La fin du monde

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A propos de l’incident de Tokaimura en 1999 et du nucléaire en général


Le 31 septembre 1999 dans la centrale nucléaire de Tokaimura, sur la côte
Pacifique du Japon, s’est déroulé le plus grave accident nucléaire depuis
Tchernobyl. Lors d’un test en laboratoire, trois techniciens ont versé
seize kilos d’uranium dans une cuve prévue pour en contenir un peu plus de
deux. Cette erreur a provoqué une réaction en chaîne qui s’est prolongée
plusieurs heures, contaminant toute la zone aux alentours de la centrale
sur plusieurs kilomètres. La population du coin n’a été évacuée que
quelques heures après l’incident, et il a fallu plus de vingt heures avant
que l’intervention de volontaires “n’arrête” -selon le gouvernement
nippon- la fuite radioactive. Quoi qu’il en soit, les informations en
provenance du pays du Soleil Levant ont fait retenir son souffle au monde
entier pendant plusieurs jours.

 

Parmi tous les désastres dont on nous informe quotidiennement, celui-là ne
manque pas de prendre une tournure particulière. Plus que le sida qui pèse
sur les promesses des sens, plus que les sophistications alimentaires qui
réhabilitent l’anorexie, plus que la pollution atmosphérique qui rend
toute respiration désagréable, ce qui est arrivé à Tokaimura projette sur
l’époque où nous vivons sa lumière la plus crue et la plus sinistre.
Peut-être parce que cette dernière catastrophe nucléaire s’est produite là
où s’était consumée officiellement la première, au Japon, donnant l’idée
d’un étau qui referme définitivement le panorama de notre avenir en
revenant à son point de départ.

Du reste, il s’agit ici de bien plus qu’une conséquence mineur de
l’événement qui depuis un demi-siècle a renversé toutes nos perspectives.
En se profilant sur un monde susceptible d’être anéanti à chaque instant,
la menace atomique a complètement bouleversé notre horizon sensible. Il
n’a jamais été possible de mesurer à quel point, au-delà du danger réel,
l’éventualité de la destruction nucléaire a frappé notre imagination en
nuisant à l’irréalité qui l’anime, et par là à notre soif de liberté. Le
nucléaire a réussi à prendre possession de ce désir de fin du monde et à
le réduire à une simple possibilité technique au mains de la domination.
Ce désir même qui, en un certain sens, incarnait la fascination et la
terreur qu’on éprouve devant une liberté sans bornes, et qui donne depuis
toujours sa propre démesure à l’imagination. Comment oublier que, jusqu’à
la moitié de ce siècle, ce désir de fin du monde a nourri les pensées les
plus radicales, constituant la source d’une énergie critique illimitée ?
Et comment ignorer que la possibilité même de l’anéantissement nucléaire
prive l’imagination de cette perspective infinie ?

En l’occurence, et cela peut sembler paradoxal, le désir de mettre fin au
monde a toujours été une des grandes forces motrices de l’être humain.
Cette négation absolue était vécue comme l’effort concret d’arracher à
l’autorité divine ou terrestre la possibilité de déterminer sa propre
existence. Une fois repoussée la peur de la Punition, la fin du monde
était devenue la manifestation la plus orgueilleuse de la négativité dans
laquelle s’enracinait le désir humain. Le crime de Sade est d’avoir été le
premier à avoir dévoilé ce terrible secret scellé dans le coeur de
l’individu, et d’avoir été le premier à en tirer les conséquences.
L’angoisse et l’exaltation -liées à la conscience inquiète de cette force
de négation- sont faciles à retrouver chez tout ceux qui, de la brèche
ouverte par leurs comportements singuliers, ont ouvert le feu sur ce qui
les entourait.

Depuis la seconde guerre mondiale, voici pourtant que les possibilités
inépuisables qui s’ouvraient dans le Néant Créateur évoqué par Stirner
nous paraissent viciées, émoussées, empoisonnées et contaminées dès le
départ. Nous savons aujourd’hui que la tabula rasa qui constituait depuis
toujours la base d’une transformation sociale radicale n’est plus en
mesure de tenir toutes ses promesses. Elle a fini par prendre un air
suspect à nos yeux. Quand tout vacille au bord du gouffre, qui veut encore
entendre parler de prendre son envol ? Une fois que la destruction s’est
enrôlée sous la bannière du nucléaire, qui peut encore oser la considérer
comme une joie créatrice ? Et lorsque la domination de la technique a
transformé le langage en mode d’emploi, qui peut désormais donner corps à
s’insubordination des mots ?

La raison du désintérêt pour les grandes utopies qui a crû petit à petit
après 1945 ne doit pas être cherchée ailleurs que dans ce constat : non
seulement la réalité nucléaire -avec ses déchets qui ne perdront leur
radioactivité que dans des centaines de milliers d’années- nous a privés
de la possibilité de nier l’existant, mais elle nous a aussi privés de la
possibilité de le faire de manière absolue, dans les deux sens du terme :
qu’il s’agisse d’imaginer la fin du monde, ou à l’inverse d’imaginer le
début d’un autre monde. Les conséquences pratiques ne sont pas des
moindres. En perdant la capacité de négation absolue, nous perdons
également celle de penser et d’imaginer la notion même de totalité. La
menace concrète d’un anéantissement global et d’une nuit définitive, dans
laquelle ont peut plonger d’un instant à l’autre à cause de la main
imbécile d’un quelconque technicien, a fait de l’univers un non-univers.
Face à un horizon sans point de fuite, on ne se trouve plus devant un
horizon, mais face à un mur. Et face à ce mur, nous voilà réduits à notre
misérable réalité quotidienne, condamnés à une irresponsabilité des plus
indifférentes par rapport à un monde dans lequel nous ne nous sentons plus
capables d’agir.

A partir du moment où la tentation d’en finir avec le monde est passée de
l’autre coté de la barricade, du coté du pouvoir et de l’argent, notre
force de négation a été brisée en mille morceaux, éparpillée dans l’ordre
du possible, ne survivant que sous forme de fragments. Une courte
démonstration ? Les exemples ne manquent pas dans ce que nous vivons tous
les jours, dans la marée de particularismes qui ne semble pas vouloir se
retirer, et qui, plutôt que de freiner le processus de confusion
généralisée, l’accélère jusqu’à finir par l’enfermer dans un circuit de
causes interchangeables (femmes, environnement, homosexuels, salaires
minimaux : il serait vraiment vain de s’étendre sur la portée minimaliste
de ces causes particulières). Si l’on passe ensuite du terrain des luttes
sociales à celui des idées, comment ne pas être frappé par la manière dont
l’exaltation du fragment par la meute intellectuelle -ce phénomène
contemporain à la prise de conscience de la réalité nucléaire- semble
venir à point pour confirmer l’exclusion de la totalité comme catégorie de
pensée. Comme si, de l’effacement du sujet jusqu’aux différentes
entreprises de déconstruction, notre modernité critique n’avait eu comme
objectif réel que d’empêcher de penser la désintégration atomique des
êtres et des choses, en la simulant linguistiquement.

Sommes-nous encore capables de prendre la mesure de l’ampleur de la
résignation qui nous est promise, lorsqu’on prétend ne pouvoir dire qu’une
partie sans le tout ? Nous voilà réduits par avance à être moins que ce
que nous sommes. Nous rendons-compte de l’espace vital qui nous est
arraché lorsqu’on déclare que la singularité ne pourra jamais illuminer la
totalité ? Si la singularité n’est au début rien d’autre qu’un fragment,
elle a toutefois la curieuse capacité de ne pas le rester. Au moindre
contact avec ce qui l’entour, elle incendie tout le paysage. Sauf bien sûr
si on fait de la singularité un fragment qui se suffit à lui-même, sans
rapport avec tout ce qui l’entoure, réduit à n’être qu’un fragment au
milieu de tant d’autres. Réussissons-nous ainsi à saisir la grossière
irresponsabilité d’un monde qui, à travers ce refus délibéré de concevoir
la totalité, se prive par avance de la possibilité d’avoir du sens ?

Non pas que je déplore, comme tant d’autres personnes avisées, la perte
d’un sens générateur de valeurs et le confusionisme qui en découle.
Peut-être faudrait-il rappeler qu’il n’y a jamais eu de sens donné à
retrouver, ni de sens trouvé à donner, à moins de s’enfoncer dans les
buissons de l’idéologie et de la gnose. J’admets également que les
vibrants appels à sauver le monde et l’humanité du désastre qui nous
menace ne trouvent en moi aucun écho. Cet humanitarisme de dernier ressort
contient à mes yeux quelque chose d’encore plus répugnant que celui des
institutions. Comme si ça ne suffisait pas d’avoir symboliquement ou
matériellement exploité, pillé et massacré l’environnement naturel et les
êtres humains. Quand, par effet boomerang, il s’agit maintenant d’en payer
concrètement les conséquences, on pense soudain s’en tirer en usant et
abusant de la pire rhétorique humanitaire, sans se rendre compte qu’à ce
petit jeu, on ne trompe personne d’autre que soi-même.

En définitive, n’est-ce pas cette culture et cette civilisation de type
humaniste qui ont généré en moins de trente ans les camps nazis et
staliniens, en plus d’Hiroshima ? La question n’est pas, comme certains
l’ont exigé, de savoir si l’art est encore possible après Auschwitz, mais
plutôt de chercher ce qui a rendu possible Auschwitz au sein de cette
civilisation. Ceux qui s’obstinent à penser que c’est l’endormissement de
la raison qui a engendré des monstres, plutôt que l’état de veille de la
raison elle-même, ceux qui s’obstinent à dénoncer le mauvais usage de la
technique, plutôt que la technique en soi avec sa prétention pathétique à
pouvoir résoudre chaque problème tout en libérant l’être humain de
l’effort de vivre, ceux-là ne font que resserrer un peu plus le noeud
coulant qui nous lie à ce monde.

Si “l’au-delà de nos jours” pouvait sembler à portée de main dans la
première moitié de ce siècle, cette soif d’aurore s’est aujourd’hui perdue
dans un nuage radioactif. A présent que nos jours sur cette terre
pourraient bien être comptés et peu porteurs de changements, il paraît
qu’il ne resterait plus qu’à en mendier l’ici-bas. Mesurer la régression
accomplie sur les sentiers de l’utopie en l’espace de quelques décennies
n’est pas bien compliqué. Dans un monde où, comme cela a été justement
soutenu, la simple survie de l’espèce est devenue une revendication
révolutionnaire, les révolutionnaires en sont réduit à revendiquer la
continuation des espèces. Question de bon sens, sans doute. Pour changer
le monde, encore faut-il qu’il existe encore. De cette façon, la lutte
pour la survie a remplacé le combat pour une liberté sans limites.

Une fois engagés sur cette pente, au nom de quoi pouvons-nous encore nous
étonner de la frilosité des désirs qui se satisfont d’une maison, d’une
voiture ou d’une croisière organisée ?
Peut-être au nom d’un passé mythique dans lequel nous nous obstinons à
puiser tout ce dont nous percevons le manque, sans même l’avoir
expérimenté nous-même ? La communauté humaine, le goût de la nourriture
d’autrefois, la nature sauvage, l’odeur des livres imprimés avec une
presse, le savoir-faire des vieux métiers, et autres nostalgies agréables
pour celui qui aimerait s’endormir le soir avec la certitude de retrouver
le lendemain le monde tel qu’il l’avait laissé. S’il en était ainsi, le
vent radioactif ne devrait avoir d’autre effet que de soulever la
poussière que nous serions déjà devenus.

Face aux bêlements humanitaires qui nous assomment toujours plus, tel le
chant rituel accompagnant chaque nouvelle catastrophe, je ne peux
m’empêcher de garder une confiance intacte en cette force de négation qui
constitue la seule énergie dont je désire m’irradier. S’il n’est pas passé
un jour au cours de ces dernières décennies sans que ne se dégrade
l’espoir d’un “renversement de sens”, cela vient uniquement confirmer à
quel point la condition humaine actuelle doit être supprimée. Après le
jour du Jugement dernier, c’est le dernier jour de la terre qui ne doit
plus nous inspirer de terreur. Parce que tous les désastres de Tokaimura
ne parviendront pas à contaminer le sens d’un vieux cri de bataille : la
liberté ou la mort.

Maré Almani

Traduit de l’italien par Mutines Séditions,
Extrait du recueil Diavolo in Corpo.