Texte écrit à chaud par un compagnon français, de passage à Bristol (en Angleterre) lors des émeutes du quartier Saint-Paul en septembre 1986.
Depuis plusieurs années, Saint-Paul [1] est l’un des foyers de
révolte endémique que l’Etat britannique a beaucoup de mal
à réduire. Je m’y suis rendu pour la première fois en avril
1986, au lendemain de l’émeute dans la prison d’Horfield, très proche,
à laquelle les mutins mirent le feu. Nombre d’entre eux profitèrent
d’ailleurs de la panique des matons pour disparaître dans la nature.
Pour qui connaît l’atmosphère oppressante et suspicieuse qui règne
aujourd’hui en France, sur fond de rénovation et de quadrillage
policier, des lieux comme Saint-Paul constituent de véritables espaces
de liberté. Car les quartiers populaires en Grande-Bretagne, parfois
de très vieille immigration comme Saint-Paul, ne sont pas des ghettos
à l’américaine et des cités dortoirs à la française, qui représentent
des formes bien plus « avancées » d’organisation et de segmentation
de l’espace, génératrices à la fois d’atomisation et de repli dans des
« communautés » fermées. Certes, la vie est dure à Saint-Paul : ici,
même l’alcool et la cigarette sont des marchandises de luxe. Le besoin d’argent est là, permanent et angoissant. Des rivalités de bandes, parfois
sanglantes, y éclatent. Mais Saint-Paul n’est pas que le lieu de résidence
principal de la « communauté jamaïcaine » de Bristol. C’est aussi le
point de rencontre entre des individus issus d’autres « communautés »
et d’autres quartiers populaires de la ville, en particulier des jeunes
qui n’ont pas trop envie de travailler mais plutôt de s’amuser. C’est
pourquoi il est facile d’y faire des rencontres intéressantes dans les
pubs comme le « Black and White Cafe », haut lieu de l’émeute locale
d’avril 1980. Déjà, à l’époque, elle n’avait pas mobilisé que des gens du
quartier. A Bristol, la solidarité avec Saint-Paul avait été effective. Voilà
pourquoi l’Etat a l’intention de mater, puis de transformer le secteur
en zone de pure survie marchandisée.
Dès mon premier séjour à Bristol en avril 1986, je remarquais
l’absence de rondes et de contrôle de police, de jour comme de nuit,
à Saint-Paul. Esprit de tolérance de la démocratie britannique ?
Evidemment non. En réalité, les résidents les plus résolus avaient
décrété le quartier « no go area » pour les « pigs » et les « rich bastards »,
à savoir les flics et les professionnels de la culture qui tentent d’y faire
leur niche. En Grande-Bretagne, la « gentrification », la rénovation
des quartiers populaires effectuée par les sociétés privées sous l’aile
protectrice de la force publique, vise à disloquer leur structure, parfois
plus que centenaire, à renouveler, en partie du moins, leur population
en facilitant l’installation des membres de la « gentry » branchée et
friquée. Dans l’objectif de saper les bases même des solidarités et
des résistances à l’avancée du capital. C’est la raison pour laquelle, à
Bristol comme ailleurs, des quartiers sont « zone interdite ». En avril
1986, les flics de la ville ne pouvaient plus entrer dans Saint-Paul. Les
« kids » les chassaient et les poursuivaient, détruisaient leurs « vans » de
patrouille, incendiaient les voitures de luxe et les boutiques à la mode
déjà installées aux portes du quartier. Certaines nuits bien chaudes,
après des accrochages sérieux, Saint-Paul était en fièvre. Les « kids »
étaient sur le pied de guerre et la ville dans l’attente. Rien ne venait.
La « majorité silencieuse », la rage au coeur, n’osait rien faire par elle-même
et souhaitait que la police mate les rétifs au plus vite.
A la différence de l’Etat français, centralisateur et niveleur à outrance,
l’Etat anglais tolère bien plus les différences « communautaires » dans la mesure où elles ne sont pas dangereuses pour lui. Les individus
qui y participent peuvent jouer dans leur pré carré, parfois de façon
impertinente, mais à condition de ne pas prendre leurs jeux au sérieux,
de ne pas les transformer en « actes criminels », bref de ne toucher
à rien d’essentiel. Le pouvoir d’Etat ne pouvait donc pas accepter
longtemps « l’insolente impunité de quartiers peuplés de criminels
qui ne respectent ni la propriété, ni l’ordre », comme l’affirma, féroce
comme à l’ordinaire, la Dame de fer. La liberté qui, d’après l’idéologie
officielle, règne en Grande-Bretagne comme nulle part ailleurs relève
évidemment du crime dès qu’elle dépasse les limites fixées par la loi.
Les « kids » qui « ne voulaient pas entendre la voix de la raison » devaient
être châtiés. Mieux, criminalisés et terrorisés. Le raid de la police fut
préparée par d’intenses campagnes médiatiques qui présentaient
Saint-Paul comme le repère par excellence des caïds de la came, prêts
à empoisonner l’ensemble de la population de la ville. Or, quiconque
connaît quelque peu les mœurs jamaïcaines en la matière sait bien
que c’est l’herbe qui a la cote dans la « communauté ». L’héroïne, au
contraire, y est encore considérée comme la drogue qui rend « crazy ».
Dans les pubs où j’ai eu l’occasion de discuter, bon nombre de « kids »
y étaient hostiles. « Elle transforme l’homme en animal prêt à mendier
n’importe quoi », me disait l’un d’entre eux. Il est de notoriété publique,
dans de tels quartiers, que les gangs qui tentent d’y prendre pied et
de fourguer la merde sont protégés par la police. Après avoir tenté
d’abrutir, à l’époque de la révolution industrielle, les pères des « classes
dangereuses » par le gin frelaté, l’Etat est prêt à faire la même chose
avec leurs héritiers via l’héroïne.
A l’aube du 12 septembre, au nom de la lutte contre la drogue, les
forces de police des comtés de l’Avon et du Somerset investissaient
Saint-Paul dans des « vans » banalisés, bouclaient les accès, occupaient
les rues et les lieux importants en cas d’émeute, en particulier les
postes à essence déjà utilisés pour la fabrication des cocktails Molotov,
et commençaient à procéder aux rafles. La police britannique s’est
beaucoup transformée depuis les dernières vagues d’émeutes et de
grèves. Elle intègre désormais des corps paramilitaires, aux pouvoirs
et aux capacités d’intervention renforcés. La balle en plastique est à
l’ordre du jour comme en Irlande et à Hong Kong. Surpris en plein
sommeil, les gens de Saint-Paul ont tenté de résister. Mais ils ne pouvaient pas empêcher les perquisitions, les fermetures de pubs et de
clubs pour la journée, les arrestations et les condamnations, presque
immédiates, en particulier celles des « dangereux toxicomanes » qui
avaient sur eux à peine de quoi faire quelques joints.
Dans la journée, plus
de cents personnes étaient déjà inculpées, en général pour « attitude
menaçante », en vertu de la récente loi sur l’ordre public qui permet
d’embastiller quelqu’un pour avoir regardé de travers des flics.
La présence policière n’avait jamais été aussi imposante, même en
avril 1980. Mais le sentiment d’humiliation et le désir de relever le défi
de l’Etat étaient trop forts pour s’y soumettre. De plus, dans l’esprit
des « kids », l’acceptation de la défaite aurait eu des répercutions bien
au-delà de Saint-Paul. C’est pourquoi, après le raid, dans la nuit du 12
septembre, ils reprirent l’initiative. Dans Grosvenor, Campbell et City
Road, des escarmouches éclataient. Les émeutiers, garçons et filles,
s’armaient de couteaux, de barres de fer, de briques et de cocktails
Molotov et commençaient à harceler les flics. Des citoyens qui avaient
collaboré avec la police et des journalistes en quête de sensationnel
étaient attaqués : trente blessés, certains gravement, des « vans »,
des voitures et des caméras détruites. Les émeutiers les traitaient en
ennemis. Ils n’oubliaient pas les mensonges et les calomnies sur Saint-
Paul. Pas plus que les mouchardages et les témoignages aux procès
criminels.
J’arrivais à Bristol dans l’après-midi du 13 septembre. L’ambiance
était tendue. De nombreux « kids », noirs et blancs, de Saint-Paul et
d’autres quartiers, discutaient entre eux et circulaient de rue en rue,
de maison en maison, de pub en pub. A l’heure de la fermeture des
pubs, l’excitation était à son comble. Les plus résolus se rassemblaient
dans les rues entourant les blocs d’habitation de Grosvenor Road.
Parfois, ils communiquaient entre eux en langage codé pour éviter le
mouchardage. Mais, à Saint-Paul, il y a suffisamment de brassage et
d’ouverture pour que la présence d’inconnus soit a priori acceptée.
Après quelques minutes d’hésitation et de méfiance bien naturelles, ils
discutaient assez facilement de l’affaire en cours à l’intérieur comme
à l’extérieur des pubs. Des membres de la « Saint Paul’s Communauty
Association », association des Jamaïcains du quartier, essayèrent
bien de disperser ceux qu’ils étaient censés représenter auprès de la municipalité de Bristol. Mais leurs appels au calme se perdirent
dans les rires de mépris et les exclamations de colère. Des Noirs leur
rappelèrent d’ailleurs, avec ironie, que près du tiers de l’assistance
était composée de Blancs. Le terme « communauty » est encore
utilisé par les émeutiers de Saint-Paul. Mais il fait aujourd’hui moins
référence à la « jamaican communauty », marquée par la hiérarchie de
type patriarcale, l’esprit de clan et la religion, choses que la nouvelle
génération supporte de moins en moins. Elle préfère développer ses
propres relations, y compris hors de sa communauté d’origine. D’où le
recul du pouvoir des leaders traditionnels. En avril 1980, des leaders,
employés par la municipalité, réussirent à entraver l’émeute. Les
émeutiers ne brûlèrent pas les bâtiments officiels locaux du « Welfare
State », pas même ceux de la « Social Security », le centre de chômage,
par peur de perdre leurs allocations. De telles illusions sont bien
dissipées aujourd’hui. Ce soir-là, personne n’usa sa salive à discuter
avec les leaders qui rentrèrent vite chez eux. L’avertissement était
clair : en cas de nécessité, les émeutiers leur passeraient sur le corps.
D’ailleurs, avec l’aggravation de l’austérité dans tous les domaines,
les gens de Saint-Paul n’ont plus rien à perdre. Ils détestent même
les quelques clapiers modernes, construits après avril 1980 pour
remplacer des vieux taudis. « Nothing to lose ! » Au cours de l’émeute,
ce fut le cri de rassemblement des individus les plus résolus et les plus
fermes, et le slogan le plus inscrit sur les murs au cours des combats
et des pillages.
Pour ceux qui ont le culte de l’autorité, le réflexe de l’obéissance
et l’amour du commandement, l’association spontanée d’individus
autonomes relève du mystère. « Qui sont leurs leaders ? », demanda
quelque journaliste policier local, manifestement incapable de
comprendre que la force collective puisse reposer sur l’initiative de
chacun et être nourrie par des relations tissées bien avant l’émeute,
dans les pubs de Saint-Paul par exemple. L’impulsion initiale fut
donnée par les « kids » du quartier. Elle fut reprise et développée par
tous ceux, originaires de Bristol et d’ailleurs, qui se reconnaissaient
dans le « Nothing to lose ». Les moyens à utiliser, eux, étaient à la
fois discutés collectivement par des groupes d’émeutiers et choisis
individuellement. Des voitures partaient à travers la ville pour surveiller
rondes et concentrations de police. Des transistors et des sifflets étaient distribués : les uns pour écouter les fréquences de la police,
les autres pour s’appeler de rue en rue. Tout le monde se masquait et
s’armait avec les moyens du bord, des briques aux cocktails Molotov.
L’éclairage public fut détruit pour faciliter les déplacements dans le
noir. Des poubelles et des voitures étaient retournées et incendiées au
milieu des rues. Non pour constituer des barricades défensives mais
comme moyens d’attirer les flics, de les obliger à se déplacer à pied en
stoppant leurs convois. Le 999, le numéro d’urgence, était débordé par
des appels au vol, au viol, etc., émanant des quatre coins de la ville,
histoire de les attirer ailleurs. Dans des rues plus achalandées situées
autour de Saint-Paul, des magasins divers et variés étaient pillés, pas
seulement par des « kids ». Loin de là.
Le 13, vers minuit, il y avait déjà plus de mille personnes, de Saint-
Paul et d’ailleurs, qui participaient, à des degrés divers, à l’émeute,
laquelle avait fait des émules dans d’autres quartiers, quoique de
façon plus sporadique et plus brève. Le 14, vers trois heures du matin,
les unités anti-émeutes, environ deux mille hommes, réussirent à la
contenir, puis à avancer vers le centre de Saint-Paul, dans l’éclat des
projecteurs mobiles. Les émeutiers les attendaient dans l’obscurité,
embusqués dans les cours, les jardins et les voies d’accès à Grosvenor
Estate. Aux fenêtres, les gens insultaient les flics : « Kill the pigs ! »,
« Kill the bastards ! » et leur balançaient des objets. Leur équipement
anti-émeute les protégeait bien des coups frontaux mais en lançant les
projectiles par-dessus leurs rangs, les groupes d’émeutiers faisaient
pas mal de blessés. Mais les renforts arrivaient sans cesse. L’Etat
mobilisait l’arrière-ban de la porcherie en uniforme, jusqu’au fond
des Cornouailles. Les charges succédaient aux charges. Il n’était plus
question d’accepter des corps à corps défavorables. Les bandes se
dispersaient vite et se reformaient plus loin. Les combats étaient brefs
et violents. Les groupes isolés de pompiers et de flics en « vans » ou
à pied étaient attaqués, puis les bandes décrochaient avant l’arrivée
du reste de la troupe en brûlant les véhicules officiels et parfois des
voitures personnelles pour la retenir. L’émeute prenait la forme de
séries d’embuscades, entrecoupées de pillages et d’actes de vandalisme,
en général dirigés contre les bâtiments officiels et les commerces.
Le dédale de rues et de ruelles dans Saint-Paul et dans les quartiers
proches, comme celui de Montpellier, encore assez peu touchés par l’urbanisme moderne, rendait relativement insaisissables les groupes
d’émeutiers très mobiles. Le revers de la médaille, ce fut l’absence de
coordination générale ainsi que la tendance de plus en plus marquée,
au fil des heures, au regroupement par bandes éphémères. Bien sûr, la
pression policière devenait tellement forte, à l’aube du 14, qu’il a bien
fallu décrocher ou se faire ramasser. Le secteur était totalement bouclé
et quadrillé. Les convois rodaient dans Saint-Paul et aux alentours à la
recherche des gens aux poches pleines et aux mains sentant l’essence.
Il devenait dangereux de rester isolé ou en compagnie d’inconnus
peut-être pas sûrs. Mais la dispersion eut lieu sans débandade ni
panique. Au cours de la deuxième et dernière nuit d’émeute, la plus
paroxystique des deux, il n’y eut que trois arrestations.
Dès le samedi 15, les « kids » se promenaient dans le centre de Bristol,
se moquant ouvertement des flics et des membres de la « gentry ».
Le soir, les pubs et les clubs de Saint-Paul étaient bondés : tout le
monde discutait, buvait, fumait, jouait, dansait et faisait bon accueil
aux « french rioters ». La police n’a pas osé les fermer par crainte de
provoquer de nouvelles explosions. Grosse différence avec Paris,
démoli par les urbanistes et terrorisé par le spectre du « terrorisme ».
Dans la nuit du dimanche 16, les actes de vandalisme et les attaques
de « vans » reprirent. Popperwell, flic en chef responsable du raid sur
Saint-Paul, a été mis à l’index par le ministre de l’Intérieur à cause de
l’inefficacité relative des troupes, qui prirent parfois le large pour ne
pas subir la furie des émeutiers. Il a eu deux infarctus en moins de trois
jours. Voilà qui n’a pas remonté le moral de la porcherie.
Malgré mon enthousiasme, je ne préjuge pas de l’avenir de la
« sociale » au Royaume-Uni. Des situations favorables peuvent se
retourner vite. Nous avons déjà vu en Europe des Etats écraser les
foyers de révolte en jouant, au moment opportun, non pas tant sur
l’hostilité générale que sur le désarroi, l’absence de perspectives plus
vastes et l’isolement des révoltés eux-mêmes. A Bristol, les jeunes
rétifs jouissent souvent de la compréhension des adultes, eux-mêmes
touchés de plein fouet par la restructuration. En particulier à Saint-
Paul, le taux de chômage des adultes a grimpé, vu les licenciements
qui ont suivi la fin de la grève longue et dure menée à l’usine d’aviation
de Filton, spécialisée dans la construction de Concorde. Comme me le disait l’un d’entre eux, rencontré au « Black and White Cafe », « lorsque
les voitures et les boutiques de la gentry partent en fumée, moi, ça me
fait bander ». Mais entre la sympathie et l’opposition active à l’Etat, il
y a de sacrées marges. La même situation existe dans toutes les zones
« chaudes » du Royaume-Uni. Quoi qu’il en soit, la Grande-Bretagne ne
connaît pas actuellement l’ignoble atmosphère d’angoisse, de terreur et
de délation qui règne en France. Dans l’Hexagone, les révoltés ne sont
que des poignées, souvent isolés et presque réduits à l’impuissance.
Pour quelques Georges Courtois, combien se complaisent dans la
soumission volontaire. En Grande-Bretagne, malgré l’offensive de
l’Etat et des défaites sérieuses comme celle de la grève des mineurs,
l’esprit d’insoumission reste vivant. Aussi, quel plaisir d’être au bon
endroit, au bon moment, pour prendre part aux réjouissances ! ●
Julius
Novembre 1986
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