Un sigle qui en impose : ZSP pour “Zones de Sécurité Prioritaires”. ZSP pour se donner les moyens de continuer une opération policière centenaire : s’accaparer la rue, en faire un espace public où tout circule, éliminer les éléments de la plèbe les plus fougueux. ZSP : ce pourrait être aussi le nom d’un basculement hors de l’ordre policier.
Il faut faire évoluer les pratiques et la culture des forces de l’ordre.
Il faut prendre le ‘risque du sourire’, développer les contacts directs avec la population, faire savoir et expliquer les actions, réinvestir la communication »
(Jean Rottner, maire UMP de Mulhouse, lors du séminaire consacré aux zones de sécurité prioritaires, à Lyon, le 13 mai 2013)
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ZEP, ZUP, ZUS, ZAD, ZAC et même ZPPAPU. Depuis 30 ans, l’État s’acharne à étiqueter méticuleusement toutes les zones où il s’apprête à intervenir de manière vigoureuse. Créés en juillet 2012, les ZSP, pour Zones de Sécurité Prioritaires, incarnent les derniers dispositifs en matière de gestion policière de la population. La dernière trouvaille du gouvernement pour montrer que les socialistes sont présents sur le terrain de la « sécurité ». Depuis deux ans, 64 de ces petits territoires ont vu le jour partout en France. ZSP pour dire « ici, c’était une zone de non-droit, ici l’autorité de l’État était contestée, ici les chiffres de la délinquance étaient mauvais, maintenant nous reprenons la main ». Tout un programme.
Parfois c’est juste un quartier d’une commune qui est décrété « ZSP », comme les Minguettes à Vénissieux ou Bron-Terraillon. D’autres fois, ce sont plusieurs zones : à Vaulx-en-Velin, le centre-ville, le Mas du Taureau, Vernay, les Verchères, la Thibaude et la Grappinière sont pris dans ce dispositif – ce qui revient à mettre 60 % de Vaulx en ZSP, 25 000 habitants sur 42 000. En décembre dernier, c’était au tour du quartier de Mermoz, dans le 8ème, de faire son entrée dans le club très select des ZSP.
Les intentions du dispositif
« Il s’agit de fédérer les énergies dans le cadre de la lutte contre la délinquance »
(Jean-Pierre Cazenave-Lacrouts, préfet du Rhône délégué à la sécurité)
En gros, après avoir ciblé des zones « délinquantes », les « acteurs de terrain », comprenez tous les gens dont le métier est d’encadrer les populations, d’administrer des territoires, de gérer des vies, sont invités à travailler ensemble – à « croiser leurs compétences » comme on dit de nos jours – pour lutter « activement » contre la délinquance, pour que les habitants « retrouvent une qualité de vie ».
Ce ne sont pas des zones qui vont forcément voir leurs effectifs policiers augmenter, mais où l’accent va être mis sur une meilleure coordination entre les services, un moins grand cloisonnement : sécurisation, ordre public, investigation, renseignement, police technique et scientifique, tous sont invités à mieux travailler ensemble. Par exemple, les services de police sur le terrain sont incités à faire remonter plus systématiquement leurs informations au SDIG (Service Départemental de l’Information Générale) petit frère de la DGSI (nouveau nom de la DCRI). Cela donne par exemple, dans le Rhône, un « partenariat » quant à « la recherche d’individus démunis de ressources officielles et qui ont un train de vie choquant pour les populations alentours ». (Albert Doutre, directeur de la Direction Départemental de la Sécurité Public).
Il n’y a, au sens technique, seulement les flics d’impliquer dans les ZSP. L’Éducation Nationale, Pôle emploi, les Missions Locales, les bailleurs sociaux, les transports en commun, les services municipaux, etc. tous ces organismes sont mis à contribution. « L’enjeu est bien d’obtenir sur le terrain un effet multiplicateur grâce à l’action conjointe des services, chacun apportant son savoir-faire et sa ‘valeur ajoutée’ au dispositif global » (site internet du ministère de l’Intérieur).
Sur quoi repose tout ça ?
Comme beaucoup de politiques publiques, les ZSP partent du constat fort juste que les institutions existantes sont incapables, seules, de faire face aux problèmes qu’elles doivent prendre en charge. Sans aide extérieure, la police est impuissante face aux illégalismes ambiants. Pour avoir une capacité d’action, il lui faut donc l’appui d’autres forces, d’autres corps de l’État : « Tout cela ne peut se faire sans la collaboration active de tous les partenaires locaux de la police nationale : justice, éducation nationale, municipalités, bailleurs, transporteurs, associations… » (site internet du ministère de l’Intérieur). Autant d’instances dont les connaissances de terrain vont être mises au service de la police, autant de gens qui vont se transformer en petits capteurs susceptibles de prévenir la police dès que ça dérape.
Ensuite, cerise sur le gâteau, pourquoi ne pas faire participer les gens eux-mêmes à ce projet ? Le mot d’ordre qui revient sans cesse, « faire participer la population », n’est pas qu’une injonction creuse, c’est le but du dispositif, sa base : « Les habitants sont les premiers concernés. Ils doivent non seulement être parfaitement informés, mais encore régulièrement consultés afin d’emporter leur indispensable adhésion » (site internet du ministère de l’Intérieur). C’est une forme de mobilisation que recherche le dispositif, un peu comme Vigipirate qui fonctionne en diffusant des affects de vigilance (dans les transports, dans les lieux publics…). Poussée plus loin, cette logique de collaboration population-police devient vertigineuse : outre-Atlantique, la petite ville de Gold Canyon (USA) n’hésite pas à recruter des retraités volontaires pour assurer les taches courantes de sécurité. Affublés de T-shirts bleus, d’une radio et d’une voiture, ces citoyens-presque-flics font des rondes, surveillent et épient les habitants et appellent les vrais flics quand ils détectent un vol, une bagarre, une scène de ménage ou un excès de vitesse. « Ce sont des yeux et des oreilles en plus » expose laconiquement la police locale. Il est dans l’air du temps que, face à la menace délinquante, la sécurité doit réellement devenir l’affaire de tous, et pas seulement des forces de l’ordre.
Au final, tout ça ressemble quand même bougrement aux CLS (Contrats Locaux de Sécurité) du gouvernement Jospin. Eux aussi regroupaient des acteurs différents, eux aussi mutualisaient les moyens et les informations. Rien de bien neuf donc sous le soleil, si ce n’est quelques promesses : réaliser des sondages auprès des riverains, déployer des caméras-piéton pour les patrouilles de police et de gendarmerie, favoriser le témoignage des habitants (notamment sous X [1]) ou encore engager des procédures d’expulsion locative contre « les familles qui posent problème », mais avec quand même, il faut le préciser, un accompagnement social pour les reloger ailleurs. C’est la petite touche socialiste ; la droite, elle, n’a jamais ce genre de préoccupations humanistes.
ZSP, d’où venez-vous, où allez-vous ?
« Reposant sur la prise en compte des circonstances et des particularismes locaux, ce dispositif est instauré en fonction des besoins de sécurité exprimés par la population » (site internet du ministère de l’Intérieur). Mensonge. En fait d’habitants qui réclameraient à cor et à cri le classement de leur quartier en ZSP, ce sont les gouvernants qui décident entre eux (ministères et municipalités). Par exemple, pour Mermoz, c’est Jean-Louis Tourraine, premier adjoint à la sécurité du Grand Lyon, qui a cafté et fait remonter des « éléments chiffrés » au ministère de l’Intérieur pour obtenir le précieux label. Mais attention, éthique socialiste oblige, « faut pas que ça stigmatise » dixit Jean-Louis.
Les ZSP sont loin d’avoir été placées au hasard. Il y a un travail de ciblage méthodique. Jean-Louis Tourraine le reconnaît : « Il va s’agir d’un découpage chirurgical, bâtiment par bâtiment ». Les ZSP sont là où l’autorité de l’État a du mal à s’imposer complètement, où subsistent encore des fragments de vies tissées de solidarité de quartier (on a grandi ensemble, on a fait les 400 coups…). Jean-Louis a beau déploré « des habitudes à la limite du non-droit, comme le trafic de drogue à la vue de tous », tout le monde n’est pas de son avis au quartier. « Ce sont les gamins du quartier. Tout le monde les voit faire, remarque leurs grosses voitures et ça ne gène personne. Ils font partie du paysage. Je ne les vois pas comme des délinquants » témoigne une habitante de Mermoz. Les ZSP sont implantées là où la vie de quartier manifeste un écart sensible avec la vie salariale classique. Là où existe encore des quartiers au sens fort du terme, où des gens se connaissent et ne vont pas faire appel aux condés et se balancer entre eux au premier problème de voisinage.
Les ZSP en acte
Il n’a pas fallu longtemps aux habitants de Mermoz, dernier quartier du Rhône classé en ZSP, pour « retrouver leur qualité de vie » à grands renforts policiers – mais pouvait-on attendre autre chose d’un dispositif, essentiellement policier, avec à sa tête quelqu’un comme Christian Lambert, ancien patron du RAID ? Lundi 9 décembre 2013, après plusieurs mois d’enquête c’est la descente policière. Grosse opération anti-drogue [2]. 150 flics mobilisés et une dizaine d’habitants arrêtés. Des gens qui vendaient du cannabis place Latarjet et dans les rues autour se font coffrer.
Il suffit que le plan thunes soit un peu organisé avec des horaires, quelques scooters pour guetter les decks, des gens pour vendre, d’autres pour conditionner et ravitailler, pour que la justice s’enflamme et parle d’« entreprise criminelle » (quatre mis en examen pour « détention, acquisition, transport et cession de stupéfiants »). C’est que l’État n’apprécie pas que des pauvres s’organisent par eux-mêmes, il les préfère au travail ou subsistant tout juste avec les aides sociales.
Dénoncer ses voisins, une pratique républicaine
L’installation d’une ZSP est une opération policière. Et comme tout opération policière, elle est une opération de communication, faite pour marquer les esprits. Il n’a fallu que quelques jours à Albert Doutre ainsi qu’à Marc Cimamonti, procureur de la République, pour lancer « un appel au civisme » par le relais local de la police : le journal Le Progrès. Par « appel au civisme », il faut comprendre appel à la délation. Car pour Albert et Marc, une bonne population est une population où chaque personne est un petit capteur prêt à balancer son voisin, à dénoncer à la police tout comportement un peu louche. Une bonne population est celle où chacun a incorporé les bonnes habitudes. Bref une population où la police évolue comme un poisson dans l’eau. « Il faudrait pouvoir passer, sans nier les nécessités de l’intervention et de l’action, à une police de la communauté de destin. Il faudrait repenser le service quotidien, les patrouilles pédestres, le porte à porte, aller vers les gens » plaidait il y a un an le maire UMP de Mulhouse.
Il faut donc dénoncer, mais le faire correctement. Nos deux serviteurs de l’État croient bon de préciser, dans Le Progrès, que les lettres de dénonciation ne les intéressent pas (trop longues, pas assez réactives). À la place ils préfèrent des appels cash au 17 avec signalement et lieu précis. « Les personnes doivent avoir une culture de l’information. C’est majeur pour les enquêteurs » avertit Marc Cimamonti. Et il ajoute pour ceux qui seraient tentés de fermer les yeux : « Le code pénal précise que ces personnes [qui travaillent dans un service public] ont l’obligation de signaler ces faits sans délai et avec précision ».
C’est que l’État a bien compris qu’il perd pied dès lors que les gens ne voient pas forcément d’un mauvais œil les plans de débrouille collectifs – « l’économie parallèle » –, qu’ils ne font pas appel à la police pour se plaindre. Bref quand ils commencent à s’auto-organiser pour affronter leurs problèmes. Et la possibilité de faire échec aux ZSP se trouve là : quand des habitants d’un quartier se tiennent suffisamment, que les balances s’écrasent, que le biz et le marché noir ne sont pas dénoncés, qu’on perd cette habitude désagréable d’appeler spontanément les flics à la moindre frayeur. En définitive, ce qui obsède Albert et Marc, c’est que l’opposition délinquant/population sur laquelle se fonde ce dispositif, et plus largement toute leur politique, ne fonctionne plus, se détraque, au gré par exemple d’un bouleversement de grande ampleur. Cette possibilité n’est pas loin. Dans la Tunisie insurectionnelle de 2011, des villes entières ont vu se former des comités de quartier pour faire échec aux milices bénalistes.
Mettre en déroute la gestion policière des territoires
Au final, les ZSP peuvent se réduire à deux choses : 1) imposer par la force, par une pression policière constante, la République française et ses lois, imposer « l’État de droit » partout, faire en sorte qu’aucune zone ne se détache de la France 2) inciter la population à collaborer avec les forces de l’ordre, à dénoncer son voisin si on le voit dealer, à appeler les flics s’il y a trop de bruit (les deux-roues le soir, les groupes qui tiennent les murs…). Les ZSP cultivent les affects micro-fascistes qui parcourent sporadiquement la population, elles jouent dessus : le ressentiment contre son voisin qui a une plus grosse voiture que la sienne, la haine des étrangers, etc.
Mais il y a autre chose. Quand le ministère de l’Intérieur parle de remporter « l’indispensable adhésion de la population », ça fait forcément écho aux campagnes militaires, à la guerre d’Algérie, à un processus de pacification continue. Les ZSP trouvent leur principe dans les théories de la contre-insurrection remises au goût de jour. Dans nos contrées, la contre-insurrection est la guerre faite à tout ce qui déborde, tout ce qui vit un peu trop fort. La contre-insurrection est cette doctrine iconoclaste qui a pris le parti de conquérir les cœurs et les esprits plutôt que de tout miser sur le militaire, la répression brutale. À l’égard de « la population », les ZSP opèrent sur ce même mode : celui de l’incitation et de la coopération plutôt que du commandement brutal (« écoutez-nous, collaborez, nous avons les mêmes intérêts, que tout se passe bien »). Sauf que, problème majeur, il n’y a pas d’accord sur ce que sont des vies qui vaillent la peine d’être vécue. Sauf que quand, en face, il parlent de « retrouver une qualité de vie » grâce à ces zones, c’est une vie merdique dont ils parlent, une vie où rien ne se passe, un vie de citoyens séparés, apeurés, planqués dans leur appart et qui ne peuvent rien faire sans intervention étatique.
Parce que l’insécurité c’est l’aventure, nous devons nous affronter aux ZSP, à la gestion policière des territoires. Et vivre ce que cet affrontement aura réussi à libérer.
Au début du mois de mai 2014, un article de Lyon Capitale rendait publique l’existence d’un nouveau fichier de police concernant les ZSP de Mermoz et Bron-Terraillon : MORGAN pour Méthode Ordonnées par Genre d’Archives Numérisées). Il recense les individus considérés comme des « perturbateurs actifs ». La manière dont on peut apparaitre sur ce fichier reste assez mystérieuse mais il semble que les témoignages de voisins y soit pour quelque chose : « Si cet individu est coutumier de ce trouble à l’ordre public [ndlr : circuler sur un scooter volé sur le trottoir et renverser les poussettes] et que la population s’en plaint régulièrement, il sera identifié comme perturbateur actif recensé dans Morgan ». Sans doute « ces données de travail » (Albert Doutre) connaîtront le même destin que bon nombre d’autres fichiers policiers après quelques années d’existence : illégal au début, ce fichier sera par la suite légalisé par la CNIL.
MORGAN est créée pour « anticiper les troubles à l’ordre public », ça on ne voit pas encore très bien comment ça peut s’opérer concrètement. Mais ce qu’on perçoit mieux en revanche, c’est l’application judiciaire de ce fichage quand des « justiciables » vont passer sous le couperet de la justice et qu’il sera fait mention de leur existence dans ce fichier pendant l’audience. D’ailleurs Albert Doutre ne s’en cache pas : « lorsqu’il passera en comparution immédiate, les juges sauront qu’au-delà du banal refus d’obtempérer avec un recel de vol qu’on leur présente il y a derrière un individu enraciné dans la délinquance et qui nous pose un grave problème d’ordre public sur le secteur ».
Notes
[1] Comme ce fût le cas dans l’enquête après les émeutes de l’été 2012 dans le quartier d’Amiens-Nord (ZSP), ce qui a conduit a des peines de prison ferme de 5 ans.
[2] Faut savoir qu’au total, dans le Rhône, il y a eu 6000 personnes interpellées en 2013 pour des histoires de shit.
https://rebellyon.info/?Zones-de-Securite-Prioritaires-mode-d