Le droit à la paresse et à l’expropriation individuelle

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Par Enrico Arrigoni (1929)

Toi qui fais un travail qui te plais, qui a une profession indépendante et à qui le joug du patron ne te touche pas beaucoup ; toi aussi, l’exploité, qui te soumets par résignation ou lâcheté : comment te permets-tu de condamner si sévèrement ceux qui sont passés à l’attaque contre l’ennemi ? Nous n’avons qu’une chose à te dire : « silence ! », par honnêteté, par dignité, par fierté. Tu ne ressens pas leur souffrance ? Tais toi ! Tu n’as pas leur audace ? Une fois de plus, tais toi !

 

Tais toi, car tu ne connais pas les tortures d’un travail et d’une exploitation que l’on hait.

Voilà longtemps que l’on réclame le droit au travail, le droit au pain alors que, franchement, le travail est en train de nous abrutir. Nous ne sommes que des loups en quête de travail – d’un travail durable et fixe –, et sa conquête consume toute notre ardeur. Nous allons en permanence à la chasse au travail. Cette préoccupation, cette obsession, nous opprime, ne nous lâche jamais. Et ce n’est pas que l’on aime le travail. Au contraire, nous le haïssons, nous le maudissons : cela n’empêche pas que nous le supportons et le recherchons partout. Et lorsque nous jurons contre lui, nous le maudissons aussi parce que nous n’en avons plus, parce qu’il est instable, parce qu’il nous abandonne après quelque temps : six mois, un mois, une semaine, un jour. C’est alors que, passée la semaine ou le jour, la quête recommence, avec toute l’humiliation qu’elle entraîne pour notre dignité d’hommes ; avec l’insulte faite à notre faim : avec la raillerie morale contre notre orgueil d’individus conscients de cet outrage, qui se relâchent et piétinent leurs droits rebelles d’anarchistes.

Nous autres, anarchistes, sentons l’humiliation de cette lutte pour échapper à la faim et subissons l’offense d’avoir à mendier un bout de pain qui ne nous est concédé que de temps en temps comme une aumône, et à condition de renier notre anarchisme ou de le remiser au placard des vieilleries inutiles (si vous ne souhaitez pas employer de moyens illégaux pour défendre votre droit à la vie, il ne vous restera que le cimetière pour tout repos), et nous en souffrons plus encore parce que nous avons conscience de l’injustice qui nous est faite. Mais là où croît notre souffrance jusqu’à prendre une tournure tragique, c’est lorsque perce la honteuse comédie de la fausse pitié qui se développe autour de nous, nous mordant de rage pour notre impuissance, mais aussi parce que nous nous sentons un peu lâches – lâcheté parfois justifiée, mais qui ne trouve presque jamais d’excuse face à la vile et cynique hypocrisie qui nous fait passer, nous, les travailleurs, pour les profiteurs, alors que nous sommes les bienfaiteurs ; qui nous met en situation de mendiants auxquels on ôte la faim par miséricorde, alors qu’en réalité nous sommes ceux qui donnent à manger à tous les parasites et que nous leur procurons le bien-être dont ils jouissent ; que nous consumons nos vies dans l’horreur des privations pour saturer les leurs de jouissances, permettre leur croissance, leurs plaisirs – leur paresse –, tout en ayant conscience des spoliations auxquelles ils nous soumettent. Ils veulent nous interdire jusqu’à pouvoir sourire face aux merveilles de la nature parce qu’ils nous considèrent comme des outils, rien de plus que des instruments qui servent à embellir leur vie de parasites.

Nous nous rendons compte de toute l’absurdité de nos ardeurs, nous sentons le tragique, ou plutôt le ridicule de notre situation : nous jurons, nous maudissons, nous nous savons fous et nous nous sentons lâches, pourtant nous continuons sous l’influence (comme n’importe quel mortel) de notre environnement qui nous enserre dans un filet de désirs frivoles, d’ambitions mesquines de « pauvres types » qui croient améliorer un peu leur condition matérielle en tentant d’arracher une miette de pain entre les dents des loups – de ceux qui possèdent et défendent la richesse. Une miette qui ne s’obtient qu’au prix élevé de la chair et du sang que nous laissons dans l’engrenage du mécanisme social.

Et malgré nous, par nécessité ou suggestion collective, nous nous laissons entraîner par le tourbillon de la folie commune. Une fois brisées en nous les forces qui nous maintiennent intègres aux yeux de notre conscience, qui voit clair et sait que nous ne parviendrons jamais ainsi à détruire les chaînes qui nous tiennent en esclavage parce qu’on ne détruit pas l’autorité en y collaborant, pas plus qu’on ne diminue le pouvoir offensif du capital en favorisant son accumulation par notre travail, notre production ; une fois brisées ces résistances, disais-je, nous commençons à accélérer le pas et bien vite à faire carrière, une carrière absurde sans queue ni tête, qui ne nous conduit qu’à des solutions transitoires, toujours vaines et inutiles.

Que dire ? Appât du gain ? Influence de l’environnement ? Absurdité ? Un peu de tout cela, bien que nous sachions qu’avec notre travail, dans les conditions du système capitaliste, nous ne résoudrons aucun problème essentiel de nos vies, excepté de rares cas particuliers et des conditions spéciales.

Toute augmentation de notre activité productive dans le système social actuel ne provoque qu’une augmentation de l’exploitation à nos dépends. Ceux qui affirment que la richesse est le fruit du travail, du travail honnête et individuel, sont des imposteurs.

Mais passons. A quoi bon s’attarder à démonter les sophismes de certaines théories économiques qui ne sont ni sincères ni honnêtes, qui ne convainquent que les pauvres d’esprit – qui sont malheureusement la majorité de la société –, qui ne poursuivent d’autre but que de couvrir de l’apparence de la légalité et du droit de torves intérêts. Vous savez tous que le travail honnête, le travail qui n’exploite personne, n’a créé le bien-être de personne dans ce système, et encore moins la richesse, vu qu’elle est le fruit de l’usure et de l’exploitation qui ne se différencie qu’en apparence du crime. Après tout, un relatif confort matériel obtenu par l’épuisement de nos muscles et de nos cerveaux ne nous intéresse pas : nous voulons, par contre, le bien-être acquis par la possession complète et absolue du produit de nos efforts, la possession incontestée de tout ce qui est création individuelle.

Nous sommes donc en train de consumer nos existences au profit exclusif de nos exploiteurs, poursuivant un confort matériel illusoire, éternellement fugitif, jamais réalisable de façon concrète, stable, parce que nous ne parviendrons pas à nous libérer de l’esclavage économique en augmentant notre activité dans la production capitaliste, mais par la création consciente, utile, et par la possession de ce que nous produisons.

Il est faux de dire « c’est une belle récompense, un bon salaire pour une bonne journée de travail ». Cette phrase revient à défendre l’existence de ceux qui produisent et de ceux qui s’emparent du produit, et qui après en avoir prélevé une grande partie pour eux-mêmes – bien qu’ils n’aient en rien participé à sa création –, distribuent selon des critères et des principes absurdes, entièrement arbitraires, ce qu’ils pensent convenable de rendre au vrai producteur. Cete phrase entérine la redistribution partielle, le vol, l’injustice : elle consacre donc, de fait, l’exploitation.

Le producteur ne peut accepter comme base équitable et juste une rétribution partielle. Seule la possession intégrale peut poser les bases de la Justice Sociale. Par conséquent, toute notre participation à la production capitaliste constitue un consentement et une soumission à l’exploitation qui s’exerce sur nous. Toute augmentation de la production est un maillon de plus à notre chaîne, aggrave notre esclavage.

Plus nous travaillons pour le patron, plus nous consumons notre existence et nous nous dirigeons rapidement vers une fin proche. Plus nous travaillons, et moins il nous reste de temps à consacrer à des activités intellectuelles ou à réfléchir ; et moins nous pouvons goûter à la vie, à ses beautés, aux satisfactions qu’elle peut nous offrir, moins nous profitons des joies, des plaisirs, de l’amour.

On ne peut pas demander à un corps fatigué et consumé de se consacrer à l’étude, de sentir l’enchantement des arts (la poésie, la musique, la peinture), ni d’avoir des yeux pour admirer les infinies beautés de la nature. Un corps épuisé, exténué par le travail, éprouvé par la faim et la phtisie ne souhaite que dormir et mourir. C’est une ironie bornée, une insulte sanglante que d’affirmer qu’un homme, après huit heures ou plus de travail manuel, a encore suffisamment de forces en lui pour se divertir, pour jouir de manière élevée, spirituelle. Il n’a, après sa tâche écrasante, que la passivité de s’abrutir parce que celle-ci ne requiert que de se laisser aller, de se faire entraîner.

Malgré ses chantres hypocrites, le travail n’est, dans la société actuelle, qu’une condamnation et une abjection. C’est une usure, un sacrifice, un suicide.

Que faire ? Concentrer nos efforts pour diminuer cette folie collective qui court à l’abîme. Il est important de mettre en garde le producteur contre cette ardeur fatigante aussi inutile qu’idiote. Il est nécessaire de combattre le travail matériel, de le réduire au minimum, de devenir fainéants tant que nous vivrons dans le système capitaliste dans lequel il nous faut produire.

Etre un honnête travailleur, au jour d’aujourd’hui, n’est pas un honneur, c’est une humiliation, une idiotie, une honte, une lâcheté. Nous appeler « travailleurs honnêtes » c’est se payer notre tête, se moquer de nous, c’est – après les dégâts – nous faire la nique. Oh, superbes et magnifiques vagabonds qui savez vivre en marge du conformisme social, je vous salue ! Humble, j’admire votre force et votre esprit d’insoumission, et je reconnais que vous avez raison de nous crier : « il est facile de s’habituer à l’esclavage ».

* *

Non, le travail ne rachète pas, il abrutit. Les beaux chants aux masses actives, laborieuses, énergiques ; les hymnes aux muscles vigoureux ; les péroraisons enflammées sur le travail qui ennoblit, qui élève, qui nous délivre des mauvaises tentations et de tous les vices, ne sont que pures fantaisies de personnes qui n’ont jamais empoigné le marteau ni la faucille, de personnes qui n’ont jamais courbé l’échine sur une enclume, qui n’ont jamais gagné leur pain à la sueur de leur front.

La poésie consacrée au travail manuel n’est qu’une déraison et une arnaque qui devrait nous faire sourire ou nous remplir d’indignation et de révolte.

La beauté du travail… le travail qui élève, ennoblit, rachète !

Si, si ! Regardez là-bas, au loin. Ce sont les ouvriers qui sortent des usines, qui surgissent des mines, qui quittent les ports, les champs, après une journée de travail. Regardez-les, regardez-les ! C’est à peine si leurs jambes peuvent porter ces corps éreintés. Scrutez ces faces pâles, flétries, exténuées.

Accrochez-vous à ces yeux tristes, ternes, sans lumière ni vitalité. Ah, les beaux, les puissants muscles… la joie des cœurs pour le travail qui ennoblit !…

Pénétrez dans cette usine et observez-les dans leur activité. Enclaves boiteuses intégrées à la machine, ils sont contraints de répéter mille, dix mille fois le même mouvement, automatiquement, comme la machine, sans que l’intervention de leur cerveau ne soit nécessaire. Ils auraient très bien pu le laisser à la maison, parce qu’une fois à leur poste, ils continueraient d’effectuer leur tâche. Ils ne conservent rien de leur personnalité, de leur individualité. Ce ne sont pas des êtres sensibles, pensants, créateurs. Ce ne sont que des choses sans esprit, sans impulsion propre. Ils y vont parce que tous y vont. Ils bougent d’un rythme uniforme, égal, sans indépendance. On leur a ordonné d’exécuter ce mouvement et ils doivent le faire aujourd’hui, demain,… toujours ! Comme les machines !

La production moderne est parvenue dans quatre-vingt pour cent des cas à la destruction complète de la personnalité humaine. On ne trouve déjà presque plus d’artisans, d’artistes. La production capitaliste ne les recherche pas, n’a pas besoin d’eux. Ils ont inventé des objets pour chaque nécessité et des machines pour tout faire, et nous en sommes au point de devoir créer de nouveaux besoins pour fabriquer de nouveaux produits. En réalité, c’est déjà ce qui se fait et c’est pour cela que la vie se complique et qu’il est chaque jour plus dur de vivre.

On a supprimé l’esthétique des choses et on ne crée qu’en série, en masse. On a éduqué les goûts en une ligne générale ; on a distribué dans les individus n’importe quelle originalité artistique, n’importe quelle caprice, et on est parvenu – oh, prodige de la propagande ! – à donner envie à la majorité de ce que les capitalistes ont intérêt à fabriquer : une même chose pour chaque individu distinct.

Il n’y a déjà plus besoin d’êtres qui créent, mais d’entités qui fabriquent ; déjà n’existent plus d’artistes ou d’ouvriers intellectuels ; il ne reste que des ouvriers manuels. On ne met plus à l’épreuve notre intelligence. Au contraire, on regarde si vous avez de bons muscles, si vous êtes vigoureux. On ne regarde pas beaucoup ce que vous savez, mais combien vous pourrez produire. Ce n’est pas vous qui faites marcher la machine, c’est la machine qui vous fait marcher. Et bien que cela paraisse paradoxal – mais ce n’est que pure réalité –, c’est aussi la machine qui « pense » ce qu’il faut faire, ne vous laissant que l’obligation de la servir, de faire ce qu’elle vous enseigne. C’est elle le cerveau et vous les bras ; elle est la matière pensante, créatrice, et vous la matière brute, automate ; elle, l’individualité, vous… la machine.

Horreur ! Si une seule individualité s’introduisait dans le fonctionnement du bureau Ford, par exemple, elle détruirait tout l’engrenage de la production.

* *

Les ouvriers ne sont que des forçats. Ou, si ça peut vous consoler, des soldats encasernés dans les usines. Tous marchent au même pas ; tous – malgré la variété des objets – effectuent les mêmes mouvements. Nous ne trouvons déjà plus aucune satisfaction dans les travaux que nous effectuons ; nous ne nous passionnons pas pour eux parce que nous nous en sentons totalement étrangers. Six, huit, dix heures de travail, six, huit, dix heures de souffrance et d’angoisse.

Non, nous n’aimons pas le travail ; nous le haïssons. Il n’est pas notre libération, il est notre condamnation ! Il ne nous élève ni ne nous délivre des vices ; il nous abat physiquement et nous annihile moralement à un tel point qu’il nous rend incapables de nous en défaire. Dans un autre futur, il sera nécessaire de réaliser ces travaux, je le sais, mais ce sera toujours de mauvais gré si on souhaite, demain aussi, maintenir un tel système afin d’économiser des efforts. Ce sera toujours en souffrant, même lorsque la journée sera réduite à moins d’heures.

Je ne sais ce que pensent les animaux de la charge qu’on leur place sur le dos, mais ce que je peux dire quant à ce que j’observe et que je sens pour moi-même, c’est que l’homme n’exécute avec joie et une véritable satisfaction autre chose que les travaux intellectuels et artistiques. Si au moins il ne considérait pas son sacrifice comme gaspillé et inutile, l’homme s’armerait de courage et sa fatigue lui paraîtrait moins amère, moins douloureuse. Mais quand on observe que tout son effort est gaspillé, que ce n’est rien moins que le travail de Sisyphe parsemé d’innombrables désastres et de sacrifices à chaque rechute, le courage fuit le cœur et, en chaque être conscient, en chaque être sensible et humain, s’allume la haine contre cet état des choses barbare et criminel. L’aversion et la rébellion contre le travail devient alors inévitable.

On comprend donc qu’il existe des non conformes qui refusent de se plier à cet esclavage répugnant. On comprend qu’il existe les vagabonds indomptables qui préfèrent l’incertitude du lendemain – la plupart du temps sans le maigre quignon accordé au travailleur fixe – plutôt que de se soumettre à ce système humiliant. On comprend la bohème incorrigible, sans génie si vous voulez, mais qui ne participe pas au cortège humiliant du chœur qui s’époumone. Et on comprend aussi les grands fainéants, les paresseux idéaux qui passent leur vie en complète fraternité avec la nature, jouissant de contempler les merveilleuses aurores, les crépuscules mélancoliques, remplissant leurs esprits de mélodies que seule une vie simple et libre peut leur procurer, imposant le silence aux besoins impérieux de l’estomac pour ne pas tomber dans l’esclavage auquel nous autres sommes poussés. Assis au bord du chemin, ils observent avec une infinie tristesse et une profonde pitié la caravane noire qui se dirige tous les jours, docile et défaite, vers les usines-prisons qui les engloutissent déjà épuisés, et les recrachent la nuit comme des cadavres.

Et ils fuient, ils fuient, ces paresseux idéaux au cœur oppressé par la vue de tant de bêtise, de misère et de folie. Ils fuient vers une vie libre, indocile, non conformiste, se disant au fond du cœur que plutôt que de se soumettre chaque jour à cette vie misérable, vile et privée d’élévation et de spiritualité, mieux vaut la mort.

Haïr le travail manuel en régime capitaliste ne signifie pas être ennemi de toute activité, tout comme accepter l’expropriation individuelle ne veut pas dire faire la guerre au travailleur-producteur, mais au capitaliste-exploiteur.

Ces vagabonds idéaux que j’admire tant ont une activité, vivent une intense vie spirituelle, riche en expériences, en observations, en jouissances. Ils sont ennemis du travail parce qu’une grande partie de leurs efforts y serait gaspillée ; ils ne peuvent, de plus, se soumettre à la discipline qu’exige cette sorte d’activité, et ils ne veulent pas tolérer qu’on fasse d’eux une machine sans cerveau et qu’on tue, enfin, toute personnalité en eux, qui est ce qu’ils apprécient le plus.

Parmi ces vagabonds spirituels – réfractaires à la domestication et à la discipline capitaliste –, il est nécessaire de chercher les expropriateurs, les partisans de l’expropriation individuelle, ceux qui ne veulent pas attendre que les masses soient prêtes et disposées pour accomplir l’acte collectif de justice sociale. En étudiant attentivement les nuances psychologiques, éthiques et sociales qui déterminent cette attitude en eux, nous pourrons mieux comprendre, justifier et apprécier leurs actes, mais aussi les défendre des attaques bilieuses de beaucoup de ceux qui, tout en partageant les mêmes idées sur nombre d’autres sujets, s’évertuent à jeter de la boue sur ces impatients incapables de se résigner dans l’attente du jour de la rédemption collective.

Le droit à l’expropriation individuelle ne peut être nié en se basant sur un certain droit collectif à l’expropriation. Si nous étions socialistes ou communistes-bolchéviques, nous pourrions nier à l’individu le droit de s’approprier – par les moyens qu’il estime plus adéquats – cette partie de la richesse qui lui appartient en tant que producteur. Parce que les bolchéviques et les socialistes nient la propriété individuelle et n’admettent qu’une seule forme de propriété : celle qui est collective. Mais cela n’est pas le cas des anarchistes, qu’ils soient individualistes ou communistes, puisque tous admettent en théorie et en pratique aussi bien la propriété individuelle que collective. Et si on admet le droit à la possession individuelle, comment pourrait-on nier le droit à l’individu de se servir des moyens qu’il pense opportuns pour rentrer en possession de ce qui lui appartient ?

Chaque créancier (ce serait le cas de la classe productrice face à la classe capitaliste) prend à la gorge son débiteur au moment et de la forme qui lui convient, et lui fait rendre son bien – qui lui a été arraché par le mensonge et la violence – le plus vite possible. L’individu, se fondant sur la liberté – et la liberté est la doctrine de l’anarchie – est l’unique et seul arbitre et juge de cet acte de restitution.

S’il a été admis l’opportunité et la nécessité d’un acte collectif, d’une révolution sociale pour exproprier la bourgeoisie, et si l’individu – même individualiste – est volontiers associé à cette idée, c’est parce qu’il existe une croyance générale qu’un effort collectif nous libérerait plus facilement de l’esclavage économique et politique.

Mais cette confiance a décru depuis des années chez de nombreux anarchistes.

On a dû admettre à la fin qu’une véritable libération, une libération profonde, anarchiste, qui extirperait de la conscience des masses (avec la sécurité de ne plus jamais revenir en arrière) le fétiche de l’autorité et nous permettrait d’instaurer un état des choses qui ne violerait pas la liberté de chacun de nous, nécessitait obligatoirement une ample préparation culturelle, et par conséquent encore de nombreuses années de souffrance dans l’exploitation capitaliste. S’en est suivi que beaucoup de nos rebelles, qui dans un premier temps avaient embrassé avec enthousiasme l’idée d’une révolution expropriatrice, se sont dit – sans se dissocier pour autant du nécessaire travail de préparation révolutionnaire – qu’un tel espoir signifiait le sacrifice de leur vie, consumée dans des conditions odieuses et bestiales, sans bonheur aucun, sans jouissance, et que la satisfaction morale d’une lutte accomplie en faveur de la libération humaine ne suffirait pas à apaiser leurs peines.

« Nous n’avons qu’une vie – se sont-ils dits en leur cœur – et elle se précipite vers la fin à la vitesse de l’éclair. L’existence de l’homme par rapport au temps n’est véritablement qu’un instant fugace. Si cet instant nous échappe, si nous ne savons pas en extraire le jus qu’il peut nous donner sous forme de bonheur, notre existence est vaine et nous gaspillons une vie dont la perte ne nous rachètera pas l’humanité. C’est donc aujourd’hui que nous devons vivre, pas demain. C’est aujourd’hui que nous avons droit à notre part de plaisirs, et ce que nous perdons aujourd’hui, demain ne pourra nous le rendre : c’est définitivement perdu. Pour cela, c’est aujourd’hui que nous voulons jouir de notre part de biens, c’est aujourd’hui que nous voulons être heureux ».

Or le bonheur est inaccessible dans l’esclavage. Le bonheur est un don de l’homme libre, de l’homme maître de lui-même et de son destin ; c’est le don suprême de l’homme, de l’homme qui refuse d’être une bête de somme, une bête résignée qui souffre, produit et est privée de tout. Le bonheur s’obtient dans la paresse. Il s’acquiert aussi avec l’effort, mais avec l’effort utile, avec un effort qui prodigue un bien-être meilleur –cet effort qui accroît la variété de mes acquisitions, qui m’élève, qui me libère vraiment.
Il n’y a pas de bonheur possible pour le travailleur qui durant toute sa vie est occupé à résoudre le terrible problème de la faim.

Il n’y a pas de bonheur possible pour le paria qui n’a d’autre préoccupation que son travail, qui ne dispose que du temps qu’il consacre à son travail. Sa vie est bien triste, bien désolée, et pour la supporter, la traîner, pour l’accepter sans se rebeller, il faut un grand courage ou une grande dose de lâcheté.
Le désir de vivre, le désespoir intime et profond qui nous envahit à la perspective de toute une vie consumée au bénéfice de gens indignes, la désolation ressentie quand nous perdons l’espoir d’un sauvetage collectif au cours de la fugace trajectoire de notre brève existence : voilà ce qui forme la rébellion individuelle ; voilà les feux qui alimentent les actes d’expropriation individuelle.

La vie du travailleur inconscient est triste, bien triste, mais, pauvre de moi !, celle de l’anarchiste est vraiment tragique.

Si vous ne sentez pas toutes les souffrances, tout le désespoir de votre tragique situation, permettez-moi de vous dire que vous avez la peau dure et que le joug ne vous va pas si mal. Et si le joug ne vous pèse pas ; si de par votre situation particulière vous ne sentez pas l’oppression directe du patron ; si malgré toutes vos lamentations superficielles vous ne pouvez vivre sans le travail parce que vous ne savez pas comment occuper vos heures de loisir, et que sans le travail manuel vous vous ennuyez terriblement ; si vous réussissez à supporter la discipline quotidienne du bureau, à respecter les reproches continuels de petits-chefs imbéciles ou malveillants, à mourir de travail d’abord et de faim ensuite, sans jamais ressentir pour autant l’envie d’embrasser le plus odieux des criminels, de l’appeler frère et de rejeter toute tendresse pour la fonction de bourreau, c’est que vous n’avez pas atteint le degré de sensibilité nécessaire pour comprendre les souffrances spirituelles et les motifs sociaux qui déterminent les actes d’expropriation individuelle – de ceux dont je parle –, et que vous avez encore moins le droit de les condamner.

Car l’anarchiste n’est pas le seul à constater tout ce qu’il y a d’odieux dans un travail bestial, criminel et rarement utile pour son bien et celui de l’humanité ; non seulement il se voit obligé de participer lui-même au maintien de son propre esclavage, celui de ses compagnons et celui du peuple en général, mais il doit aussi exécuter ce travail d’une manière et dans des conditions si horribles, si insupportables et remplies de danger, que sa vie se sent menacée à chaque instant de sa longue journée ; parce que son travail, certains travaux que doivent effectuer quelques catégories d’ouvriers (je dis « catégories » parce qu’il y a différents ouvriers qui ne connaissent ni la bestialité ni le terrible danger de certains travaux exécutés par d’autres ouvriers), non seulement impliquent un véritable esclavage, mais peuvent être assimilés à un véritable suicide.

Dans le fond des mines, à côté de machines monstrueuses, dans les entrailles infernales au milieu de produits malsains, la mort est toujours aux aguets. Des corps qui deviennent phtisiques, des poumons empoisonnés, des membres lacérés, des corps courbés, les yeux privés de lumière, les crânes écrasés, c’est là ce que gagnent les honnêtes travailleurs par milliers avec le pain trempé de sueur. Pas de pitié pour eux, aucune morale, aucune religion pour émouvoir le profiteur qui amasse ses millions sur des crimes quotidiens qui permettent d’obtenir un peu plus de profit et de remplir ses caisses de quelques centimes supplémentaires.

Faut-il en plus l’entourer de notre tendresse, vider notre sac lacrymal sur la malchance qui peut tomber sur la tête de l’un d’entre eux grâce au hasard forcé par l’action de l’un d’entre nous ?

En vérité, nous devrions nous montrer bons, humains et généreux lorsqu’il s’agit de respecter la bourse ou la peau de nos ennemis, et de braves bêtes lorsque nos ennemis nous font crever.

Nous n’aurions pas le droit, individuellement, de prendre en main l’épée de la justice sans le consentement collectif ? – Ne violez pas la virginité de la morale commune de vos péchés non sanctifiés ! Un peu de patience, mes frères, le règne du Seigneur viendra pour tous !

« Si vous avez faim, grognez mais restez tranquilles : nous ne sommes pas encore prêts. Si on vous aplatit, rugissez, mais ne vous bougez pas : nous avons encore du plomb aux pieds. Si on vous massacre après vous avoir volé, halte là ! Tenez tête au voleur, nous vous proclamerons héros. Mais si vous voulez recouvrer l’argent sans notre consentement, bien qu’à votre seul péril, ne le faites pas, parce que sinon vous ne seriez plus que de vils bandits. C’est la morale, notre morale ».

Et merde !

Je me permets de poser la question suivante : lorsque le capital me vole et me laisse mourir de faim, qui est le volé et celui qui meurt de faim, moi ou la collectivité ? Moi ? Et pourquoi donc seule la collectivité aurait le droit d’attaquer et de se défendre ?

Je sais que la question de l’expropriateur peut prêter à de nombreuses fausses interprétations, à beaucoup d’équivoques. Mais la cause de tout cela, la responsabilité de la falsification des motifs éthiques, sociaux et psychologiques qui ont déterminé et déterminent – en leur majorité – les actes individuels d’expropriation, reviennent en grande partie à la mauvaise foi de leurs critiques.

Je ne veux pas pour autant dire que tous les critiques sont de mauvaise foi, parce que je sais bien qu’une grande partie de compagnons croient sincèrement que ces actes sont nuisibles aux fins immédiates de notre propagande. Lorsque je parle de mauvaise foi, je veux pointer ces anarchistes si sectaires et si individualistophobes qui commencent par parler de « vol » à propos de chaque acte d’expropriation. Ils veulent ainsi nier au geste toute base socialement et éthiquement justifiable d’un point de vue anarchiste, pour l’associer et le mettre sur le même plan que ceux de tous ces individus frustres et inconscients (généralement excusables parce qu’ils sont l’authentique produit du système social actuel) qui font le voleur avec la même indifférence qu’ils se feraient bourreau si cette profession leur procurait ce qu’ils recherchent.

Cependant, je suis bien loin de justifier toujours et en toute circonstance l’expropriateur. Ce que je trouve condamnable chez un certain nombre d’expropriateurs est la corruption à laquelle ils se livrent lorsqu’un coup a bien marché. Dans certains cas, je l’admets, la critique et la condamnation sont justifiées. Mais malgré tout, elle ne peut aller au-delà de celle qui est faite au bon travailleur qui consomme son salaire en beuveries et bordels, ce qui, malheureusement, arrive encore trop fréquemment parmi nous.

Il a été dit par certains critiques que l’apologie de l’acte individuel engendre chez certains anarchistes un utilitarisme mesquin, une mentalité étroite et en contradiction avec les principes de l’anarchie. Cette supposition si capricieuse reviendrait à dire que tout anarchiste en contact avec des éléments non anarchistes finit par penser de manière anti-anarchiste.

Je ne veux pas oublier de dire également la chose suivante : l’expropriation étant un moyen de se soustraire individuellement à l’esclavage, les risques doivent être pris individuellement, et les compagnons qui pratiquent l’expropriation « en soi » perdent tout droit – même s’il existe pour d’autres activités, ce que je ne crois pas – à réclamer la solidarité de notre mouvement lorsqu’ils ont des problèmes.

Mon intention dans cette étude n’est pas de faire l’apologie de tel ou tel acte, mais d’aborder les racines du problème, de défendre le principe et le droit à l’expropriation – et le mauvais usage que font certains expropriateurs du fruit de leurs entreprises ne réduit pas l’acte lui-même, comme le fait que de parfaites canailles se disent anarchistes ne détruit pas le contenu des idées anarchistes.

Examinons une accusation plus grave, la condamnation maximale : celle qui soutient que les actes d’expropriation individuels attentent aux principes anarchistes. On a nommé les expropriateurs « parasites ». C’est certain, ils ne produisent rien ! Mais ce sont des parasites involontaires, forcés, parce que dans la société actuelle, il ne peut y avoir que des parasites ou des esclaves.

Sans doute sont-ils des parasites, mais personne ne pourra les appeler « esclaves ». Les esclaves, en revanche, sont dans leur grande majorité aussi des parasites, mais plus coûteux que ceux-là. Et le parasitisme de cette majorité de producteurs est beaucoup plus immoral, lâche et humiliant que celui des expropriateurs.

Appelleriez-vous producteur et honnête travailleur ou parasite celui qui est employé à la production de bijoux, de tabac, d’alcool ou… à faire la servante du curé ?

On me dira que ce parasitisme est aussi imposé, que la nécessité de vivre nous oblige, malgré nous, à nous soumettre à cette activité négative et dommageable.

Et avec cette pauvre excuse, avec ce lâche prétexte, on gagne son pain de manière honteuse et presque criminelle, véritable complicité dans le délit, criminalité non moindre que celle des premiers responsables : les bourgeois.

Et après tout, pourrez-vous nier que refuser de collaborer aux embrouilles de ce régime criminel est beaucoup plus anarchiste que le premier ? Pourrez-vous nier que les deux tiers de la population de notre métropole sont des parasites ?

Il est indéniable que si, par producteurs, on n’entend que ceux qui sont employés à une production vraiment utile, l’humanité, dans sa grande majorité, doit être considérée comme parasite. Que vous travailliez ou que vous ne travailliez pas, si vous ne faites pas partie de la catégorie des paysans ou des rares catégories vraiment utiles, vous ne pouvez qu’être parasites, même si vous vous prenez pour d’honnêtes travailleurs.

Entre le parasite-travailleur qui se soumet à l’esclavage économico-capitaliste et l’expropriateur qui se rebelle, je préfère ce dernier. Lui est un rebelle en action, l’autre est un rebelle qui aboie, mais… ne mord pas, ou ne mordra que le jour de la très sainte rédemption.

Si l’effort était divisé sur l’ensemble de la collectivité, deux ou trois heures de travail chaque jour seraient suffisantes pour produire tout ce dont on aurait besoin pour mener une vie simple et à l’aise. Nous avons donc droit à la paresse, droit au repos. Si le système social actuel nous refuse ce droit, il est nécessaire de le conquérir par tout moyen.

En vérité, c’est triste d’avoir à vivre du travail d’autrui. On éprouve l’humiliation de se sentir comparés aux parasites bourgeois, mais on savoure aussi de grandes satisfactions.

Parasites, oui ; mais on ne boit pas les breuvages amers de la vilenie, on ne ressent pas les tourments de se savoir un de ceux qui, humiliés, sont attelés au char du triomphateur, arrosant le chemin de leur propre sang ; un de ceux qui offrent des richesses aux parasites et meurent de faim sans oser se rebeller ; un de ceux qui construisent des palais et vivent dans des taudis, qui cultivent le blé et ne peuvent nourrir leurs enfants ; un de la foule anonyme et avilie qui se redresse parfois un instant quand elle reçoit les coups du maître mais se soumet tous les jours, se conforme à l’état social actuel et, une fois son attitude momentanée abandonnée, tolère, aide et exécute toutes les infamies, toutes les bassesses.
Pas producteurs, certes, mais pas complices. Pas producteurs, oui ; voleurs si vous voulez – si votre poltronnerie a besoin d’une mesquinerie supplémentaire pour vous consoler –, mais pas esclaves. Face à face, montrant dès aujourd’hui les dents à l’ennemi.

Dès aujourd’hui craints et pas humiliés.
Dès aujourd’hui en état de guerre contre la société bourgeoise.
Tout, dans le monde capitaliste actuel, n’est qu’indignité et délit ; tout nous fait honte, tout nous donne la nausée et nous dégoûte.
On produit, on souffre et on meurt comme un chien.
Laissez au moins à l’individu la liberté de vivre dignement ou de mourir en homme si vous souhaitez agoniser en esclaves.
Le destin de l’homme, dit-on, est celui qu’il sait se forger, et il n’y a aujourd’hui qu’une alternative : en rébellion ou en esclavage.

Brand [Pseudonyme de Enrico Arrigoni]

[Traduit de Eresia, n° 7, 8 et 9, Italie, 1929. Publié en francais dans A Corps Perdu n°1.]