Par Jacques Ellul (1972)
Les bonnes résolutions et leurs limites
Lorsqu’il y a trente ans quelques rares originaux dénonçaient la destruction du cadre naturel, l’emploi de produits chimiques apparemment bénins mais réellement nocifs, la perturbation des “cycles naturels”, etc. ; lorsqu’il y a vingt ans, avec plus de précision, on essayait d’alerter l’opinion sur les “nuisances” (le terme n’était pas encore à la mode) en prenant des cas très précis comme ceux de Lacq, du DDT, des pesticides ; les réactions provoquées étaient de commisération : pessimiste, anti-technicien, rétrograde, médiéval, romantique, tels étaient les épithètes habituels qui répondaient à ces « vues simplistes de Cassandres de Café du Commerce » (je cite !).
Or, hélas !, tous les faits depuis vingt ans nous ont donné raison. Et ce sont parfois les mêmes qui nous attaquaient si vivement qui aujourd’hui entrent avec ferveur dans la « défense de l’environnement ».
Si maintenant je dis non à cette défense, ce n’est pas parce que j’ai changé d’avis, mais parce que je refuse le mensonge d’une pareille entreprise. Car il n’y a strictement aucune mesure proposée qui soit apte à défendre l’environnement : il y a seulement des illusions et des faux-semblants qui permettent de se donner bonne conscience et sécurité.
Vingt bonnes années de retard
Il ne servait de rien d’avertir, d’annoncer, de faire des analyses intellectuelles et scientifiques. Il existait depuis longtemps en Hollande, par exemple, des sociétés d’étude technique contre la pollution, qui fournissaient à des usines le demandant des études détaillées, très pratiques sur les moyens à appliquer pour lutter contre le fléau. Il existait des établissements scientifiques comme le CERBOM, en France, qui étudiaient de façon admirable la pollution maritime, principalement en Méditérranée. Mais tout cela restait soit ignoré, soit méjugé.
Seul l’accident rend un problème de fond intéressant. Encore faut-il un accident énorme et spectaculaire. Tant qu’il s’agit de phénomènes explosifs mais localisés, par exemple, d’un homme qui, tombant d’un bateau en Basse-Seine, se noie parce que, sachant nager, il était sous deux mètres de mousse de détergent qui, venant d’une usine, recouvrait l’eau de la Seine (accident arrivée en 1958), c’est plutôt étonnant, mais ça n’intéresse personne. Tant qu’il s’agit de phénomènes énormes mais diffus, par exemple, le fameux smog des grandes villes, la coupole grisâtre, faite de fumées, qui recouvre Paris et bien connue des aviateurs depuis vingt ans, on le sait et on reste dans la plus parfaite apathie.
Chargé des discours sans argent ni moyen
Et finalement les pouvoirs publics qui avaient fait la preuve de leur totale inefficacité lors de la marée noire ont commencé à s’émouvoir. Cela fournissait d’ailleurs un bon thème de discours, soit de l’opposition pour accuser le gouvernement d’irresponsabilité, soit de gouvernement technocratique pour démontrer que c’était là seulement un incident de parcours dans la marche vers la Grande Société et que les moyens techniques permettraient assurément de parer à ces difficultés. Mais on avait vingt bonnes années de retard sur la réalité énorme de la situation. D’autre part, on s’évertuait à dissocier soigneusement la société technicienne dans son ensemble et ce phénomène étrange et singulier de la pollution.
Cependant, on ne pouvait pas ne pas s’apercevoir que, sitôt qu’on y avait mis le doigt, on était pris dans un engrenage et que la pollution n’était pas localisable. De pollution de rivière en pollution générale de l’eau, de celle-ci en pollution de l’air, de la pollution aux nuisances, aux bruits, à l’usure nerveuse, aux dangers de la nourriture, à l’intolérance envers les logements modernes, le manque d’espace, la vitesse, de proche en proche, on s’apercevait que le problème était immense et recouvrait exactement tous les aspects de la vie humaine dans son milieu technicien. Ce fut alors l’époque des bonnes résolutions. On proclama ainsi avec grand fracas l’Année mondiale de protection de la nature. Il s’agissait de protéger aussi les oiseaux, etc.
Je dois dire à la vérité, qu’étant très attentif à ces questions, je n’ai pas vu l’ombre d’une mesure, d’une application, d’une tentative même de protection de la nature durant toute cette année. Il y eut seulement un énorme effort de palabre, commissions, experts, techniciens, l’écologie devenait un thème central de réflexion : discours, rapports, articles et livres à succès. Tels furent les résultats.
Alors, dans un énorme effort, notre gouvernement créa un ministère chargé de l’Environnement. Chacun sait que lorsqu’un ministère est crée, tout est naturellement résolu. Il y eut ainsi un homme chargé spécialement des discours en la matière et de la préparation des textes législatifs. Car une particularité bien remarquable de ce ministère est de n’avoir ni argent ni moyen. Sa dernière création, tout à fait folklorique, est la commission Aubert chargée de la lutte contre les papiers gras et les emballages plastiques. On voit le niveau des objectifs.
Assurément, il y a une question des ordures ménagères (un kilo par habitant et par jour en France) et des emballages (six millions de tonnes par an et en France). Mais ce n’est qu’un tout petit aspect. Car maintenant, il faut prendre l’affaire à son niveau de synthèse : c’est-à-dire protection des sols, protection de l’air et de l’eau, protection des équilibres naturels, et cela par des mesures défensives et préventives, répressives et impératives, globales et particularisées, des mesures prises également par précaution, avant que le dommage ne se soit produit, car le plus souvent, lorsqu’on s’aperçoit du dommage, il est trop tard, le phénomène est irréversible.
Avant que le dommage ne soit produit
Mesures par précaution, par exemple, parce que l’on ne sait pas du tout quels sont les effets à longue échéance d’un produit chimique, même si l’on a vérifié à brève échéance qu’il n’était pas nocif. L’histoire du DDT est caractéristique. C’est en 1952 que l’on s’aperçut du caractère dangereux du DDT pour les animaux à sang chaud, et c’est en 1970 que l’on a commencé à prendre cela au sérieux.
Mesures par précaution : celles concernant les équilibres naturels, car nous ignorons presque tout de ceux-ci. En réalité, c’est lorsque nous les avons bouleversés que nous sommes capables de comprendre qu’il y en avait un ! Il est alors trop tard. Entre mille : les agronomes qui ont diffusé les cultures modernes, avec engrais, moyens mécaniques, dans certaines régions de l’Afrique, ont entraîne la destruction des sols : les paysans africains étaient beaucoup plus respectueux des équilibres naturels : ils produisaient peu, mais au moins savaient comment respecter leurs sols !
Les équilibres naturels ne sont pas seulement ceux relativement faciles à discerner existant entre des plantes diverses, ou des animaux complémentaires, ou animaux et plantes (l’exemple classique de l’abeille et des fleurs), mais aussi entre le cadre naturel et l’homme. On ne redira jamais assez qu’il n’y a pas de campagnes sans paysans et qu’accepter le départ de la population paysanne, c’est par là même détruire un équilibre fondamental. Il n’y a pas de nature sans homme qui, vivant en elle, la crée.
Ainsi, l’ampleur du problème et la rapidité d’évolution des situations crées par l’expansion technicienne rendent indispensables la prévision, mais celle-ci paraît toujours en retard et nous avons à faire face constamment à de nouveaux périls auxquels on n’ose pas s’attaquer tant qu’ils ne sont pas démontrés. Mais quand ils le sont, nous n’avons plus les moyens d’y faire face.
Les contradictions
Le problème de l’environnement est d’une extrême difficulté parce que le milieu naturel est mis en question par un développement non pas anormal, mais normal de la technique, non pas un abus et un mauvais usage des moyens, mais par leur simple naissance. S’il ne s’agissait que d’abus et de mauvais usage, s’il ne s’agissait que de comportements aberrants, peut-être arriverait-on à y remédier malgré l’extrême difficulté, car il s’agit de millions de comportements dont chacun semble avoir très peu d’importance, être innocent, mais dont l’accumulation donne des résultats tragiques.
Ce sont les gaz d’automobiles qui, tout le monde le sait, sont la cause principale de pollution de l’air urbain : mais chacun y est pour si peu de choses. Un millionième, n’est-ce pas ? Ce n’est rien ! Quant à la pollution de l’océan, le mazoutage de milliers de cargos est beaucoup plus polluant qu’un gros accident comme celui du Torrey Canon. Qui pourrait se sentir coupable de l’évacuation des ordures ménagères croissantes dans les forêts, au bord des routes, le long des rivières ? Il est assurément possible d’arriver dans ces domaines, grâce à une éducation persévérante, à des résultats. Compte tenu de ce qu’il faudrait aller vite pour ne pas se laisser dépasser par les événements, et que l’on ne pourra probablement pas réparer le mal déjà fait.
Les fruits de l’évolution technique
Mais là n’est pas le plus grave. La vraie difficulté résulte des nuisances et destructions provenant de décisions apparemment justes et sages. Tout se passe comme si les activités de pollution et la volonté de défense de l’environnement suivaient des voies parallèles, se développaient concurremment sans se rejoindre le moins du monde. Encore faut-il distinguer les décisions et les acceptations de l’évolution technique.
Manifestement, les déclarations sont sans commune mesure avec les comportements. Soit que les acteurs ne voient pas le rapport (c’est lors de l’Année mondiale de la protection de la nature que les Américains au Vietnam ont utilisé au maximum les défoliants, ou bien, dans un tout autre registre, on annonce la protection des espaces verts dans et autour des villes, mais le gouvernement français se propose de frapper les propriétaires de tels terrains, susceptibles d’être bâtis, de taxes écrasantes…), soit qu’une action apparemment sage implique la pollution : quoi de plus sage, de plus juste et de plus nécessaire pour l’homme moderne que les loisirs, les vacances et le contact avec la nature.
Mais cela, précisément, détruit cette nature. Nous le savons bien. Alors, on décide l’aménagement des côtes françaises. Mais cet “aménagement”, destiné à permettre au maximum de citoyens de profiter de la mer, implique la reconstitution de concentrations humaines dans des lieux encore “naturels”, une pénétration plus complète des forêts, une occupation plus totale des plages. Or cela entraînera nécessairement, et même sans mauvaise volonté des touristes, l’anéantissement des dunes, de la forêt, des plages : elles ne résisteront pas à l’affluence. Il est vrai que les détergents ramèneront le sable à la propreté. Mais la forêt landaise, laminée par l’aménagement, sera perdue, tous les experts sont d’accord, car elle ne peut subsister qu’en épaisseur et avec une certaine densité sans routes.
La route tue aussi la nature
De fait, le cas le plus significatif me paraît être la route. Si l’on veut vraiment protéger la nature, il faut supprimer la plus grande partie des routes. Ce sont elles qui sont les véritables agents de destruction en permettant à l’homme de pénétrer en masse, sans effort et rapidement dans les moindres retraites de la nature, de la parcourir en tous sens, de l’inonder littéralement de masses humaines. Supprimez les routes qui n’ont pas un intérêt socio-économique primordial et vous redonnerez automatiquement à la nature la possibilité de se reconstruire. Bien entendu, je sais que je m’attaque là à un monstre sacré : la grandeur d’une nation et la valeur d’un gouvernement moderne se mesurent à la longueur et à la qualité du réseau routier !
Ainsi il y a, d’un côté, l’affirmation pleine de bonne volonté, mais aussi d’inconscience, de la défense de l’environnement, et, de l’autre côté, l’acceptation d’évolutions qui sont techniquement justifiées, mais qui détruisent cet environnement. Il est “évident”, au point de vue économique, que les paysans doivent partir – 7% de la population suffisent pour cultiver toute la surface cultivable. Mais est-on sûr que les équilibres naturels seront alors respectés ? Que la nature restera une réalité vivante avec le genre de culture et les méthodes que cela exige ? L’exemple du bocage est bien connu : pour permettre l’usage des gros moyens mécaniques, on a détruit depuis des années les haies vives, avec remblais de terre caractéristiques des bocages. Or, une fois le tout ramené à des champs bien plats, on se rend compte du désastre. Les haies vives étaient indispensables, problèmes de vent et d’irrigation, problèmes d’espèces d’oiseaux utiles pour les cultures, etc. Mais, évidement, les champs d’un bocage impliquent une main-d’œuvre plus nombreuse. La destruction des haies vives amène d’ailleurs à poser le problème de l’arbre, car, finalement, l’affaire de l’air pollué, ce n’est pas seulement la question des produits toxiques très divers que nous déversons dans l’atmosphère, c’est d’abord celle de la production d’oxygène : seul l’arbre nous le donne.
A quoi sert de proclamer la lutte contre la pollution si, en même temps, on élimine les forêts ? Or, nous assistons à la destruction gigantesque des arbres. Et tout se passe, bien entendu, avec les meilleures légitimations. Il faut des routes ! Bien sûr ! Autant d’arbres abattus. Et le long de celles qui existent déjà, le célèbre « platane meurtrier »… supprimez les arbres qui ombrageaient les routes. Et il faut des maisons, autant que possible dans les régions éloignées des villes : supprimez les arbres pour les routes qui y vont, et pour construire les logements… Mais il y a, en outre, les méthodes : la construction moderne rapide exige un très gros appareillage ; or, j’ai constaté, chaque fois, que l’on ne procède pas à l’abattage des arbres indispensables pour dégager l’emplacement de l’immeuble, mais au double, pour permettre le passage et la manœuvre des bulldozers, l’installation des grues, etc. Il en est de même pour les campus universitaires. Il est vrai que lorsque l’on a détruit une chênaie ou une pinède, on plante quelques sapinettes et quelques acacias ― la nature autour des grands ensembles est représentée par quelques carrés de gazon entourant un prunus.
Parallèles et sans communication
Nous pourrions reprendre point par point, tous les problèmes d’écologie et d’environnement se présentant de la même façon : on prend des mesures (?) contre la marée noire, mais on exalte la construction de pétroliers géants, allant jusqu’à 300 000 tonnes, sachant leur fragilité dans les tempêtes et leurs difficultés de manœuvre ! on proclame la nécessité de lutter contre l’invasion des emballages, mais l’industrie de l’emballage devient plus énorme chaque jour, la consommation est de plus en plus liée à la présentation, l’emballage en vient à compter plus que le produit et le « design » devient la forme suprême de l’art !
Tout se passe comme s’il y avait deux ordres de phénomènes parallèles et sans communication, se développant sans référence l’un à l’autre : d’un côté la croissance technique avec ses exigences ; de l’autre la protection de l’environnement.
Le mensonge
Dans la situation actuelle, les mesures proposées sont ou bien de fausses mesures ou bien de pures apparences. Fausses, on peut prendre comme exemples les parcs nationaux, rien n’est plus grotesque que le système du parc national. Ou plutôt, il faut savoir ce que l’on veut faire : s’il s’agit de conserver un lieu sauvage qui sera la “réserve” d’animaux en voie de disparition, de plantes rares et pourquoi pas de quelques hommes préhistoriques, le parc national en tant que musée est légitime. Mais que l’on ne parle ni de lutte contre la pollution ni de protection de la nature et de l’environnement.
Les parcs nationaux sont exactement le contraire d’une défense de l’environnement, puisqu’ils ne doivent servir d’environnement à personne et sont un spectacle et un cadre sans rien dedans. C’est parfait d’autoriser le touriste à traverser le parc en interdisant de tuer les colibris et de jeter des papiers gras : mais précisément ce ne sera jamais l’environnement de l’homme, et ce n’est pas la nature, puisque personne n’y vit. C’est vraiment un musée où l’on pourra contempler un glacier.
Habitant Bordeaux, je suis évidement très avancé, en ce qui concerne la nature, de savoir qu’il y a un lieu de nature protégé à la Vanoise, où je pourrai peut-être un jour aller me promener une heure.
De qui se moque-t-on ?
Une législation au niveau des effets
Quant à la législation, elle est évidement le grand recours. On fait des textes sur le mazoutage, l’utilisation des détergents, l’épuration des fumées d’usine, etc. Et l’on est sûr d’avoir fait quelque chose : or ces textes sont en réalité inapplicables. Quelle police des mers ira suivre chaque bateau sur tout son parcours pour vérifier s’il ne mazoute pas en mer ?
Encore heureux si ces textes ne sont pas radicalement stupides, tel ce décret de 1958, où l’on se préoccupait du caractère nocif des pesticides pour les abeilles, et selon lequel l’usage des pesticides serait interdit aux paysans à partir du moment où, dans les champs, il y aurait tant de fleurs de trèfle, de lupin, etc. (ou les abeilles vont butiner) au mètre carré… Vous voyez chaque paysan accroupi dans son champ pour compter le nombre de fleurs de trèfle au mètre carré pour savoir s’il peut ou non répandre ses tonnes de pesticides ! Le législateur et le ministère sont radicalement impuissants parce qu’ils ne s’attaquent qu’à l’étape intermédiaire de la pollution et non pas à ses causes.
Il y a des causes, assez facile à déceler, et qui sont mise en œuvre par des utilisations, par des usages, des comportements : or la législation se situe au niveau de cette mise en œuvre, alors qu’on laisse subsister les causes effectives, latentes. En présence d’une usine entraînant des effets effroyables sur les plantes et les animaux des alentours, on décide de lui demander de réduire de 50% ses nuisances, le surplus étant considéré comme supportable… Mais les discussions scientifiques sur les divers « seuils de tolérance » restent insondables. Si l’on voulait être sérieux, il faudrait exiger une épuration dans chaque usine des fumées, gaz, eaux à cent pour cent. Mais ce n’est pas possible ! Il faudrait, si l’on voulait vraiment protéger l’eau de mer supprimer les moteurs à mazout… Mais ce n’est pas possible ! Il faudrait, si l’on voulait protéger l’air, supprimer les moteurs à explosion des automobiles. Mais ce n’est pas possible !
Le meilleur moteur propre annoncé (très cher) pour dans quelques années réduirait le pollution de 75%, mais comme le nombre de véhicule aura augmenté… Or, dans ce cas, on connaît pourtant la solution : le moteur électrique. Mais l’auto électrique fait l’unanimité contre elle : les usagers, parce qu’elle ne va pas assez vite ; les trusts pétroliers, les constructeurs automobiles et les pays arabes dont l’importance diminuerait si on cessait d’utiliser une grande partie de leur pétrole !
Si je donne ces quelques exemples, c’est pour mettre en lumière trois certitudes : la première, c’est que la protection de l’environnement, si on tentait vraiment de l’appliquer, coûterait effroyablement cher. On a reculé devant l’épuration du gaz de Lacq parce que l’installation aurais mis l’entreprise en déficit irrémédiable. Je connais bon nombre d’usines qui, si elles devaient effectivement appliquer les mesures de salubrité, fermeraient leurs portes. Alors, bien sûr, réduction de la croissance économique, chômage…
Aux États-Unis, les experts réunis auprès du président sont arrivés après un an de travail à la conclusion que pour restituer la pureté de l’eau des fleuves, rivières et sources des States, il faudrait un budget comparable à celui de la NASA… Le président l’a réduit au cinquième. Autrement dit, aucune nation au monde n’est capable d’assurer effectivement le lutte contre la pollution et la protection écologique. Économiquement et financièrement, ce n’est pas supportable.
On ne peut gagner sur les deux tableaux
La seconde certitude, c’est que, si l’on voulait sincèrement s’engager dans cette voie, cela exigerait des choix. On ne peut pas en même temps avoir une nature (vraie !) saine et protégée, et puis une croissance indéfinie du complexe “route-automobile”. On ne peut pas avoir en même temps une croissance industrielle rentable et un air et une eau qui restent purs. On ne peut pas avoir en même temps une production agricole économiquement rentable (avec dépeuplement des campagnes et culture industrialisée) et le maintien d’une campagne vivante, avec paysage équilibré, ou encore des produits de consommation satisfaisants (fruits cueillis verts, élevage industriel de poulets et de veaux qui donnent des produits infects, au sens étymologique !).
Ceux qui refusent de payer le prix, ce ne sont pas de mauvais gouvernants et d’affreux capitalistes, ce sont (et telle est notre troisième constatation) les intéressés eux-mêmes, c’est l’homme quelconque, c’est l’opinion publique, c’est l’usager : personne ne veut abandonner aucune commodité, ni les détergents, ni l’avion supersonique. La revendication de propreté, de préservation de la nature est purement gratuite et abstraite, en face d’une conjuration des techniciens, des pouvoirs publics et des usagers, d’accord pour seulement faire semblant de faire quelque chose.
Mais alors, pourquoi tout ce bruit ?
Mais alors, pourquoi tout ce bruit ? Si l’on agite si fort les affaires de pollution et la nécessité de protection écologique, cela correspond au besoin de tragique de l’opinion et à une manœuvre de diversion.
Il y a, nous l’avons dit, des événements bien visibles, des accidents : le public se passionne et s’inquiète de la pollution. Cela fait partie du spectaculaire (de notre société du spectacle), de l’actualité, du scoop d’information. Et cela ne va pas plus loin. Maintenant, entre les massacres du Pakistan et les agitations de jeunesse, il y a la rubrique pollution. Palpitant. Nous sommes menacés. Ô combien ! Mais à titre de spectacle, c’est presque aussi bien que l’Arrabal ou du Hitchcock. Et de plus, j’ai l’impression de saisir quelque chose de très important, de décisif dans notre société. Je deviens très intelligent en m’intéressant à l’écologie. En fixant l’affaire au niveau du spectacle et de l’information, on procède à une remarquable opération de satisfaction du public, sans avoir à rien faire de sérieux.
Car, finalement, c’est une manœuvre de diversion. Je ne dirai pas comme certains que les gouvernements cessaient de fixer l’opinion sur ces questions pour empêcher les citoyens de poser les problèmes politiques brûlants. Les trompeurs ne sont pas les gouvernants, mais nous tous ensemble, complices.
Et je crois la question plus fondamentale que celles abordées par la politique : on commence à s’apercevoir que la société technicienne risque d’être radicalement invivable (du moins pour ce qui, jusqu’à présent, a été considéré comme étant l’homme…) : on se hâte alors de détourner l’attention du problème de la technique en elle-même pour la fixer sur certaines conséquences visibles et grossières. On évite de montrer le rapport qu’il y a entre les faits nocifs, on les présente comme des accidents auxquels on va remédier. On détourne l’opinion des questions décisives en la passionnant pour les faits secondaires et spectaculaires.
S’intéresser à la protection de l’environnement et à l’écologie sans mettre en question le progrès technique, la société technicienne, la passion de l’efficacité, c’est engager une opération non seulement inutile, mais fondamentalement nocive. Car elle n’aboutira finalement à rien, mais on aura eu l’impression d’avoir fait quelque chose, elle permettra de calmer faussement des inquiétudes légitimes en jetant un nouveau voile de propagande sur le réel menaçant.
Jacques Ellul.
http://www.non-fides.fr/?Plaidoyer-contre-la-defense-de-l