L’urgence de l’attaque

machorka239786

Par Nicola Gai

[NdNF : Nous n’avons pas pour habitude de nous faire le relais d’apologies d’une organisation politique, quelle qu’elle soit, aussi anarchiste ou informelle soit-elle. Cependant, et malgré sa dernière phrase mettant sur un même plan les attaques anonymes et donc diffuses, et celles signées de logos, nous publions ce texte malgré nos réticences d’anarchistes anti-organisateurs. Car par sa richesse et ses analyses pertinentes, il est une belle occasion d’ouvrir un débat sur notre rapport révolutionnaire au monde, et notamment sur les aspects les plus sociaux de ce rapport.]

 

Le fait que nous vivons dans un monde de merde où l’État et le capital nous imposent, le plus souvent sans encombre, toutes sortes de monstruosités est désormais établi. Pourtant, il est certain que seule une infime minorité de la population cherche à s’opposer, de manière plus ou moins consciente, à la suppression de chaque espace d’autonomie et de liberté qui rend la vie digne d’être vécue. Partie de cette petite minorité, nous anarchistes, conscients de l’urgence de détruire ce qui nous opprime : pourquoi ne sommes-nous pas plus déterminés et incisifs ?

Un des freins les plus grands et les plus sérieux à notre action est sûrement la peur de mettre réellement notre vie en jeu. Ceci est un aspect central de la lutte révolutionnaire, trop souvent insuffisamment abordé, parce que qu’il nous contraint à nous retrouver face à nous-mêmes et à nos faiblesses. Nous exaltons les soi-disant « petites actions », facilement reproductibles, qui n’effraient sûrement pas les « gens » et même si nous sommes conscients de l’urgence et de la nécessité de l’attaque destructrice du système autoritaire-technologique, nous sommes peu enclins à nous mettre en jeu jusqu’au bout, à nous considérer en guerre et à agir en conséquence.

Il est certainement plus facile de se retrouver ensemble à des centaines ou milliers de personnes pour défendre un territoire menacé par une certaine éco-monstruosité, que seuls à en attendre le concepteur devant sa porte. Je ne parle pas de courage, chacun de nous ressent de la peur et met en œuvre ses stratégies pour la contrôler et la gérer ; même celui qui participe à une dite « lutte sociale » risque la prison ou d’être blessé (il y en a des centaines d’exemples), je pense que ce n’est pas là qu’est la distinction, mais dans quelque chose de plus compliqué, à savoir la décision d’entreprendre des pratiques de lutte qui ne prévoient aucune possibilité de médiation avec le pouvoir, qui expriment le refus total de l’existant.

Nous participons à des assemblées dans lesquelles nous avons l’illusion de contribuer à prendre des décisions, même si en général nous adhérons à ce qui est suggéré par les compagnons les plus charismatiques ; inévitablement le compromis se fait toujours vers le bas, d’ailleurs il faut toujours avancer tous ensemble (à chaque fois) et n’effrayer personne. Nous avons l’illusion de contribuer à un projet commun même si trop souvent il n’est pas le nôtre ; le fait de nous retrouver « au milieu des gens » nous donne l’illusion d’œuvrer concrètement à l’insurrection prochaine.

Nous pouvons partager nos responsabilités avec d’autres et espérer ne pas rester seuls si les choses tournent mal. Nous ne nous rendons pas compte de ce que représente la liberté individuelle que nous perdons, nous sommes même rassurés des limites imposées par l’assemblée, nous pouvons camoufler notre indécision derrière le risque que notre impatience ne nuise au projet commun.

Mais c’est seulement lorsque nous décidons de mettre totalement notre vie en jeu et que, individuellement ou avec nos semblables, nous frappons le pouvoir là où nous pouvons lui nuire, c’est seulement alors que nous avons le réel contrôle et que nous pouvons affirmer, avec joie et sérénité, que nous sommes en train de faire notre révolution. Mettre en œuvre une perspective d’attaque directe nous libère des entraves des luttes défensives, nous permet des perspectives infinies d’action et de liberté.

Je ne suis pas en train de faire la simple exaltation esthétique de l’acte individuel, je suis conscient que l’insurrection est un fait collectif qui éclatera quand les opprimés en armes se soulèveront, mais le sujet est la méthode avec laquelle contribuer à la provoquer, notre vie est courte et l’œuvre de démolition trop grande et nécessaire pour qu’il soit possible d’attendre que tous soient prêts. Je suis même convaincu que c’est seulement en soufflant sur le feu et avec l’exemple de l’action que nous pourrons approcher un tel moment.

Un autre frein que je vois à la possibilité d’attaque des anarchistes est le mode sur lequel de nombreux compagnons s’approchent du social, des dites « luttes sociales ». A mon avis, on part souvent d’une considération erronée, en se sentant différent des gens, et cela conduit à voir le social comme quelque chose sur lequel travailler, duquel s’approcher avec précaution pour ne pas l’effrayer et l’amener tout doucement à des positions plus avancées jusqu’à ce que, une fois prêt, nous nous retrouvions ensemble sur les barricades de l’insurrection.

Moi, je suis convaincu que les anarchistes font partie du social et doivent se comporter d’égal à égal avec les « autres », en combattant toutes ces attitudes « paternalistes » qui débouchent inévitablement sur la politique. Les anarchistes doivent frapper et attaquer avec toutes leurs forces, et d’autres qui ressentent les mêmes tensions prendront exemple sur notre action, nous trouverons de nouveaux complices et quand finalement tous les autres exploités décideront aussi de se soulever, éclatera l’insurrection.

Nous devons nous-même dicter nos échéances et moments de lutte, plus nous serons incisifs et en mesure de frapper les points justes, plus nous aurons de possibilités que se diffusent les pratiques d’attaque directe. Cela ne veut pas dire que l’on ne doit pas participer aux luttes qui naissent spontanément, mais nous devons le faire avec nos méthodes : le sabotage et l’action directe.

Si dans une certaine ville les personnes descendent dans la rue pour s’opposer à une nuisance, il n’est pas nécessaire de connaître chacune de ces personnes, que nous préparions la polenta ensemble et que pas à pas nous cherchions à faire élever de quelques centimètres la barricade qu’ils ont construit. Cela ne rapprochera pas la perspective insurrectionnelle, au contraire cela nous affaiblira, nous devons frapper l’entreprise qui construit, qui projette, qui finance la nuisance : nous devons mettre en évidence que chacun peut prendre en main sa propre vie et détruire ce qui le détruit. Nous devons nous affronter avec la police, non seulement quand elle tente de disperser une manifestation, mais la provoquer et l’attaquer, montrer que c’est possible, que l’on peut/doit frapper en premier ceux qui nous oppriment. On pourrait affirmer que ma façon de voir les choses et de comprendre l’action peut couver les germes de l’autoritarisme et de l’avant-gardisme.

Au contraire, je pense qu’elle contient en elle-même l’antidote à ces deux maux qui affligent l’action révolutionnaire. Les désirs propres ne se déguisent pas, on dit clairement qui l’on est et ce que l’on veut, et surtout dans un rapport paritaire avec les autres, on démontre qu’en armant ses propres passions chacun peut s’opposer concrètement à cet état des choses. À mon avis, la politique se niche justement dans le fait de se limiter pour rester en rythme avec tous les autres, dans le fait de mettre de côté certains discours pour ne pas « effrayer » les gens que l’on ne pense pas prêts à les comprendre.

Il doit être clair que les anarchistes cherchent des complices avec qui s’insurger et non pas une opinion modérément favorable aux vagues discours sur la liberté et l’autogestion. Une autre critique qui est souvent adressée à ceux qui pratiquent l’attaque contre l’État et le capital de manière plus ou moins intelligente, plus ou moins voilée, est celle de se jeter dans un tourbillon d’action-répression avec les appareils du pouvoir sans faire de pas en avant sur la voie de l’insurrection.

Bien sûr, il est difficile de nier que plus nous représenterons un danger pour le pouvoir, plus celui-ci s’acharnera à nous réprimer, mais cela, malheureusement, est naturel et un tel enchaînement de cause à effet s’interrompra seulement quand la multiplication et la diffusion des attaques provoquera la rupture insurrectionnelle. Penser que la révolution sera seulement le fruit de la prise de conscience des exploités, après des décennies d’« entraînement » dans le gymnase des luttes intermédiaires, guidés par une minorité éclairée qui lui tiendra la main, faisant à peine un pas vers eux, procrastinant continuellement le moment de l’affrontement armé, est une pure illusion.

Cette tactique est doublement perdante car en renonçant à l’action directe nous renonçons à vivre pleinement notre vie, à faire ici et maintenant notre révolution. Elle est également perdante car elle laisse entendre que l’État donnera le temps aux opprimés de se rendre compte de leurs propres conditions, de se reconnaître, de s’organiser et ensuite, peut-être, de s’insurger, avant de les écraser.

Un petit exemple pourrait être la Libre République de la Maddalena : balayée avant que quiconque puisse avoir l’illusion de représenter un réel danger pour l’autorité étatique. De plus, l’État, peut-être encore plus puissant que la force militaire, dispose d’une arme ultra-efficace : la récupération. Un exemple, quand le problème du logement se fait pressant, les luttes et les occupations se multiplient et les expulsions ne résolvent pas le problème, car le pouvoir peut jouer la carte de la légalisation. Une fois avec un toit sur la tête que fera l’exploité avec qui nous avons lutté côte à côte ? Peut-être qu’il en demandera plus, qu’il continuera à se rebeller, mais il sera plus facilement satisfait et nous serons contraints de nous plonger à corps perdu dans la prochaine lutte en espérant que cette fois ça aille mieux…

C’est uniquement quand notre action ne prévoit pas de possibilité de médiation, quand notre lutte est tournée vers la destruction de ce qui nous opprime que l’État ne peut pas nous arnaquer avec la récupération : ou il a la force de nous écraser ou il doit succomber.

Si nous avons la capacité d’essayer de diffuser la pratique de l’attaque et de l’action directe, si nous savons jeter de l’huile sur le feu des tensions sociales, en les exacerbant et en cherchant à en empêcher la recomposition, peut-être réussirons-nous réellement à incendier la prairie. Avant de conclure je voudrais m’arrêter sur un autre élément qui semble parfois être un frein à notre action : l’analyse des effets et des transformations de la domination. Trop souvent il semble que celle-ci ne serve pas à nous donner plus de capacité à avoir une incidence sur la réalité, mais à alimenter les peurs et le sentiment d’impuissance face à l’étendue du défi et à la monstruosité des nuisances à affronter.Plus nous analysons les aspects totalitaires et délétères de la technologie, plus nous dénonçons les projets autoritaires du pouvoir et moins nous affûtons nos armes. Nous terrorisons qui voudrait agir avec des connaissances plus ou moins approfondies sur les dernières trouvailles du contrôle.

Je ne soutiens pas que les analyses et les approfondissements ne servent à rien, mais qu’ils ne doivent pas devenir des fins en soi, des exercices de capacités intellectuelles détachés de l’action directe. A quoi cela sert-il de publier d’interminables listes d’entreprises responsables de la destruction de la nature si personne ne les attaque ? Rien que l’étendue et l’importance des appareils étatiques et économiques nous font déjà souvent douter de la possibilité de les frapper efficacement. Des désastres environnementaux comme la marée noire du Golfe du Mexique ou Fukushima semblent dire qu’il n’est pas possible de faire quoi que ce soit pour arrêter la guerre de la société industrielle contre l’homme et la nature.

Cependant nous ne sommes pas sans défenses, un minimum d’instruments d’analyse, l’action directe et la détermination de peu peuvent démontrer que nous ne sommes pas tous résignés à accepter passivement et en même temps indiquer aux autres exploités qu’il est encore possible de s’opposer. Par exemple l’action des compagnons du Noyau Olga de la FAI/FRI nous montre comment il est possible de se solidariser avec ceux qui subissent la catastrophe nucléaire, même à l’autre bout du monde, et de frapper concrètement l’industrie de l’atome.

J’espère que mes réflexions pourront servir à ouvrir un débat entre les compagnons, voué à mettre en lumière et à secouer tout ce qui nous limite dans l’action anarchiste. Courage et force pour les compagnons qui pratiquent l’action anonyme, courage et force à ceux qui donnent un nom à leur rage, courage et force à ceux qui avec leurs actions donnent vie à la FAI/FRI [1] : il y a un monde entier à démolir.

Nicola Gai.
(prisonnier anarchiste accusé de la jambisation du patron d’une firme atomique, Roberto Adinolfi)

Traduction de Contrainfo.

P.-S.

pour lui écrire :
Nicola Gai
Casa Circondariale di Ferrara, Via Arginone 327, ΙΤ-44122 Ferrara, Italie

Notes

[1] Voir note introductive.

http://www.non-fides.fr/?L-urgence-de-l-attaque