Par Dwight Macdonald (septembre 1945)
Nous avons d’abord été épouvantés par l’explosion. « Le TNT est à peine deux fois plus puissant que ne l’était la poudre il y a six siècles. La Seconde Guerre mondiale a vu la production d’explosifs plus de soixante pour cent plus puissants que le TNT. Cent vingt-trois avions tous chargés d’une seule bombe atomique représenteraient une puissance de destruction égale à la totalité des bombes (2 453 595 tonnes) larguées par les Alliés sur l’Europe pendant cette guerre. [1] »
Cependant, il est peu à peu apparu que la véritable horreur de la bombe n’était pas dans son explosion mais dans sa radioactivité. La fission de l’atome libère toutes sortes de substances radioactives dont on peut se faire une idée de la puissance par le seul fait que l’eau utilisée pour refroidir la « pile » (la structure composée d’uranium et autres substances dont l’interaction entraîne la capacité d’explosion) dans l’usine de fabrication de la bombe à Hanford est exposée à une quantité suffisante de radiation pour « réchauffer de manière appréciable la Columbia River ». Et le Times d’ajouter : « Même le vent qui souffle au-dessus de l’usine chimique recèle son lot de dangers tant les cheminées rejettent de gaz radioactif. » Smyth souligne par ailleurs que « les produits de la fission engendrés par le fonctionnement quotidien d’une pile d’uranium en réaction en chaîne de 100 000 kilowatts pourraient suffire à rendre une vaste région géographique totalement inhabitable ».
Il n’y a donc aucun doute sur le caractère potentiellement atroce de la radioactivité de la bombe. Les deux bombes ayant effectivement servi étaient apparemment d’avantage conçues pour exploser que pour propager des gaz (peut-être par simple souci humanitaire mais peut-être aussi pour protéger les soldats américains qui occuperont plus tard le Japon). Mais les intentions sont une chose et les faits en sont une autre. On craignait tant la radioactivité à Hanford que l’on y a pris les plus grandes précautions en matière de protections d’équipements, etc. À l’évidence, aucune précaution de ce type ne fut prise pour protéger les habitants de Hiroshima. L’avion a largué sa charge de poisons quasi inconnus avant de filer aussitôt. Mais qu’est-il arrivé ? L’extrême susceptibilité de l’armée et des scientifiques à ce sujet n’augure rien de bon. Quand l’un des plus modestes spécialistes à avoir travaillé sur la bombe, un certain professeur Harold Jacobson de New York, déclara que Hiroshima resterait « inhabitable » pendant soixante-dix ans, il fut immédiatement interrogé par les agents du FBI. Après quoi, « malade et bouleversé », il se fendit d’une autre déclaration, dans laquelle il insistait sur le fait qu’il s’agissait de son opinion strictement personnelle et que ses collègues n’étaient pas d’accord avec lui à ce sujet.
Pourtant, certaines nouvelles récentes en provenance du Japon indiquent que le professeur Jacobson pourrait bien avoir raison et ses éminents collègues tort. Le 22 août, après avoir annoncé que les deux explosions avaient fait 70 000 victimes et 12 000 blessés sur le coup, Radio Tokyo poursuivait : « Nombreux sont ceux qui meurent quotidiennement des brûlures contractées pendant les attaques aériennes. Nombre des brûlés ne peuvent pas survivre à leurs blessures à cause des effets inquiétants de la bombe atomique sur le corps humain. Même ceux dont les brûlures semblaient a priori peu dangereuses, et qui paraissaient au départ en bonne santé, se sont affaiblis au bout de quelques jours sans qu’on puisse en connaître la raison. » Howard W. Blakeslee, responsable de la rubrique sciences à l’Associated Press, affirme que ces derniers « étaient probablement victimes d’un phénomène bien connu dans les grands laboratoires américains travaillant sur les effets des radiations ». Le rayonnement d’une explosion atomique produit deux types de brûlures : la brûlure de type gamma ou rayons-X, qui apparaît toujours après un certain temps et qui produit finalement sur l’épiderme les mêmes effets qu’une brûlure ordinaire, plus des brûlures internes ; et les brûlures produites par la propagation des neutrons libérés. Au cours des tests en laboratoire effectués sur les animaux (au Japon, il s’agissait d’êtres humains), cette dernière n’a tout d’abord pas d’effets apparents mais se conclut néanmoins quelques jours plus tard par un décès dû au fait que les rayons à neutrons détruisent un très grand nombre de globules blancs. La première vague de neutrons relâchés par la bombe peut avoir frappé la terre, libérant ainsi d’autres neutrons et ainsi de suite. Les effets nocifs pourraient donc durer indéfiniment.
Certes, tout cela ne pourrait bien être que de la propagande (bien qu’il sera intéressant de voir si Hiroshima et Nagasaki seront interdits aux soldats américains). Mais l’essentiel reste qu’aucun de ceux qui ont conçu et utilisé cette monstruosité ne sait réellement dans quelle mesure exacte ces poisons radioactifs pourraient être mortels et persistants [2]. Ce qui ne les empêche d’ailleurs nullement de poursuivre leur mission, pas plus que l’armée ne cesse de larguer ses bombes. Sans doute n’est-il possible de trouver une telle irresponsabilité et une telle rigidité morale que chez les soldats et les scientifiques, deux types d’individus formés à raisonner « objectivement » : c’est-à-dire en termes de moyens et non de fins. Quoi qu’il en soit, il s’agit indubitablement de la plus extraordinaire expérience scientifique de toute l’histoire, où des villes entières ont servi de laboratoires et des êtres humains de cobayes.
La rengaine officielle concernant la fission atomique prétend qu’elle peut aussi bien être une force pour le bien (la production) qu’une force pour le mal (la guerre). Ainsi la question est-elle simplement de savoir comment utiliser ses bons côtés plutôt que les mauvais. Finalement, c’est une simple question de « bon sens ». Mais comme Engels le fit remarquer un jour, le bon sens vit d’étranges aventures dès qu’il délaisse son confortable foyer bourgeois pour se lancer dans le monde réel. En effet, étant donné la nature des institutions actuelles – et leurs apologistes officiels (de Max Lerner au président Conant de Harvard) n’envisagent pour elles qu’un léger ravalement –, comment pourrait-on « contrôler » la bombe ? comment pourrait-on l’« internationaliser » ? Les grandes puissances impérialistes entament déjà les grandes manœuvres qui leur permettront de se positionner en prévision de la Troisième Guerre mondiale. Comment peut-on s’attendre à ce qu’ils abandonnent le phénoménal avantage que leur confère la bombe ? Peut-on espérer qu’étant donné les capacités destructrices renversantes de la bombe ils tomberont d’accord, par simple souci d’autopréservation, pour la mettre « hors la loi » ? Ou bien qu’ils banniront la guerre elle-même du seul fait qu’une guerre « atomique » signifierait probablement la ruine mutuelle de tous les belligérants ? On avançait les mêmes arguments pour démontrer l’« impossibilité » de la Première Guerre mondiale. On fit de même avant la Seconde Guerre mondiale. Les ravages engendrés par ces guerres furent aussi terribles qu’on l’avait prédit, et pourtant elles eurent finalement lieu. À l’instar de toutes les grandes avancées technologiques du siècle passé, la fission atomique est une chose dans laquelle le Bien et le Mal sont si intimement entremêlés qu’il est difficile de savoir comment en extraire le Bien et comment se débarrasser du Mal. Un siècle d’efforts n’a pas suffi à séparer pour le capitalisme le Bien (production accrue) du Mal (exploitation, guerres, barbarie culturelle). Cet atome-là n’a jamais subi la fission et ne la subira peut-être jamais.
Les socialistes marxiens, tant les révolutionnaires que les réformistes, acceptent eux aussi la rengaine sur les potentialités bonnes ou mauvaises, car elle repose sur la foi en la Science et le Progrès que partagent aussi bien les socialistes que les conservateurs et qui reste d’ailleurs aux fondements de la pensée occidentale. (Sous cet angle, le marxisme semble n’être que l’expression intellectuelle la plus profonde et la plus cohérente de cette foi.) Les marxistes imposant comme préalable à l’usage bénéfique de la fission atomique un changement fondamental dans les institutions actuelles, ils ne sont pas eux non plus très ouverts aux objections soulevées plus haut. Mais si l’on regarde au-delà du simple niveau politique, la version marxiste de la rengaine en question apparaît pour le moins parfaitement inappropriée. Mais je ne souhaite pas ici entrer dans cette discussion et j’essaierai de le faire dans The Root Is Man [3]]. Laissez-moi simplement signaler que cette version, en les réduisant au statut de simple épisode dans un processus historique qui au bout du compte « finira bien », émousse quelque peu notre réaction face aux atrocités commises en ce moment et qu’elle fait de nous des êtres moralement insensibles (rendant ainsi inefficace toute action contre les atrocités actuelles) et excessivement optimistes quant à la question du Mal. En outre, la version marxiste néglige le fait que des atrocités telles que la bombe et les camps de la mort nazis sont en ce moment même en train de faire violence, de pervertir et d’étouffer les êtres humains censés rendre le monde meilleur, et que la technologie moderne a sa dynamique anti-humaine propre, qui s’est montrée jusqu’à maintenant bien plus puissante que les effets libérateurs que nous promet le schéma marxiste.
La bombe a engendré deux types de réactions émotionnelles très largement répandues dans ce pays – et du point de vue des autorités parfaitement indésirables : un sentiment de culpabilité devant le fait que « nous » avons fait cela à « ces gens-là », et un sentiment d’angoisse à l’idée qu’à l’avenir « ces gens-là » puissent nous faire cela à « nous ». Ces deux sentiments ont été exacerbés par l’échelle surhumaine de cette bombe. Les autorités ont donc fait de valeureux efforts pour ramener les faits à un contexte plus humain, dans lequel les notions comme la Justice, la Raison et le Progrès pourraient être de quelque utilité. On avance certaines justifications morales : la guerre a été écourtée et de nombreuses vies sauvées aussi bien du côté japonais qu’américain ; « nous » avons dû inventer et utiliser la bombe contre « eux » de peur qu’« ils » ne l’inventent et ne l’utilisent contre « nous » ; les Japonais le méritaient puisque ce sont eux qui ont commencé cette guerre et traité les prisonniers de façon barbare, etc., ou parce qu’ils refusaient de se rendre. L’ineptie de ces justifications est évidente : n’importe quelle atrocité, absolument n’importe laquelle pourrait être justifiée de ces différentes manières. En effet, il n’y a qu’une réponse possible au problème posé par le Grand Inquisiteur de Dostoïevski : si l’humanité tout entière pouvait atteindre un bonheur total et éternel en torturant à mort un seul enfant, pourrait-on justifier moralement cet acte ?
La stratégie mise en place par les autorités – terme par lequel je n’entends pas seulement les responsables politiques mais également les scientifiques, les intellectuels, les syndicalistes et les hommes d’affaires qui agissent au plus haut niveau de notre société – est un tantinet plus subtile. Cette stratégie consiste à tenter de calmer les craintes que la bombe a éveillées en chacun de nous. Du président Truman jusqu’au plus bas de l’échelle, tout le monde insiste sur le fait que la bombe a été produite selon les règles normales et nécessaires de l’expérimentation scientifique et que, de ce fait, il ne s’agit que de la dernière étape dans la longue lutte menée par l’homme pour assurer son contrôle sur les forces de la nature. En un mot, il s’agit de Progrès. Mais c’est une arme à double tranchant : en ce qui me concerne, en tout cas, cette stratégie a eu pour seul effet d’accroître mes (déjà forts) soupçons quant à l’idée d’un « progrès scientifique » capable d’engendrer cette monstruosité. En avril dernier, j’écrivais que, dans les films américains, « la blouse blanche des scientifiques est un spectacle qui glace autant les sangs que la cape noire de Dracula. […] Si le laboratoire scientifique se caractérise dans la culture populaire par une atmosphère spectrale, ne peut-on voir là un exemple de la profonde intuition des masses ? Il n’y a pas loin du laboratoire de Frankenstein à Maidanek (ou, de nos jours, à Hanford et Oak Ridge). Ne nous trouverions-nous pas devant un doute populaire – peut-être à demi-conscient seulement – quant au caractère bien fondé de la confiance placée en la science par le XIXe siècle ? »
Ces interrogations semblent de plus en plus pertinentes, mais je doute que nous obtenions des réponses satisfaisantes de la part des scientifiques ; qui d’ailleurs semblent eux-mêmes parfaitement incapables de les poser – sans même parler d’y répondre. Le plus grand de tous, qui élabora en 1905 l’équation qui fournit les bases théoriques de la fission atomique n’a rien trouvé de mieux à nous dire après les bombardements que la chose suivante : « Aucun individu au monde ne doit nourrir de peurs ou de craintes, à propos de l’énergie atomique, qui serait d’ordre surnaturel. En développant l’énergie atomique, la science ne fait simplement qu’imiter la réaction des rayons solaires. [Le « simplement » est admirable !] La puissance atomique n’est pas moins naturelle que celle qui me permet de faire naviguer mon bateau sur le lac Saranac. » Dixit Albert Einstein. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas précisément l’aspect naturel, parfaitement rationnel et scientifiquement démontrable de la chose qui nous glace les sangs à l’heure actuelle ! En comparaison, combien peuvent nous paraître humains, proches, amicaux, les fantômes et autres sorcières, maléfices, loups garous et esprits frappeurs ! De fait, tous autant que nous sommes – à l’exception de quelques spécialistes –, nous en savons à peu près autant sur les sorcières que sur la fission atomique, et tous, sans exception, sommes moins capables de nous protéger contre la bombe que contre la sorcellerie. Aucune balle en argent, aucun crucifix ne peuvent nous aider en ce domaine. Et comme pour confirmer ce fait, Einstein lui-même, alors qu’on l’interrogeait sur les émanations radioactives inconnues dont même les éditorialistes et les rédacteurs commençaient à s’inquiéter, a répondu catégoriquement : « Je ne veux pas parler de cela ! » Réaction peu faite pour nous rassurer.
Pas plus que le président Truman ne nous a rassurés en affirmant que « ce programme, qui a été mis en œuvre par quelques milliers de collaborateurs dotés de la plus grande énergie et du sens le plus élevé du devoir national, […] représente probablement la plus grande réussite de toute l’histoire. Réussite que nous devons aux efforts combinés de la science, de l’industrie, des travailleurs et de l’armée ». Sans parler du professeur Smyth : « Cette arme n’est pas le fruit de l’inspiration diabolique d’un quelconque génie sournois mais bien celui du travail ardu de milliers d’hommes et de femmes ordinaires travaillant à la sécurité de notre pays. » Ici encore la tentative d’« humaniser » la bombe en montrant comment elle s’inscrit dans notre vie ordinaire, quotidienne, est à double tranchant : elle nous révèle combien la vie normale est devenue inhumaine.
Les auteurs de romans de science-fiction bon marché pouvaient aisément imaginer quelque chose qui ressemble à la bombe atomique. De fait, la vie ressemble de plus en plus à un roman de science-fiction, et l’arrivée sur terre d’une poignée de Martiens montés sur six jambes et munis de leurs rayons de la mort aurait bien du mal à faire la une des journaux. Mais l’imagination des auteurs de science-fiction était bien limitée : leurs bombes atomiques étaient la création de génies « diaboliques » et « sournois » et non celle de « milliers d’hommes et de femmes ordinaires » parmi lesquels certains des plus éminents scientifiques de notre temps, le mouvement syndicaliste (l’armée n’a-t-elle pas « chaleureusement » remercié l’AFL et la CIO pour avoir fourni « la quantité de main-d’œuvre adéquate, ce qui à certains moments semblait parfaitement impossible »), diverses grandes entreprises (DuPont, Eastman, Union Carbon & Carbide) et le président de l’université de Harvard.
Bien sûr, seule une poignée d’entre eux savaient exactement ce qu’ils étaient en train de créer. Aucun des 125 000 ouvriers chargés de la fabrication et du montage ne le savaient. Seuls trois membres des équipages des avions qui larguèrent la première bombe étaient au courant de la force qu’ils libéraient. Inutile de préciser que quelque chose ne tourne pas rond lorsque qu’une société peut mobiliser un très grand nombre de citoyens dans la construction d’une monstruosité telle que la bombe sans même leur dire ce qu’ils font exactement. Quel contenu réel peuvent bien avoir alors des notions comme « démocratie » ou « gouvernement du peuple par et pour le peuple » ? Le bon professeur Smyth exprime l’opinion que « les citoyens de ce pays » devraient décider par eux-mêmes du développement futur de la bombe. En tout cas, il est certain qu’aucun vote n’a été organisé pour décider de sa fabrication et de son emploi. Néanmoins, ajoute le bon professeur pour nous rassurer, ces questions « ont fait l’objet de sérieuses considérations de la part des individus concernés [c’est-à-dire la poignée de gens autorisés à savoir ce qu’il se passait] et d’un vif débat parmi les scientifiques, dont les conclusions ont été transmises aux plus hautes autorités. Ces questions ne sont pas d’ordre technique. Ce sont des questions d’ordre politique et social, et les réponses à ces questions pourraient affecter l’humanité tout entière. En réfléchissant à ces questions, les hommes qui ont travaillé sur ce projet ont réfléchi en tant que citoyens américains extrêmement soucieux du bien être de la race humaine. Ce fut leur devoir et celui des membres les plus éminents du gouvernement qui avaient été chargés d’envisager bien au-delà des limites de la guerre actuelle et de ses armes les ultimes implications de ces découvertes. Ce fut une lourde responsabilité. Dans un pays libre comme le nôtre, de telles questions devraient être débattues par le peuple et les décisions devraient être prises par le peuple au travers de ses représentants ».
Il serait injuste de soumettre cette citation à l’analyse critique, sauf à souligner que toutes les déclarations sur ce qui est vont à l’encontre de celles sur ce qui devrait être.
La fission atomique me fait apprécier pour la première fois la vieille notion d’hubris issue de la Grèce antique : cette absence de limites dans la réussite qui finissait par provoquer la punition des dieux qui la connaissaient. Un scientifique a fait remarquer l’autre jour qu’il se réjouissait de ce que le seul atome que nous sachions soumettre à la fission fût celui de l’uranium, qui est assez rare. En effet, si nous pouvions apprendre à fissionner l’atome du fer ou de tout autre minerai fort commun, la réaction en chaîne pourrait concerner de très vastes régions et le magma en fusion à l’intérieur du globe pourrait remonter et se répandre, mettant ainsi un terme à nos existences et aux progrès tout court. Un parfait exemple d’hubris nous a été donné par le président Truman quand il a déclaré que « la force dont le soleil tire ses pouvoirs a été lâchée contre ceux qui ont provoqué la guerre en Extrême-Orient ». Ou quand l’éditorialiste du Times lui fait écho en écrivant : « La réponse américaine au rejet méprisant par les Japonais de l’ultimatum adressé par les Alliés le 26 juillet dans l’objectif d’une reddition s’est abattue sur le sol japonais sous la forme d’une arme nouvelle qui a déchaîné contre lui les forces de l’univers. » Invoquer les forces de l’univers pour soutenir l’ultimatum du 26 juillet, c’est un peu comme faire entrer Dieu lui-même et lui demander de faire le ménage.
Il semble parfaitement juste que la bombe n’ait été fabriquée par aucune des puissances totalitaires – dont l’atmosphère politique semble pourtant à première vue mieux lui convenir – mais par les deux « démocraties », les deux dernières puissances à continuer de montrer un respect – du moins idéologique – à la tradition démocratico-humanitaire. Il semble aussi logique que les chefs de ces gouvernements, au moment de l’explosion de la bombe, n’aient été ni Churchill ni Roosevelt (figures d’une certaine stature du point de vue historique aussi bien que personnel) mais Attlee et Truman, deux personnalités relativement ternes, des hommes médiocres élevés jusqu’à leurs positions respectives par le simple jeu mécanique du système. Tout cela met l’accent sur la nature parfaitement automatique, le manque absolu de conscience ou d’aspirations humaines que notre société est sur le point d’atteindre très rapidement. Comme une « pile » à uranium, une fois tous les éléments réunis, passe inexorablement par toute une série de « réactions en chaîne » jusqu’à l’explosion finale, les éléments de notre société agissent et réagissent sans se soucier des idéologies ou des personnalités, jusqu’à ce que la bombe explose sur Hiroshima. Plus les personnalités sont ordinaires et plus absurdes les institutions, plus grandiose la destruction. Le Crépuscule des dieux, mais sans les dieux.
Les scientifiques eux-mêmes, dont le travail intellectuel a produit la bombe, ne sont pas présentés comme ses créateurs mais comme une matière première à se procurer et à exploiter au même titre que l’uranium. Ainsi, le professeur Otto Hahn – scientifique allemand qui fissionna pour la première fois l’atome en 1939 et fit tout ce qui était en son pouvoir pour offrir une bombe atomique à Hitler – a-t-il été transporté jusque chez nous pour partager ses connaissances avec notre propre « équipe » atomique (qui comprend quelques réfugiés juifs chassés d’Allemagne par Hitler). Ainsi le professeur Kaputza, le plus éminent spécialiste de l’uranium en Russie, fut-il séduit au point de quitter l’université de Cambridge pour revenir dans son pays natal dans les années 1930 avant de se voir interdire, une fois là-bas, le retour. Ou encore, selon un rapport récent en provenance de Yougoslavie, un éminent spécialiste local de la fission atomique aurait été enlevé par l’Armée rouge (comme une machine-outil de valeur) et expédié à Moscou par avion.
Si l’on doit assigner une quelconque responsabilité morale à l’existence de la bombe, elle doit l’être à ces scientifiques qui l’ont conçue et fabriquée et à ces responsables politiques et militaires qui en ont fait usage. Et comme nous, tous les autres Américains, ne savions même pas ce qui se faisait en notre nom – sans parler d’avoir la plus infime possibilité de faire cesser le processus –, la bombe devient la plus spectaculaire illustration jusqu’à nos jours du caractère fallacieux de la notion de responsabilité collective que j’ai évoquée dans « La responsabilité des peuples [4]].
D’ailleurs, peut-on même tenir pour responsables ceux qui sont pourtant le plus immédiatement concernés ? Le rôle d’un général n’est-il pas de gagner les guerres, celui d’un président ou d’un Premier ministre de défendre les intérêts de la classe dirigeante qu’il représente, celui d’un scientifique de repousser toujours plus loin les limites du savoir ? Dans ces conditions, comment aucun d’entre eux pourrait-il refuser la bombe atomique, ou quoi que ce soit d’autre d’ailleurs, sans tenir compte de ses « sentiments personnels » ? Posé en ces termes, le dilemme est total. L’ordre social est un mécanisme impersonnel, la guerre est un processus impersonnel et ils s’enclenchent automatiquement. Si certains éléments humains se révoltent contre leurs rôles, ils seront remplacés par d’autres plus souples et leur révolte signifiera qu’ils sont tout bonnement écartés sans que rien ne change au fond. Les marxistes affirment que cela doit en être ainsi jusqu’à ce que se produise un changement révolutionnaire, mais un tel changement n’a jamais semblé aussi éloigné. Alors, que peut faire aujourd’hui un homme ? Comment peut-il éviter de tenir son rôle dans ce processus fatal ?
Tout simplement en refusant de le tenir. Nombre de scientifiques éminents, par exemple, ont travaillé sur la bombe : Fermi en Italie, Bohr au Danemark, Chadwick en Grande-Bretagne, Oppenheimer, Urey et Compton aux États-Unis. On peut avec justice s’attendre à ce que de tels hommes d’un grand savoir et d’une grande intelligence aient une certaine conscience des conséquences de leurs actes. Et il semble bien que ce fut le cas. Le professeur Smyth fait cette remarque : « Au début, de nombreux scientifiques pouvaient espérer – et espéraient réellement – qu’un principe quelconque finirait par prouver que la bombe atomique était intrinsèquement impossible à réaliser. Mais l’espoir s’est évanoui peu à peu. » Pourtant, ils ont tous fini par accepter « un poste » dans la production de la bombe. Pourquoi ? Parce qu’ils se considèrent comme des spécialistes, des techniciens, et non comme des êtres humains complets. Spécialistes au sens où, le processus de la découverte scientifique étant considéré comme moralement neutre, le scientifique peut regretter les usages que font de ses découvertes les généraux et les politiciens sans pour autant refuser de poursuivre ses recherches. Spécialistes également dans le sens où ils ont réagi à la guerre en tant que partisan d’un camp dont le rôle était aussi étroit que celui d’assurer la défaite des gouvernements de l’Axe, même au prix du sacrifice de leurs responsabilités plus générales en tant qu’êtres humains.
Fort heureusement pour l’honneur de la science, un certain nombre de scientifiques ont refusé de participer à ce projet. J’ai entendu parler d’un certain nombre de cas de ce genre et Sir James Chadwick nous a appris que « certains de [ses] collègues ont refusé de travailler sur la bombe atomique de peur de créer un monstre capable de détruire la planète ». Ces scientifiques ont réagi en êtres humains complets et non en spécial-istes ou en part-isans. On a tendance aujourd’hui à considérer que les peuples sont responsables tandis que les individus ne le seraient pas. Le renversement de ces deux propositions est la condition nécessaire pour échapper à notre descente actuelle en direction de la barbarie. Plus un individu pense et se conduit comme une homme complet (donc responsable) plutôt qu’en élément spécialisé d’une nation ou d’une profession (et donc irresponsable), plus nous pouvons fonder notre espoir en l’avenir. Tout faire pour agir en individu responsable voire inefficace ; à moins que cela ne soit au contraire sage, prudent et efficace. Quoi que cela puisse être finalement, ce n’est qu’ainsi que nous conserverons une chance de changer le cours actuel de notre tragique destin. Honneur donc à ces scientifiques – le nom d’hommes serait plus adéquat – britanniques et américains pourtant restés anonymes qui ont été suffisamment sages dans leur folie pour refuser de coopérer à la conception de la bombe ! C’est cela la « résistance », c’est cela le « négativisme », et c’est en cela que reposent nos meilleurs espoirs.
Dwight Macdonald,
Extrait de Politics, septembre 1945.
Notes
[1] Le dossier « Âge atomique » du Times (20 août) est la meilleure enquête générale qu’il m’ait été donné de lire. Le point de vue scientifique le plus argumenté à avoir été publié sur la bombe est le rapport de quelque 30 000 mots rédigé par le professeur H. D. Smyth de Princeton à l’attention du département à la Guerre – il a été résumé par Waldemar Kaempffert dans le New York Times du 16 août.
[2] Quelqu’un qui doit être bien informé me dit, au moment où cet article va être publié, qu’au début du mois de septembre le département à la Guerre a expédié au Japon le professeur Shields Warren, de la Harvard Medical School, une sommité dans le domaine de l’empoisonnement par le radium, pour y étudier les effets de la bombe. Manifestement, le département à la Guerre est moins sûr des effets exacts de la bombe que sa propagande voudrait nous le faire croire.
[3] Dwight Macdonald, The Root is Man, Autonomedia, (1945) 1994 ; traduction française, Partir de l’homme, Spartacus, 1948. [nde
[4] Dwight Macdonald, « The Responsability of Peoples », article paru dans Politics, mars 1945, vol. 2, n° 3 ; puis en livre, The Responsability of Peoples and other essays in Political Criticism, Victor Gollancz, Londres, 1957. [nde
http://www.non-fides.fr/?La-bombe