Brochure publiée en Novembre 2008.
Introduction
Né en 1943, Zerzan est un anarchiste américain qualifié d’anarcho-primitiviste ou de primitiviste. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont très peu sont traduits en français [1] et dont les thèmes les plus récurrents sont la critique de la civilisation, de la domestication, du langage, de la pensée symbolique (des mathématiques jusqu’à l’art) et du concept de temps ainsi que des sources de ces rapports de domination.
Là où nous ne le suivons pas toujours, c’est lorsque celui-ci propose de substituer à la société industrielle capitaliste, une « société nouvelle » basée sur les modes de vie pré-agricoles comme le modèle du chasseur-cueilleur préhistorique.
La chasse et la cueillette furent les premiers modes de subsistance de l’Homme. Ces activités directement héritées du monde animal, en particulier celui des primates, consistent à prélever sur la nature ce qu’elle fournit spontanément. Elles précèdent l’élevage et l’agriculture et peuvent forcer au nomadisme si les troupeaux qui fournissent la subsistance principale se déplacent ou si les ressources du terroir sont épuisées. L’homme a été un chasseur-cueilleur jusqu’à la révolution néolithique, c’est donc en quelques sortes un retour (à la terre ?) que propose Zerzan… Or nous ne voulons pas d’un « retour », d’une régression de l’humanité tout autant que nous ne voulons pas d’un quelconque pseudo-progés [2]. Par ailleurs nous ne suivons pas non plus Zerzan dans sa mythification bancale (et parfois douteuse) des sociétés dites primitives. Lorsqu’il cite à tire-larigot d’abondantes sources sans plus de précisions que la simple source, sans approfondir et en décontextualisant les auteurs cités, nous pouvons y voir une certaine malhonnêteté rhétorique pour arriver à ses fins théoriques. Il oublie grossièrement par exemple d’évoquer les famines inhérentes à ce mode de vie.
Toutefois la lecture de John Zerzan s’avère très intéressante et sérieuse (lorsqu’il ne tombe pas dans les travers cités précédemment). Zerzan voit la civilisation comme le résultat agrégé d’un processus d’aliénation. Il rejette non seulement l’État, mais également toutes les formes de relations hiérarchiques ou d’autorité. Le travail de Zerzan repose fortement sur un dualisme marqué entre les « primitifs » d’une part, vus comme non-aliénés, sauvages (et donc libres), sans hiérarchie, prompts au jeu et égalitaires au plan social, et les « civilisés » d’autre part vus comme aliénés, soumis à une hiérarchie structurée, suivant un mode de vie domestique (et donc mis en esclavage) et obsédés par le travail.
Si nous tenons à nous dissocier de l’auteur sur certains points, c’est notamment parce que certaines de ses prises de positions ou de ses méthodes d’investigations sont contraires aux nôtres, mais aussi parce que nous avions totalement oubliés de le faire dans une brochure de Kirkpatrick Sale que nous avons précédemment éditée. En effet, Sale, avec ses modes de lutte plutôt spectaculaires et sa tendance (tout comme Zerzan et beaucoup d’auteurs associés au primitivisme) à la mythification du passé [3] ne sont pas pour nous plaire.
Rectification faite, nous vous souhaitons une bonne lecture de ce texte qui sous ses airs très sérieux d’exposé sur les révoltes luddites du XIXe siècle, est en fait un plaidoyer contre le syndicalisme comme outil de la collaboration de classe, dés sa naissance en Angleterre. Une partie de l’histoire du syndicalisme souvent négligée qui pourtant révèle sa véritable nature.
Non-fides(at)riseup.net
Qui a tué Ned Ludd ?
Sur la naissance du syndicalisme et sur son utilité pour le pouvoir.
C’est en Angleterre, la première nation industrielle, et tout d’abord dans le textile, principale entreprise du capital et la première à s’y implanter, que surgit et se propagea (entre 1810 et 1820) le mouvement révolutionnaire connu sous le nom de Luddisme. Le défi des soulèvements luddites — et leur échec — fut d’une très grande importance pour l’évolution ultérieure de la société moderne. Le sabotage des machines, cette arme décisive, précède, il est vrai, cette période ; Darvall choisit avec précision le terme de « récurrent » pour le qualifier tout au long du XVIIIe siècle, dans les temps favorables comme dans les difficiles. Et il n’était certainement pas le propre des ouvriers du textile ni de l’Angleterre. Les travailleurs agricoles, les mineurs, les meuniers, et bien d’autres se retrouvèrent dans la destruction des machines, souvent à l’encontre de ce que l’on qualifie généralement de leurs propres « intérêts économiques ». Pareillement, comme nous le rappelle Fulop-Miller, les ouvriers d’Eupen et d’Aix-la-Chapelle détruisirent les importantes Usines Cockerill, les fileurs de Schmollen et Crimmitschau dévastèrent les manufactures de ces villes, et d’autres, innombrables, firent de même à l’aube de la Révolution Industrielle.
Maintenant, les ouvriers anglais du textile — tricoteurs, tisserands, fileurs, tondeurs de drap, tondeurs de mouton, et autres — furent, comme l’écrivit Thomson, les pionniers d’un mouvement qui « en matière de pure fureur insurrectionnelle, s’est rarement trouvé plus largement répandu dans l’histoire anglaise », en quoi cette affirmation demeure sans doute en dessous de la vérité. Bien que généralement regardée comme aveugle, inorganisée, réactionnaire, limitée, et agitation inefficace, cette révolte « instinctive » contre le nouvel ordre économique rencontra pendant quelque temps de nombreux succès et se fixa des buts révolutionnaires. Le Times du 11 février 1812 décrivit « l’apparition d’une guerre ouverte » en Angleterre, le plus fortement implantée dans les régions les plus développées, et particulièrement dans le centre et le nord du pays. Le Vice-Lieutenant Wood écrivit le 17 juin 1812 à Fitzwilliam, du gouvernement, qu’« à l’exception des lieux-mêmes occupés par les soldats, le pays était de fait dans les mains des sans-loi ». En plusieurs occasions au fil de la seconde décade du siècle, les Luddites, en effet, furent irrésistibles et développèrent une morale ainsi qu’une conscience d’eux-mêmes très élevées. Comme le notèrent Cole et Postgate, « assurément il n’y avait pas moyen d’arrêter les Luddites. Les troupes couraient en tous sens, impuissantes, trompées par le silence et la connivence des travailleurs ». Plus, un examen des compte-rendus de presse, des lettres et tracts montre que l’insurrection prenait clairement parti ; par exemple, « tous les Nobles et tous les tyrans doivent être abattus », peut-on lire dans un extrait de tract distribué à Leeds. Les signes de préparatifs pour une révolution générale déclarée étaient largement visibles, par exemple dans le Yorkshire et le Lancashire, déjà en 1812.
D’énormes quantités de biens furent détruits, parmi lesquels de très nombreux métiers à filer, qui avaient été modifiés en vue d’une production de qualité inférieure. En fait, le mouvement tira son nom du jeune Ned Ludd, qui, plutôt que de produire la camelote qu’on exigeait de lui, s’empara d’un marteau de forgeron et brisa tous les métiers à sa portée. L’insistance avec laquelle les Luddites se posaient la question du choix entre le contrôle des modes de production et leur suppression enflammait l’imagination populaire et les assurait de fait, d’un soutien unanime. Hobsbawm déclara qu’il existait une « sympathie débordante pour les briseurs de machine dans tous les secteurs de la population », une situation qui vers 1813, selon Churchill, « avait trahi l’absence complète de moyens pour préserver l’ordre public ». La destruction des métiers fut, en 1812, vue comme un outrage capital, et il fallut dépêcher des effectifs chaque fois plus nombreux, au point de dépasser en quantité les troupes que Wellington commanda contre Napoléon. L’armée, toutefois, était non seulement éparpillée, mais encore considérée comme non fiable en raison de ses propres sympathies et de la présence de nombreux conscrits luddites dans ses rangs. De même ne pouvait-on compter sur la police et les magistrats locaux, et un important réseau d’espions démontra son impuissance face à l’authentique solidarité du peuple. Comme on pouvait le penser, la milice volontaire, régie par le Watch and Ward Act, ne parvint, selon les Hammonds, qu’à « armer les plus profondément aliénés », et il fallut ainsi, du temps de Peel, instituer le système moderne de police professionnelle.
Cependant, une intervention de cette nature aurait presque pu se révéler fondamentalement insuffisante, surtout si l’on considère la façon dont le Luddisme apparut, à chaque événement, plus révolutionnaire. Cole et Postgate, par exemple, décrivirent les Luddites d’après 1815 comme plus radicaux que leurs prédécesseurs et conclurent que ceux-là « s’opposaient au système industriel comme un tout ». Aussi, Thomson observa qu’en 1819 encore la voie était toujours libre pour une insurrection générale victorieuse.
Contre ce que Mathias appela « la tentative de destruction de la nouvelle société », il s’avéra nécessaire, afin de faire accepter l’ordre fondamental, de recourir à une arme serrant de plus près le lieu de production, en l’occurrence le syndicalisme. A l’évidence, l’ascension du syndicalisme, tout comme la création de la police moderne, fut une conséquence du Luddisme, mais nous devons aussi savoir qu’une tradition de syndicalisme longtemps tolérée avait existé parmi les travailleurs du textile et d’autres, avant même les soulèvements luddites. Par là, comme Morton et Tate sont presque les seuls à le signaler, la destruction des machines en cette période ne peut être considérée comme l’explosion de désespoir d’ouvriers privés d’une autre issue. En dépit des Combination Acts, qui stipulaient l’interdiction par ailleurs non appliquée des syndicats entre 1799 et 1824, le Luddisme ne se laissa pas décourager et affronta même, avec succès dans les premiers temps, un appareil syndical en expansion, qui refusait de mettre en danger le capital. De fait, le choix entre les deux était possible et les syndicats furent laissés de côté au profit de l’organisation directe des travailleurs et de leurs fins radicales.
Il est tout à fait clair que le syndicalisme, pendant la période en question, fut fondamentalement distinct du Luddisme et encouragé comme tel, dans l’espoir de récupérer l’autonomie luddite. Dans un esprit contraire à l’existence des Combination Acts, les syndicats, par exemple, étaient souvent considérés comme légaux devant les tribunaux, et les syndicalistes, quand ils étaient poursuivis, recevaient généralement de légers châtiments ou n’en recevaient pas le moindre, quand les Luddites étaient d’ordinaire pendus. Quelques membres du parlement reprochèrent ouvertement aux propriétaires leur responsabilité dans la misère sociale, et de ne pas utiliser pleinement la planche de salut syndicale. Ceci ne veut pas dire que les objectifs et le pouvoir de contrôle des syndicats aient été aussi clairs et affirmés qu’ils le sont aujourd’hui pour tout le monde, mais le rôle indispensable des syndicats vis-à-vis du capital apparaissait, à la lumière de la crise en cours et de la nécessité qui se faisait sentir de disposer d’alliés pour la pacification des travailleurs. Des membres du Parlement des comtés des Midlands pressèrent Gravenor Henson, leader du Syndicat du Corps des Tricoteurs, de combattre le Luddisme — comme si cela avait été nécessaire. Sa manière de l’entraver tenait évidemment dans son infatigable propagande en faveur de l’extension de la puissance syndicale. Le Comité du Corps des Tricoteurs au sein du syndicat, selon l’étude de Church sur Nottingham, « donna des instructions précises aux travailleurs pour les empêcher de détruire les métiers ». Et le Syndicat de Nottingham, la principale ébauche d’un syndicat industriel général, s’opposa de la même manière au Luddisme, en se refusent à tout emploi de la violence.
Si les syndicats furent effectivement peu liés aux Luddites, il n’en reste pas moins qu’ils constituèrent le stade consécutif au Luddisme en ce sens que le syndicalisme prit une part essentielle à sa défaite par le biais des divisions, de la confusion et de l’épuisement des énergies. Il « remplaça » le Luddisme de la même façon qu’il protégea les patrons des insultes des enfants en pleine rue, et du pouvoir direct des producteurs. C’est ainsi que la pleine reconnaissance des syndicats à travers les actes d’abrogation des Combination Acts en 1824 et 1825 « eut un effet modérateur sur le mécontentement populaire », aux dires de Darvall. Les efforts en faveur de l’abrogation, conduits par Place et Hume, emportèrent aisément la décision au sein d’un Parlement inchangé, avec, soit-dit en passant, le solide soutien d’employeurs comme de syndicalistes, et la seule opposition d’une poignée de réactionnaires. En fait, tandis que parmi les arguments conservateurs de Place et Hume figurait l’annonce d’une diminution du nombre de grèves après l’abrogation, de nombreux patrons saisissaient le rôle cathartique et apaisant de celles-ci, et à peine s’émurent-ils de l’éruption de grèves qui suivit la dite abrogation. Les Actes d’abrogation, bien entendu, confinaient officiellement le syndicalisme dans son souci traditionnel et marginal concernant les salaires et le temps de travail, une attribution dont procède la présence universelle de clauses sur les « droits de la direction » au sein des conventions collectives d’aujourd’hui.
La campagne du milieu des années 1830 contre les syndicats, menée par quelques patrons, ne fit que souligner, à sa manière, le rôle central des premiers : elle ne fut possible qu’en raison du succès des syndicats, autant pour eux-mêmes que contre la radicalité des ouvriers incontrôlés de la période précédente. Par là, Lecky était tout à fait dans le vrai quand il jugea, plus tard dans le siècle, qu’« à n’en pas douter les syndicats les plus forts, les plus riches et les mieux organisés, furent pour beaucoup dans la réduction des conflits du travail » ; de la même manière, les Webbs reconnurent au cours du XIXe siècle qu’il y eut beaucoup plus de révoltes ouvrières avant que le syndicalisme ne devînt la règle.
Mais pour en revenir aux Luddites, nous ne trouvons à leur sujet que quelques récits à la première personne et une tradition pratiquement secrète, principalement parce qu’ils se projetèrent dans leurs actes et non en une idéologie. Et de quoi s’agissait-il exactement ? Stearns, aussi près des faits qu’un commentateur pût l’être, écrivit : « Les Luddites développèrent une doctrine basée sur les vertus présumées des techniques manuelles. » C’est tout juste si, dans sa condescendance, il ne les traite pas de « pauvres diables arriérés », encore qu’il y ait là certainement un brin de vérité. Cependant, l’offensive des Luddites ne résulta pas de l’introduction de nouvelles machines, comme on a coutume de le croire, vu que celle-ci ne semble pas s’être effectuée en 1811 et 1812, lorsque le Luddisme, à proprement parler, commença à se manifester. La destruction correspondit plutôt aux nouvelles méthodes bâcleuses mises en œuvre à partir des machines existantes. Elle n’était pas une attaque contre la production pour des raisons économiques, mais avant tout une riposte violente des ouvriers du textile (et vite rejoints par d’autres) aux tentatives de dégradation, sous la forme d’un travail inférieur : la camelote — les « découpages » assemblés à la hâte, pour l’essentiel —, là était le fond du problème. Si les offensives luddites correspondaient généralement à des périodes de dépression économique, cela était dû au fait que les employeurs profitaient souvent de ces occasions pour introduire de nouvelles méthodes de production. Il est cependant vrai que toutes les périodes de privation n’ont pas engendré le Luddisme, et que les régions où celui-ci apparut n’étaient pas spécialement déshéritées. Le Leicestershire, par exemple, fut le moins atteint dans les temps difficiles, tout en étant une zone productrice de fabrications lainières de la meilleure qualité ; le Leicestershire fut un puissant bastion du Luddisme.
Se demander ce que pouvait comporter de radical un mouvement qui, en apparence, se « limitait » à revendiquer l’abandon des tâches corrompues, n’est pas saisir la vérité profonde d’une hypothèse, que l’on est en droit de faire, et qui fut tenue pour établie par chacune des parties, concernant le lien entre la destruction des métiers et la sédition. Comme si le combat du producteur pour l’intégrité du travail de toute une vie pouvait se mener sans remettre en question le capitalisme dans sa totalité. La demande de l’abandon des tâches corrompues entraîne nécessairement un cataclysme, et, dans la mesure où elle est poursuivie, une bataille du tout-ou-rien ; elle conduit directement au cœur des relations capitalistes et de leur dynamique.
Un autre côté du phénomène luddite généralement traité avec complaisance, en le passant délibérément sous silence, est son aspect organisationnel. Les Luddites, comme de bien entendu, fonçaient sauvagement et les yeux fermés, tandis que les syndicats fournissaient aux travailleurs la seule forme d’organisation. Mais, de fait, les Luddites s’organisèrent localement et même fédéralement, regroupant des ouvriers de toutes les branches avec une coordination remarquable. Evitant toute structure aliénante, leur organisation eut la sagesse de n’être ni formalisée ni permanente. Leur tradition de révolte était dépourvue de centre et prévalut à la manière d’un « code non écrit ». Communauté non manipulable, leur organisation était confiante en elle-même. Tout ceci, bien sûr, fut essentiel pour la portée du Luddisme, pour l’attrait de ses racines. Dans les faits, « aucun niveau d’activité des magistrats ni le renforcement des contingents militaires ne parvinrent à décourager les Luddites. Chaque attaque révélait un plan et une méthode », établit Thomson, qui témoigna de leurs « sûreté et communications sensationnelles ». Un officier de l’armée en poste dans le Yorkshire perçut chez eux « un niveau d’entente et d’organisation des plus extraordinaire ». William Cobbett écrivit au sujet d’un rapport au gouvernement en 1812 : « Et c’est le fait qui intriguera le plus les ministres. Ils ne peuvent trouver d’agitateurs. C’est un mouvement du peuple lui-même. »
Cependant, et cela en dépit des observations dépitées de Cobbett, il se trouva des Luddites en la personne de leurs leaders pour se porter au secours des autorités. Leur mouvement n’était pas complètement égalitaire, bien que cet aspect ait été plus près de la réalité que ne le fut leur approche de tout ce qui était à leur portée, et de la façon dont cela leur échappa de peu. Bien sûr, c’est des leaders que se dégagea le plus nettement avec le temps le « raffinement politique » ; c’est aussi à partir d’eux qu’en quelques occasions des cadres syndicaux se révélèrent.
Dans les temps « pré-politiques » des Luddites — comme dans nos temps « post-politiques » — le peuple haïssait ouvertement ses dirigeants. Il applaudit à la mort de Pitt en 1806, et plus encore à l’assassinat de Perceval en 1812. De telles manifestations devant la mort de premiers ministres mettaient en évidence la fragilité des médiations entre gouvernants et gouvernés, le manque d’intégration entre les deux. L’affranchissement politique des travailleurs était certainement moins important que leur affranchissement ou leur intégration industriels, par le biais des syndicats ; c’est pour cette raison que le premier se poursuivit le plus lentement. Toujours est-il que les vigoureux efforts produits pour intéresser la population à des activités légales, à savoir la campagne pour élargir la base électorale du parlement, constituèrent une puissante arme pacificatrice. Cobbett, tenu par beaucoup pour le plus virulent pamphlétaire de l’histoire anglaise, décida de nombreuses personnes à rejoindre les Hampden Clubs favorables à la réforme électorale, et il se caractérisa aussi, aux dires de Davis, par sa « condamnation sans appel des Luddites ». Les effets pernicieux de cette campagne de réforme créatrice de dissension se mesurent jusqu’à un certain point, en comparant les premières et énergiques manifestations de colère antigouvernementale des Gordon Riots (1780) et les attroupements contre le Roi à Londres (1795) aux massacres et fiascos des « soulèvements » de Pentdridge et Peterloo, qui coïncidèrent approximativement avec la défaite du Luddisme juste avant 1820.
En revenant, pour conclure, à des mécanismes plus fondamentaux, nous examinerons à nouveau la question du travail et du syndicalisme. Il faut bien voir que ce dernier s’établit sur le divorce effectif entre le travailleur et le contrôle des moyens de production — et, bien sûr, le syndicalisme contribua des plus substantiellement à ce divorce, comme nous l’avons vu. Certains, parmi lesquels on compte, bien évidemment, les marxistes, voient cette défaite et son pendant, la victoire du système manufacturier, comme à la fois inévitables et souhaitables, bien qu’ils doivent admettre que dans les tâches exécutives réside, encore maintenant, une part significative de la conduite des opérations industrielles. Un siècle après Marx, Galbraith situa l’origine du primat de la productivité sur la créativité dans le renoncement de principe des syndicats à toute protestation visant le travail lui-même. Mais tous les idéologues, quant à eux, perçoivent le travail comme un espace fermé à la falsification. Les activités laborieuses sont le noyau imperméable à l’idéologie et à ses formes, telles que médiation et représentation. De tels idéologues ignorent l’incessante et universelle exigeance luddite portant sur le contrôle des modes de production. Une telle lutte des classes est quelque chose de totalement différent pour le producteur et pour l’idéologue.
Dans le jeune mouvement syndical, il existait une grande dose de démocratie. Par exemple, la nomination des délégués par rotation ou tirage au sort était pratique largement répandue. Mais ce qui ne peut être légitimement démocratisé, c’est la défaite, réelle, dont procède la victoire des syndicats, qui en fait l’organisation de la complicité, une caricature de communauté. Les apparences, à ce stade, ne peuvent masquer le syndicalisme, comme agent de l’acceptation et du maintien d’un monde grotesque.
La quantification marxiste élève la productivité au rang de summum bonum, de la même manière que les hommes de gauche passent sous silence la finalité du pouvoir direct des producteurs et en arrivent ainsi, pour aussi incroyable que cela paraisse, à épouser la cause syndicale, considérée comme la meilleure solution pour les travailleurs sans protection. L’opportunisme et l’élitisme de toutes les Internationales, pour tout dire l’histoire de la gauche, aboutit finalement au fascisme quand les refoulements accumulés portent leurs fruits. Dès lors, le fascisme peut en appeler avec succès aux travailleurs, en se faisant valoir comme liquidateur des inhibitions, comme le « Socialisme d’Action », etc. – comme révolutionnaire. Il devrait être clairement établi combien il se perdit avec les Luddites, et quelle terrible anti-histoire s’ouvrit ensuite.
D’aucuns en reviennent déjà à parler d’« époque de transition » pour qualifier l’actuelle crise montante, espérant que tout se résoudra harmonieusement dans une nouvelle défaite des Luddites. Nous voyons aujourd’hui la même nécessité d’appliquer la discipline du travail que dans les premiers temps, et la même appréhension dans la population de la notion de « progrès ». Mais il est très possible qu’aujourd’hui nous puissions reconnaître tous nos ennemis avec plus de précision, de telle manière que cette fois la transition soit menée par les créateurs.
JOHN et PAULA ZERZAN.
Original en anglais paru en 1976 dans Fifth Estate. Première traduction française dans Échanges et Mouvement n°11 en 1977. Seconde traduction française à Grenoble en 1982. Troisième traduction française parue dans le recueil « Aux sources de l’aliénation » à l’Insomniaque en 1999.
Cette traduction est celle de Grenoble, revue et corrigée par les mêmes en 2003.
Chronologie orientée du syndicalisme
1908 : Une révolte ouvrière éclate à Draveil, elle est très violemment réprimée, craignant le pourrissement du conflit, les instances dirigeantes de la CGT y vont de leur petit refrain sur les conflits qu’il faut savoir finir et se désolidarisent pour la plupart d’un conflit qui continuera.
1919 : Les syndicats italiens (excepté l’USI) abandonnent le mouvement massif d’occupation de grands terrains agricoles et d’usines, laissant le champ libre a la réaction.
1936 : La CGT reprend le mot d’ordre du PC “il faut savoir terminer une grève”.
1945-47 : La CGT aux ordres du PC appelle à “gagner la bataille de la production” et à ne pas briser la solidarité avec les “camarades ministres” (PCF) alors au gouvernement.
19 Juin 1946 : La Fédération des sociétés amicales de la police de France et des colonies, adhère à la CGT et devient CGT-Police.
9 Décembre 1947 : La CGT “ordonne la reprise du travail” après un mois de grèves insurrectionnelles.
1968 : La CGT dénonce “l’anarchiste allemand Cohn-Bendit” et les “katangais”, et négocie dans le dos des travailleurs les accords de grenelle.
1973 : L’ensemble des syndicats (sauf la CFDT) abandonne les travailleurs de l’ usine Lipp, qui décident de reprendre la production en autogestion.
Début des années 80s : La CFDT se débarrasse de ses membres les plus “gauchistes” de manière crapuleuse.
1995 : La CFDT se prononce pour le plan Juppé et déserte les manifestations dès la fin novembre, entrainant le mécontentement de sa base qui n’hésite pas à charger la première secrétaire Nicole Notat lors d’une manifestation. Défendue par son service d ordre, elle s’en sort.
2000 : Création suite à la fusion du syndicat général de la police (SGP) et de la fédération à syndicat unique FO-Police du Syndicat général des personnels administratifs, techniques, scientifiques et infirmiers de la police. Il était affilié à la fédération des syndicats généraux de la police (FSGP-FO) et à la confédération Force Ouvrière (FO). Il était alors connu sous le sigle SGPATSI-FO.
Printemps 2003 : Alors que des centaines de milliers de personnes se mobilisent contre la réforme des retraites (passage de 37,5 à 40 ans de cotisation), l’ensemble des directions syndicales lâchent une à une le mouvement.
Octobre 2005 : La CGT passe un accord avec le gouvernement : l’abandon de la mobilisation contre le CNE en échangé de la promesse que GDF ne sera pas privatisé. Quelques mois plus tard le gouvernement annonce la privatisation de GDF.
2005 : Note interne de la CGT aux cégétistes rappelant aux délégués “qu’il est illégal d’appeler à une grève la journée du jour de solidarité au seul motif de ne pas vouloir travailler ce jour de solidarité” au moment même où 70% des enseignants du Gard refusaient de travailler un jour pour rien.
18 Mars 2006 : Place de la République à Paris, une coalition de services d’ordres syndicaux, CGT en tête, se sont livrés à des ratonnades, à une chasse au faciès ou les syndicalistes ont frappé à coup de matraque télescopique et de gourdin tous les jeunes noirs qu’ils ont pu coincer. Habituelle intervention syndicale lors du mouvement dit anti-CPE.
23 Mars 2006 : Création et adhésion du Syndicat Indépendant des Commissaires de Police à la CFDT.
28 Mars 2006 : La CGT charge brutalement le cortège des jeunes précaires et intermittents en manifestation.
1er mai 2006 : Le service d ordre de la CGT prête main forte a celui de l’UNEF dans sa tentative de prendre de force la tête du cortège a la place de la coordination étudiante, sans succès.
Fin 2007 : Plusieurs plaintes de la CFDT aboutissent, après nombre d’interrogatoires, à six mises en examen, pour quatre précaires du réseau AC ! Air Libre . Quatre d’entre elles signifiées en octobre pour « injures publiques ». Deux autres, signifiées ce mois-ci cette fois pour « violences sans ITT avec préméditation et menaces ».
Notes
[1] Voir chez l’éditeur l’insomniaque pour les rares traductions (http://insomniaqueediteur.free.fr)
[2] Sur cette question, lire « Le Mythe du Progrès » de Kirkpatrick Sale (ici ou ici)
http://www.non-fides.fr/spip.php?article51
http://infokiosques.net/spip.php?article611
[3] La révolte luddite : briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation de Kirkpatrick Sale aux éditions L’échappée, coll. « Dans le feu de l’action », 2006.