Un peu long cet édito… On s’est pris une belle ogive dans la face au moment de boucler ! Tout ceci a donc été jeté à chaud, en pleine cacophonie médiatique. Et ça résonne malheureusement avec les mesures annoncées aujourd’hui.
2015 : ILS NOUS LA REFONT COMME EN 14
La France fait la guerre.
Une guerre qui se déroule au moins sur quatre fronts dans le monde : Afghanistan (depuis 2001), Mali (janvier 2012), Centrafrique (décembre 2013), Syrie-Irak (septembre 2014). On n’avait pas vu un tel « déploiement militaire opérationnel » depuis des dizaines d’années.Jusqu’au 7 janvier 2015, le bon citoyen devait se contenter de bouffer les images d’« opérations de police internationales » nécessaires pour empêcher quelques preneurs d’otages de couper la tête à des journalistes occidentaux ou de se prendre pour un Etat.
C’était loin.
Le « 11-septembre français »1, une équipée sanglante ayant entraîné la mort de vingt personnes, sert à prétendre que des « barbares » nous ont déclaré la guerre sur notre sol. Au moment où tout le monde (re)découvre cette guerre, tout le monde doit la plébisciter. Au nom d’une prétendue « union sacrée », tout le monde est sommé de descendre dans la rue en laissant son cerveau à la maison. En lieu et place des antagonismes de classe, des singularités culturelles, des masses de consommateurs atomisés, d’une crise économique sans fin, il y aurait désormais une patrie, un « nous », un peuple : l’opinion publique qui manquait à cette guerre. La même qu’il y a un siècle, juste avant la première boucherie mondiale.
Fin 2014, l’ambiance était déjà là. Quelques rassemblements nous avaient fait mal à la gueule : à Dresde, 20 000 personnes se réunissaient pour « mettre les arabes hors d’Europe »; en Italie, ils étaient des milliers à « reprocher aux immigrés leur position privilégiée ». Ceux qui manifestaient contre la police après la mort de Rémi Fraisse étaient traités de « djihadistes verts ». Pendant les fêtes, on se passionnait pour les « loups solitaires » de Joué-les-tours et de Nantes.Mais les habits qu’on leur taillait semblaient un peu trop grands : un djihadiste alcoolo, c’était un peu limite-limite pour justifier la dernière cuvée législative antiterroriste de novembre.
Normal donc qu’au milieu de la mobilisation générale des émotions, le marketing « Je suis Charlie » ou le dégoûtant « Je suis policier » deviennent très vite « Je suis Français, je suis en guerre, même pas peur ! » Une guerre qui sera désormais aussi menée sur le « territoire national » contre un « ennemi intérieur » : cette doctrine élaborée pendant la guerre d’Algérie qui consiste à s’en prendre à toute une population en prétendant s’attaquer à une minorité désignée comme extrémiste. L’« unité nationale » se fait en réalité sur le dos de cet ennemi intérieur. Comme on est en France et que c’est la tradition, cet ennemi intérieur, c’est « l’arabe ». Ce qui s’exprime, c’est le racisme poli d’une société qui ne dit plus « sale arabe » mais : « Ce que je crois savoir de ta religion supposée fait de toi un individu inassimilable. » Existe en version républicaine de gauche : « Attention à l’amalgame, il faut juste faire le tri entre les bons et les mauvais musulmans. » Les personnes ciblées doivent donner des gages de piété républicaine, s’excuser d’actes qu’ils n’ont pas commis, filer droit. C’est ainsi qu’on peut lire dans la grande presse qu’« à Roubaix, la population musulmane n’a pas su ou n’a pas voulu se mobiliser derrière la bannière « Je suis Charlie ». Se fait aussi en version cash : « Faut tous les foutre dehors… ou dedans ! En prison ! »
WE DON’T NEED NO PATRIOT ACT, ON L’A DEJA !
Les experts en sécurité autoproclamés se la donnent à jet continu pour « tirer les leçons du drame ».
Comme d’hab’, ils adoreraient proposer des « solutions innovantes »… Sauf que cette fois ils n’ont rien à proposer – enfin rien de neuf. Les cravateux de la télé se félicitent de ce qui nous atterre : ce fameux Patriot act dont on fait mine de se demander ici et là s’il « risquerait pas quand même d’empiéter un poil sur les libertés »… n’est même pas nécessaire pour enfermer toutes les « gueules de métèques ». Nous, ça fait bien longtemps que nous avons la vague impression que la liberté n’est qu’une expression. Pas de révolution législative en vue : juste le renforcement des moyens existants et plus de fric pour faire tourner la machine.
Au fil des ans, à force de s’empiler, les dispositifs législatifs s’interpénètrent goulûment : lois Perben 1 et 2, loi de prévention de la délinquance, LSQ, LSI, Loppsi… L’équivalent français du Patriot act s’est formé tranquillement au rythme de la colonisation de tous les aspects de la vie par le Droit. Depuis 1986, la « législation antiterroriste » s’est fait une place dans le grand fatras du droit pénal. Le plus souvent, elle vient seulement s’ajouter à des actes déjà poursuivis (meurtre, vol, association de malfaiteurs) mais cette fois en les qualifiant de « crimes et délits en vue d’une entreprise terroriste ». Dans certains cas, elle permet aussi de créer de nouveaux crimes et délits qui n’existaient pas auparavant.
La « loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositifs relatifs à la lutte contre le terrorisme » est la dernière strate de cette sédimentation sécuritaire. Déjà en vigueur depuis deux mois, elle vise précisément à prévenir des événements comme ceux du 7 janvier ! Elle étend pour cela des lois existantes à de nouveaux champs en leur adjoignant la qualification de terrorisme. « L’apologie du terrorisme » est placée sur le même plan que la pornographie pédophile et l’« apologie de crime racial et de crime de guerre » : le blocage administratif jusque-là réservé aux sites Internet à contenu pédophile ou raciste s’applique maintenant aussi à des sites à contenu… « terroriste ». Elle crée en même temps de nouveaux délits autour de l’idée d’« intention d’acte terroriste » : comme le délit de « provocation » que notre bonne ministre des tribunaux et des prisons enjoint déjà aux parquets d’appliquer avec « la plus grande fermeté2.» Elle permet aussi d’interdire la sortie du territoire sur la base de « présomptions sérieuses » ; et aussi l’entrée.
L’utilité de la coloration « antiterroriste » d’une législation n’est donc pas tant d’ordre juridique que diplomatique et politique : c’est l’occasion de se mettre plus vite d’accord avec ses petits camarades des autres ministères de l’intérieur de la planète, d’harmoniser les législations… Et au niveau national, de multiplier les outils de surveillance3 et de débloquer toujours plus de crédits. Mais surtout, l’outil antiterroriste force l’adhésion inconditionnelle. Il permet de revalider l’ensemble du système pénal et judiciaire aux yeux de la société lorsque celle-ci est suffisamment effrayée.
« ERADIQUER LA RADICALISATION » (FO pénitentiaire-direction)
Loin de toute cause sociale ou historique, tout le monde semble s’accorder à dire que le « radicalisme religieux » est une sorte de maladie, une fièvre exotique que l’on attrape à l’étranger, en Syrie, en Lybie, mais aussi dans un autre ailleurs mystérieux : les prisons françaises, ce non-lieu fantasmatique dont l’image va se déformer de plus en plus. Valls décide donc logiquement de généraliser une expérimentation menée à Fresnes depuis novembre 2014 : douze prisonniers ont été regroupés dans la même aile pour « éviter qu’ils ne radicalisent les autres ». Les intéressés ont protesté contre cette mesure en bloquant la promenade à deux reprises. Comme d’hab’, les matons en ont profité pour se faire entendre en dénonçant un risque de désordre supplémentaire : regrouper des prisonniers stigmatisés qui ont des intérêts communs ? Non, mais allô, quoi ! L’AP a d’ailleurs toujours refusé le regroupement aux prisonniers et prisonnières basques et aux corses. Les matons n’accepteront ces mesures que si elles s’accompagnent de mesures d’isolement supplémentaires. Là non plus, pas besoin d’inventer de nouveaux dispositifs. Il y a déjà des quartiers, voire des taules entières conçues pour que les prisonniers ne se croisent quasiment jamais entre eux ; pour qu’ils se promènent seuls dans des cages en béton : des QHS modernes. C’est Condé-sur-Sarthe, ce sont les quartiers maison centrale, les quartiers d’isolement et les quartiers disciplinaires que des prisonniers qualifiaient déjà en 2004 de Guantanamo. Les « radicaux » vont simplement servir de prétexte à leur développement. « Lorsque nous n’arrivons plus à maîtriser certains leaders, nous avons le droit commun qui peut s’appliquer, nous avons des mesures d’isolement et nous avons des quartiers plus renforcés dans lequel on pourrait les héberger », explique Joaquim Pueyo, un ancien directeur de Fresnes.
La classe, c’est d’aller jusqu’à prétendre que c’est pour l e bien-être des autres prisonniers que les « radicaux » seront isolés alors qu’ils vont servir à justifier une répression accrue de toute forme d’organisation ou de contestation. Le premier qui refusera le sort qui lui est fait pourra rentrer direct dans la case « radicalité à éradiquer ». Pour s’occuper de lui, en plus des Eris, il y a déjà depuis 2003 au sein de l’AP un service exclusivement dédié à la collecte de renseignements : « L’EMS 3 (Etat-major de sécurité) suit les profils les plus lourds : 810 dont 250 liés au terrorisme (pas seulement islamiste) », en relation avec les services de police et du renseignement intérieur. Bien sûr, « cette collaboration est, par souci d’efficacité, passée sous silence ». Ces grandes oreilles du placard peuvent demander des fouilles spéciales des cellules, intercepter des courriers, écouter des conversations téléphoniques… Évidemment, pour « traiter les kilos de téléphones portables saisis », les syndicalistes de la matonnerie commencent déjà à tendre leurs mains avides vers la poche du contribuable. –
Notes :
1/ Titre du Monde citant sans vergogne une formule de Zemmour, ce sous-produit fascisant des plateaux de télé, vague analyste faussement ostracisé ; auteur d’un « livre polémique » que 300 000 personnes ont lu jusqu’à la page 40 pour alimenter les conversations de Noël.
2/ Comparutions immédiates et peines de prison ferme pleuvent déjà – des exécutions judiciaires pour l’exemple.
3/ Les professionnels du fichage plaident notamment pour la création d’un fichier supplémentaire et réclament encore plus de personnels et de moyens. Un plan lancé il y a un an prévoyait déjà le recrutement de 435 agents en plus des 4 000 existants. Ils en veulent 10 000 de plus. Ils auront leur loi en mars.