Par Práxedis G. Guerrero (1910)
Práxedis Guerrero, anarchiste mexicain, était membre de la « Junte Organisatrice du Parti Libéral Mexicain [1] ». Il est mort à l´âge de vingt-huit ans en 1910, en pleine révolution mexicaine, dans l´immense et désertique État de Chihuahua, lors d’une énième tentative de soulèvement, partie de la stratégie insurrectionnelle du PLM.
Issu de la bourgeoisie propriétaire de terres, Práxedis Guerrero renonça à une situation matérielle avantageuse pour la révolution. Anarchiste d’action, il exerça une activité journalistique avec le journal Regeneración en complément de tous les travaux manuels les plus durs, entre le Mexique et les États-Unis.
Certains aspects de son œuvre, essentiellement composée de courts textes, ont un peu vieilli avec le temps. Sopla, aux accents romantiques, reste d’actualité par la place fondamentale qu’il accorde à la Révolte.
Práxedis Guerrero et Ricardo Flores Magón, autre figure anarchiste de la révolution mexicaine, sont aujourd’hui entrés au panthéon national mexicain, suite à l’institutionnalisation de la révolution, et revendiqués par divers courants, qui se plaisent tous à mettre au dernier plan leur anarchisme, et interprétant événements, revendications et idées de l’époque à leur gré.
Les foules dociles faisaient un bruit de troupeau que l’on va tondre ; la brutalité, l’infamie, l’adulation, le mensonge, la vanité me cernaient ; mes nerfs se fatiguèrent ; je fuis la ville parce que je m’y sentais prisonnier, et je vins jusqu’à ce roc solitaire qui sera le mausolée de mes lassitudes. Je suis seul, enfin ; la ville et ses bruits sont restés très loin ; je suis libre d’eux ; je respirerai un autre air ; le murmure de la nature sera la douce chanson qu’écoutera mon oreille.
Debout sur le bord le plus haut du précipice, le vagabond sourit.
Vint une brise légère ; et dans les poumons du vagabond pénétra quelque chose d’asphyxiant ; il entendit, dans les touffes de sa grossière chevelure, gémir une voix étrange.
– D’où viens-tu, brise légère, qui cause anxiétés et tristesses folles ?
– Je viens d’une longue pérégrination. Je suis passée par les cabanes des peones [2] et j’ai vu comment naissent et grandissent ces esclaves ; j’ai touché de mes doigts fins les chairs sans manteau des petits ; les seins maigres et flétris des mères, laides et rendues bestiales par les misères et les mauvais traitements ; j’ai touché les traits de la faim et de l’ignorance ; je suis passée par les palaces et j’ai recueilli le grognement des jalousies et l’éructation des satisfactions, le son des pièces contées fiévreusement par les avares, l’écho des ordres liberticides ; ma main a palpé d’invisibles tapisseries, des objets de marbre doré, des bijoux dont se parent pour valoir quelque chose ceux qui ne valent rien. Je suis passée par les usines, par les ateliers, par les campagnes, et je me suis imprégnée du goût saumâtre de nombreuses sueurs sans récompense ; ils m’ont à peine permis de m’approcher des mines, et j’ai récolté l’haleine fatiguée de milliers d’hommes. J’ai traversé les nefs des sanctuaires et j’ai trouvé le crime et la paresse qui sermonnaient ; j’ai pris là-bas des odeurs de vil encens. Je me suis glissée dans les prisons et j’ai caressé l’enfance prostituée par la justice, la pensée enchaînée dans les cachots, et j’ai vu comment des myriades de petits insectes mangent la chair d’insectes plus grands. J’ai forcé les portes des casernes et j’ai vu dans leurs baraques humiliations, brutalités, vices nauséabonds : une académie de l’assassinat. Je suis entrée dans les salles des universités et j’ai vu la science liée d’amitié avec les erreurs et les préjugés ; des personnes jeunes, intelligentes, luttant durement pour obtenir des certificats d’exploiteurs, et j’ai vu dans les livres un droit inique qui donne le droit de violer tous les droits. Je suis passée par des vallées, par des régions montagneuses ; j’ai sifflé dans la lyre des tyrans, qu’ont formée les cordes raides des pendus dans les branchages des bosquets. J’apporte des douleurs, j’apporte des amertumes, c’est pour cela que je gémis ; j’apporte des résignations, je viens du monde, c’est pour cela que j’étouffe.
– Va-t’en, brise légère, je veux être seul.
La brise s’en alla, mais dans la chevelure grossière du vagabond demeura captive l’angoisse humaine.
En fortes rafales arriva un autre vent, intense et formidable.
– Qui es-tu ? D’où viens-tu ?
– Je viens de tous les recoins du monde ; j’apporte l’avenir justicier ; je suis le souffle de la révolution.
– Souffle, ouragan ; peigne ma chevelure de tes doigts terribles. Souffle, tempête, souffle sur mon rocher abrupt, sur les vallées, dans les abîmes, tourne autour des montagnes ; abats ces casernes et ces sanctuaires ; détruis ces bagnes ; ébranle cette résignation ; dissous ces nuages d’encens ; casse les branches des arbres dont les oppresseurs ont fabriqué leurs lyres ; éveille cette ignorance, arrache ces dorures qui représentent mille infortunes. Souffle, ouragan, tourbillon, Aquilon, souffle ; soulève les sables passifs que foulent les pieds des chameaux et les ventres des vipères, et transforme-les en projectiles ardents. Souffle, souffle, pour que quand reviendra la brise, elle ne laisse pas emprisonnée dans ma chevelure l’horrible angoisse de l’humanité esclave.
Práxedis G. Guerrero,
In Regeneración N°3 (17 septembre 1910).
P.-S.
Traduit de l’espagnol par nos soins.
Notes
[1] Quelques ouvrages, publiés essentiellement en espagnol, traitent de la stratégie du PLM, mais l’évaluation critique de ce mouvement, unique en bien des aspects (parti politique libéral d’opposition à la dictature peu à peu transformé en organisation anarchiste, stratégie insurrectionnelle marquée, forts liens avec certaines communautés indigènes) par les anarchistes reste à faire.
[2] En Amérique latine, “Peon” désigne un paysan ouvrier agricole indien.
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