Par Georges Bataille (mai 1929)
L’architecture est l’expression de l’être même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l’expression de l’être des individus. Toutefois, c’est surtout à des physionomies de personnages officiels (prélats, magistraux, amiraux) que cette comparaison doit être rapportée. En effet, seul l’être idéal de la société, celui qui ordonne et prohibe avec autorité, s’exprime dans les compositions architecturales proprement dites.
Ainsi les grands monuments s’élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté et de l’autorité à tous les éléments troubles : c’est sous la forme des cathédrales et des palais que l’Église ou l’État s’adressent et imposent silence aux multitudes. Il est évident, en effet, que les monuments inspirent la sagesse sociale et souvent même une véritable crainte. La prise de la Bastille est symbolique de cet état de choses : il est difficile d’expliquer ce mouvement de foule, autrement que par l’animosité du peuple contre les monuments qui sont ses véritables maîtres.
Aussi bien, chaque fois que la composition architecturale se retrouve ailleurs que dans les monuments, que ce soit dans la physionomie, le costume, la musique ou la peinture, peut-on inférer un goût prédominant de l’autorité humaine ou divine. Les grandes compositions de certains peintres expriment la volonté de contraindre l’esprit à un idéal officiel. La disparition de la construction académique en peinture est, au contraire, la voie ouverte à l’expression (par là même à l’exaltation) des processus psychologiques les plus incompatibles avec la stabilité sociale. C’est ce qui explique en grande partie les vives réactions provoquées depuis plus d’un demi-siècle par la transformation progressive de la peinture jusque-là caractérisée par une sorte de squelette architectural dissimulé.
Il est évident d’ailleurs que l’ordonnance mathématique imposée à la pierre n’est autre que l’achèvement d’une évolution des formes terrestres, dont le sens est donné, dans l’ordre biologique, par le passage de la forme simiesque à la forme humaine, celle-ci présentant déjà tous les éléments de l’architecture. Les hommes ne représentent apparemment dans le processus morphologique, qu’une étape intermédiaire entre les singes et les grands édifices. Les formes sont devenues de plus en plus statiques, de plus en plus dominantes. Aussi bien, l’ordre humain est-il dès l’origine solidaire de l’ordre architectural, qui n’en est que le développement. Que si l’on s’en prend à l’architecture, dont les productions monumentales sont actuellement les véritables maîtres sur toute la terre, groupant à leur ombre des multitudes serviles, imposant l’admiration et l’étonnement, l’ordre et la contrainte, on s’en prend en quelque sorte à l’homme. Toute une activité terrestre actuellement, et sans doute la plus brillante dans l’ordre intellectuel, tend d’ailleurs dans un tel sens, dénonçant l’insuffisance de la prédominance humaine : ainsi, pour étrange que cela puisse sembler quand il s’agit d’une créature aussi élégante que l’être humain, une voie s’ouvre – indiquée par les peintres – vers la monstruosité bestiale ; comme s’il n’était pas d’autre chance d’échapper à la chiourme architecturale.
Georges BATAILLE, « Architecture », DOCUMENTS, numéro 2, mai 1929.
Extrait de Non Fides N°III.