos de l’occupation, mais après ces salves aveugles, ils essayèrent de fuir. Les peshmergas empêchèrent ces départs, ne permettant de fuir qu’à ceux qui pouvaient leur verser de fortes sommes d’argent.

La ville elle-même était assez rebelle, pleine de déserteurs et avait récemment été le théâtre de manifestations condamnant la guerre dans les deux camps. Ainsi, le 17 mars 1988, pour briser l’occupation et les habitants rebelles d’Halabja, le régime irakien bombarda la ville au moyen d’armes chimiques (gaz cyanidrique et moutarde, neurotoxiques fabriqués à l’Ouest, particulièrement par la compagnie allemande AG Farben, et vendus à Saddam). Des milliers de personnes moururent instantanément et, parmi les victimes, il y avait des ouvriers, des étudiants, des enfants et des conscrits. Le nombre des morts s’éleva à bien plus de 5 000 personnes. Ce fut «  l’incident  » le plus grave de cette guerre et même un facteur important qui y mit un terme quelques mois plus tard. Ceci, conjugué à une situation d’impasse générale dont les deux camps voyaient bien qu’ils n’avaient plus rien à tirer. De plus en plus, la position irakienne s’était affaiblie, face à l’attitude offensive de l’Iran, ce qui amena les Américains à fournir plus d’armement à l’Irak pour tenter de contrecarrer cet état de fait. La guerre, qui a coûté un million de vies humaines, a dévasté en outre l’économie des deux pays.

Après le génocide d’Halabja, beaucoup de gens du pays se réfugièrent dans les montagnes iraniennes où ils furent très maltraités dans des camps. Aussi, beaucoup retournèrent en Irak, mais pas dans la région d’Halabja. Leurs souffrances n’en étaient pas finies pour autant  : à cause des stigmates d’Halabja, beaucoup d’ouvriers et d’étudiants ne purent obtenir un travail, une place dans les écoles, etc. Beaucoup de suicides s’ensuivirent, tandis qu’on laissait la famine s’installer dans les camps de prisonniers. La flétrissure s’étendit même à l’extrême sud du pays où les ouvriers d’Halabja eux-mêmes ne purent souvent retrouver un emploi. La popularité des nationalistes au Kurdistan, déjà limitée, disparut complètement, à cause de leur part de responsabilité dans le génocide. Pire encore, à la suite de l’attaque, on vit même les peshmergas se déployer à travers la ville déserte et mettre à sac les maisons, voler les réfrigérateurs et les cuisinières, délester les cadavres de femmes de leurs bijoux pour ensuite les revendre quelque part ailleurs en Irak. L’argent n’aura même pas servi à alimenter le parti  : il est resté dans leurs poches. Il va sans dire que les officiers peshmergas volèrent sans vergogne et si publiquement que leurs noms sont très connus dans toute la région.

Pour toute correspondance :
BM Blob, London WC1N 3XX et BM Combustion, London WC1N 3XX

Notes

[1] Le terme «  populaire  » sous-entend ici l’étendue que les soulèvements ont pris et ne fait pas référence à une prétendue nature populaire, c’est-à-dire démocratique du mouvement. (NdT)

[2] Deux cents mille Turcs vivent au Kurdistan irakien. Il s’agit de descendants des soldats qui décidèrent de s’y installer à l’époque de l’empire ottoman. Il n’y a aucune hostilité entre eux et les Kurdes de la région. Au contraire, ils ont tendance à se joindre aux révoltes périodiques de ces derniers. La même chose se produit avec les chrétiens assyriens (dans un pays majoritairement musulman) qui sont près de cent mille, peuple originel de ce pays dont l’ascendance remonte à l’époque de Nabuchodonosor et qui n’a pas de lien avec la Syrie moderne.

[3] Sur Halabja de mars 1988 : voir texte en appendice.

[4] On peut se demander si cela a eu un impact sur les troubles qui ont éclaté en Iran voilà quelques temps. Par exemple, la grève longue et très suivie des enseignants à l’automne 1990, qui obtint gain de cause. Et la grève des ouvriers du pétrole qui s’étendit de la grande raffinerie de pétrole d’Abadan jusqu’à Esfahan, et, de là, à d’autres raffineries à travers l’Iran durant les deux ou trois premières semaines de l’année 1991. A Téhéran, les ouvriers de la raffinerie entamèrent d’abord une grève de la faim, puis continuèrent par une grève tout court. Vers le milieu de la grève, un représentant du ministère du Travail se rendit à la raffinerie et appela les ouvriers à retourner au travail et à nommer un délégué pour parlementer. Les ouvriers répondirent qu’ils n’avaient pas de représentant et que c’était au ministère du Pétrole ou au ministre du Travail de venir parlementer avec eux.

[5] Voir la note 9 sur les actions humanitaires.

[6] Le mois de mars a une signification particulière dans l’histoire kurde. C’est une fête nationale. Elle ne tire pas seulement son origine de la célébration de l’arrivée du printemps, mais aussi de la légende selon laquelle un tyran particulièrement vindicatif, Zohak, aurait été tué par Kawa, un forgeron, voilà plusieurs siècles. Mars est le mois où divers événements récents se sont produits  : en mars 1970, l’octroi de «  l’autonomie  » au Kurdistan  ; en mars 1974, le bombardement au napalm de Halabja et de Kalalze  ; en mars 1988, le bombardement au gaz neurologiques d’Halabja, etc.

[7] En fait, les troupes de la Jash et les peshmergas portent le même uniforme standard jaune des Kurdes, qui, dans un sens, symbolise leur ressemblance dans la défense du status quo.

[8] Pendant la révolution en Iran, à la fin des années 70, des shoras apparurent dans tout le pays. C’était des conseils de travailleurs classiques. Au Kurdistan iranien, les Kurdes organisèrent des shoras dans la plupart des petites usines, et spécialement dans un grand nombre de briqueteries. Dans les campagnes, les paysans turcs constituèrent leurs propres shoras. Mais elles étaient assez disparates. Il semble y avoir eu autant d’exemples différents de «  contrôle  » ouvrier qu’il y avait d’usines en Iran. L’un des principaux problèmes était l’inexistence de structure de coordination nationale ou même locale. Par conséquent, il était relativement facile pour l’Etat islamique en herbe, uni lui, pour le moment au moins, aux capitalistes privés, d’écraser ces modes d’autonomie en gestation et cette menace réelle à la fois pour le fondamentalisme et le capitalisme en général.

[9] «  Héroïques et loyaux  », voilà le genre d’expression couramment utilisée pour décrire les rebelles des pays arabes et les pays limitrophes. Pour des oreilles occidentales, l’expression a des résonances de langue de bois maoïste, mais, à la base, cela signifie qu’il s’agit de gens courageux, solidaires entre eux et toujours prêts à affirmer une solidarité effective.

[10Simple Truth fut l’alibi des rapaces avides de la bande Archer  : immédiatement après l’appel des Kurdes, Mary Archer essaya de fonder sa propre organisation humanitaire pour éponger les dettes de jeu des plus riches crapules de la Lloyd’s. Le concert de rock a été le dernier d’une longue suite de réflexes bourgeois, en réponse à la critique des horreurs qui s’élèvent en marge de leurs propres actions. Ce n’est pas une coïncidence si son précurseur, Live Aid, fut lancé au moment même où des foules de gens versaient de l’argent et faisaient des dons en faveur de la grève des mineurs contre l’Etat en 1984. Des journalistes firent des comparaisons directes entre donner aux pauvres méritants (des Ethiopiens morts de faim) et donner aux pauvres qui ne le méritent pas (des mineurs en grève).

Ces collectes pour les mineurs, bien qu’ayant certains défauts de l’action humanitaire (dans la mesure où elles étaient souvent perçues comme substituts à l’action de solidarité, que d’autre part elles étaient distribuées très irrégulièrement, et remplissaient parfois les poches des bureaucrates du syndicat) représentaient malgré tout des expressions auto-organisées d’identification avec un mouvement réel d’opposition. Une foule de gens, aux quatre coins de l’Angleterre, utilisaient les collectes comme moyen de contact, comme lieu d’échange pour discuter des nouvelles, de ce qui se passait dans la grève et d’eux-mêmes. C’est la raison pour laquelle la police expulsa souvent les bureaux de collecte et arrêta les gens qui participaient à ces collectes. On n’a pas eu autant de chance avec le concert Simple Merde de la bande Archer, des quêteurs ont ramassé des sommes rondelettes avec l’aide de flics de toutes sortes.

Simple Truth a reconnu la «  défaite morale  » manifeste de la coalition alliée, dont la décision de laisser Saddam écraser les révoltes est étalée à la face du monde, et a essayé de masquer les réalités et les compenser à l’avantage des Occidentaux. L’«  Operation Desert the Kurds  » (comme l’appellent les critiques superficiels de Private Eye et de Spitting Image) fut conçue pour être exorcisée par la charmante imagerie occidentale d’Archer et Cie  : oublier l’horreur de la guerre et l’hypocrisie politique, juste s’asseoir, regarder et écouter les ébats musicaux et les divertissements, au nom des Kurdes affamés. Avant le concert, Chris de Burgh, l’un des organisateurs et artiste, déclara  : «  Nous avons soutenu cette guerre du Golfe, aussi il est juste mais disent que rien de cette critique n’est important, l’essentiel étant que des vies soient sauvées.  » Bien que ce soit vrai, on ignore le fait que les actions humanitaires cautionnent et sont partie intégrante de l’ensemble du système qui affame et tue en premier lieu (par exemple, Bab Geldorf expliquant combien il a été vital de défendre la monarchie).

Avant Live Aid, les gens avaient tendance à donner de l’argent, mais on ne fabriquait pas une chanson ou une danse symboliques, et nombreux étaient ceux qui ressentaient même une sorte de gêne à propos du don. Mais depuis Live Aid (qui a entraîné un grand bond dans la spectacularisation du don), la tendance est à faire une grande affaire morale sur la quantité et la régularité des dons de chacun, les gens ressentent de plus en plus souvent le besoin de porter leur cœur pur sur les dessins de leurs pochettes de disques. Et, évidemment, aujourd’hui, les riches et célèbres deviennent encore plus riches et célèbres grâce à leurs efforts d’apparence altruiste et charitable  : pour eux, avant tout, la charité commence à la maison. Plus les gens sont élevés dans la hiérarchie, et plus l’hypocrisie est flagrante. Quoi de plus grossier que le président de la British Petroleum se faisant embrasser par Lenny Henry face à des millions de gens qui le regardent lui remettre un chèque de 1,2 million de livres sterling pour son émission Comic Relief  ? Cet argent n’a pas été généreusement donné par la BP, mais provient de la vente des points roses dans les garages BP, effectuée seulement quelques semaines après l’un des plus grands massacres dans le «  tiers monde  », destiné à défendre, entre autres choses, les compagnies pétrolières comme BP… Si Hitler avait distribué de l’argent aux juifs opprimés, peut-être que nous aurions vu Mel Brooks lui lécher les bottes à la télévision…

Il n’est pas question d’écarter avec mépris tous ceux qui donnent quelque chose pour les actions humanitaires, mais plutôt de faire valoir que s’ils se sentaient franchement concernés par la sauvegarde de vies humaines, ils n’opteraient pas seulement pour le raccourci tranquille de la générosité financière, mais renverseraient le monde brutal dont la charité (et le système dont elle fait partie) est dépendante. Malheureusement, pour la plupart de ceux qui crachent pour ces rackets, la charité est simplement une rédemption instantanée pour le «  péché  » de s’en tirer mieux que n’importe qui situé un peu plus bas dans la hiérarchie internationale, qui est plutôt considéré comme une victime qui fait pitié que comme un camarade qui lutte et vis-à-vis duquel on peut exprimer une solidarité effective. L’idée selon laquelle «  il y a toujours plus misérable que soi  » ne sert qu’à maintenir la division internationale du travail  : d’un côté, elle conforte ceux qui restent passifs devant leur propre misère  ; de l’autre, elle substitue la pure culpabilité à la reconnaissance mutuelle et au sens de la responsabilité, nécessaires pour changer le monde. Est-ce vraiment une coïncidence si Simple Truth a fait recette dans ce pays (le Royaume-Uni, NdT), le seul pays directement impliqué dans la guerre, et qui manifesta une si pitoyable opposition contre elle  ?

[11] Nous n’avons pas traduit ce texte en français pour les raisons énoncées dans notre introduction (NdT).

[12] Idem note précédente (NdT).

[13] Le salaire moyen était de 150 à 220 dinars par mois, donc un sac de riz aurait coûté approximativement le double d’un salaire moyen mensuel.

[14] Sayid  : sorte de titre religieux équivalant à mollah. Ils peuvent être sunnites ou plutôt chiites. Persécutés à l’époque d’Haron-al-Rashid, il les massacra tous.