[Ce court texte d’Aflredo Bonanno date de 1995. Même si il a été produit dans un contexte différent et bien particulier (celui de l’Italie des années Berlusconi), il semble particulièrement à propos concernant les revendications réformistes “radicales” ou alternativement travaillistes portées jusque dans l’extrême gauche et chez certain-e-s libertaires ici aussi – mais aussi concernant la revendication du “Travail”, à la fois comme valeur morale (et son indispensable pendant, l’éthique du travail) et dans le fait de “réclamer du travail” (cette fois comme processus de valorisation).
Si on critique l’économie et le travail depuis des perspectives anarchistes ou anti-autoritaires, alors à quoi bon se ranger derrière de telles positions ?
“Lutter contre le chômage” ou même “la précarité” ne veut rien dire que se battre contre des moulins. Ça ne veut rien dire d’autre : parce que le “chômage” n’existe que comme pendant du travail dans le cadre de la civilisation capitaliste, et que “la précarité” n’est que la forme moderne du salariat ou même plus généralement du travail, précaire par définition. Par conséquent, ne vaut il mieux pas s’attaquer à la racine du problème ? A savoir non pas “le néo-libéralisme de gauche”, mais le Capitalisme et l’Etat, et non pas “le chômage et la précarité” mais le Travail ! Donc peu importe les “solutions” qu’on y trouve, “le problème du chômage” est une préoccupation de politiciens, de patrons et d’économistes : et on leur laisse volontiers.
Aussi, nous ne voulons pas nous laisser enfermer dans des cachots ou des catégories politiques et socio-professionnelles qui non seulement ne nous définissent pas en tant qu’individu-e-s, mais ne suffisent pas à expliciter notre situation en termes de position sociale, de classe, d’oppression, etc. Parce qu’il y a des patrons (petits ou grands), des managers (genre “producteurs ou directeurs artistiques”) ou d’autres petits bourgeois intellectuels (notamment dans la “culture” et le “spectacle”) et pas mal d’autres ennemis de classe au chômage ou se définissant comme “précaires”, et pour qui même la situation de “sans-emploi” est soit plus “confortable”, soit différente à bien des niveaux.
En bref : Non, nous ne sommes pas “tous et toutes dans le même bateau”, ou alors dans ce cas la plupart d’entre nous sont à fond de cale pendant que certain-e-s sont en “classe vacances”.
D’autant qu’on peut très bien parler de la perspective de lutter spécifiquement contre les radiations ou mesures de flicage des pauvres [1], ou même de réappropriation de minimas sociaux autrement qu’en des termes innocentistes (“il n’y a pas de chômage volontaire”), misérabilistes, ou citoyennistes (même lorsque le statut de chômeur/chômeuse est affirmé positivement), ou bien qui revendiquent à la fois ces subsides comme des “droits”, leur augmentation ou versement inconditionnel comme une fin en soi, voir même une “mesure révolutionnaire” (voir le livre éponyme de “Kamo et Hazan”).
D’autre part donc, le soutien à toutes les revendications sur le “salaire social” (ou “revenu de base” ou “revenu d’existence”) ou d’autres formes de subsides de l’Etat de manière a-critique, n’est que l’autre versant de discours légalistes et réformistes. Et il est d’ailleurs assez symptomatique que l’immense majorité des individus ou organisations qui défendent ces positions (malgré des théories et discours pourtant souvent verbeux) ne critiquent jamais de manière frontale le Travail et le principe de l’exploitation. D’ailleurs, n’en déplaise aux Négristes de toute engeance, même certains chantres du libéralisme louent, depuis au moins Thomas Paine, les vertus de “l’allocation universelle”. Et ce pour une raison bien simple : à défaut de travailler, il faut bien que les citoyen-ne-s consomment et restent en place faute de “mieux”.
Ce simple constat devrait à lui seul suffire à faire comprendre l’obsolescence du Travail à la fois comme valeur et comme organisation séparée de la vie. Pour les dirigeants comme pour les capitalistes ou même les bureaucraties syndicales qui les négocient (et les signent), toutes ces histoires de baisses de salaire, de baisses des cotisations patronales ou d’impôts sur le capital, de coupes d’aides sociales ou de réformes de l’assurance chômage ne sont qu’une seule et même chose : presser la force de travail et forcer les pauvres à travailler, tout en encourageant la consommation, assurer la pérennité de la production, et donc in fine préserver le consensus et la paix sociale.
Aussi, même lorsque l’on s’en sert pour survivre, et qu’on est prêt-e à se battre pour en arracher toujours plus (ou simplement ne pas nous les faire couper, ou nous laisser contrôler), il n’y a pas d’illusions à nourrir sur les minimas sociaux ou le chômage.
Une façon de le voir est de dire qu’ils sont le fruit “des luttes”, ou des “acquis sociaux”. Une autre façon de le voir, c’est de dire que leur institutionnalisation sert aussi une logique de pacification et de contrôle social. L’assurance chômage par exemple, n’a pas été uniquement ou même essentiellement le “gain de luttes sociales” historiquement (en france du moins), mais une institutionnalisation étatique progressive de mesures d’entraide et de mise en commun qui pré-existaient déjà à un niveau associatif entre les ouvriers et ouvrières, auparavant depuis plusieurs décennies (depuis la révolution française en fait). En particulier au travers des “sociétés de secours mutuelles” dans les coalitions et coopératives ouvrières, qui étaient même clandestines jusqu’à l’abrogation de la Loi Le Chapelier (entre 1864 et 1884).
Qu’il s’agisse d’auto-réductions, de prises de possession ou d’expropriations diverses: il y a d’ailleurs sans doutes plus à chercher en termes de pratiques et de perspectives dans la riche histoire des mouvements ouvriers et révolutionnaires que dans des discours qui n’ont de radicaux que l’apparence. Notamment lorsqu’ils sont portés par des organisations qui ne se battent que pour sauvegarder les miettes, et ce même lorsqu’elles revendiquent certaines de ces pratiques.
Donc, depuis cette perspective, la lutte contre la condition d’exclu-e-s ne peut pas se faire “contre le chômage” en tant que tel, mais en tant que situation de dépossession et de manière autonome : c’est à dire dans la lutte contre le Travail, ses idéologues et ceux qui en profitent.
[1] Terme qu’on peut raisonnablement préférer à tout euphémisme journalistique.
Le Cri Du Dodo]
https://lecridudodo.noblogs.org/post/2014/10/16/un-million-doffres-demploi-alfredo-bonanno/