Le Militarisme

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Par Georges Darien (1904)

Le Militarisme est un monstre qu’on tue beaucoup, et qui continue à bien se porter. On parle de lui casser les reins définitivement, à Amsterdam, le mois prochain. Bon. Mais d’abord, qu’est-ce que c’est que le Militarisme ?

 

Ce n’est pas une institution ; ce n’est pas un système ; ce n’est pas un état d’esprit. C’est une religion. C’est la religion présente des coquins qui vivent de l’exploitation de leurs semblables ; et c’est aussi la religion des idiots qui se laissent dévorer vivants.

De même que les religions précédentes étaient la négation de l’Esprit philosophique parce qu’elles en étaient la parodie, le Militarisme est la négation de l’Esprit militaire, dont il est la caricature.

L’Esprit militaire est la forme nécessairement prise par l’Esprit combatif pour l’action en masse. L’Action en Masse est encore nécessaire aujourd’hui ; elle le sera jusqu’au moment où les Révolutions deviendront inutiles ; ou bien jusqu’au moment où l’individu pourra faire complètement une Révolution ; ce qui revient au même.

L’Esprit combatif est l’esprit, l’instinct, de Dignité humaine ; il est à la base de toute propreté, de toute grandeur, c’est la source et l’essence de l’Individualisme. Il pourra sans doute, un jour, se manifester par la bonté, l’altruisme, etc. ; mais seulement à une époque où les luttes brutales seront devenues, non seulement inutiles, mais impossibles. En attendant, l’Esprit combatif ne peut se manifester effectivement, en masse, que d’une façon brutale. Et peu importe, pourvu qu’il se manifeste.

Voilà justement ce que le Militarisme veut empêcher. Le principe de l’Esprit Combatif, c’est l’Action. Le Principe du Militarisme, c’est la Stagnation.

Piétinement, fonctionnement, abrutissement, voilà les caractéristiques de la religion militariste. Cette religion, comme ses devancières, est tendre aux riches ; et promet aux pauvres le bonheur pour plus tard, mais à condition qu’ils se tiennent bien tranquilles. Elle commande aux malheureux tous les sacrifices. Elle leur prêche la résignation, la croyance aux réformes. Elle prépare le salut de l’humanité ; et même, je crois, affirme qu’elle relève la femme. Elle déclare être le bouclier des opprimés – l’amie du Peuple.

Et elle est l’amie du Peuple – du Peuple ignoble qui, comme le dit ici M. S. Nacht, ne veut pas remuer, uniquement parce qu’il ne veut pas risquer sa peau ; du Peuple vil, qui refuse de mourir mais qui consent à continuer à crever ; du sale Peuple, qui souffre parce qu’il a peur. Cette religion du Militarisme, comme toutes les religions, est une abominable hypocrisie : elle masque les appétits monstrueux des cannibales de la Richesse, et aussi la couardise des troupeaux de Pauvres qui vont porter leur viande au marché. Elle a ses dogmes : « Les luttes fratricides sont horribles. La Force ne résout rien. La Paix est le bien suprême. Si vous voulez la paix, préparez-vous à la guerre. » Qui croit à ces dogmes ? Personne. Qui fait semblant d’y croire ? Tout le monde. L’Esprit religieux, qui est l’esprit d’hypocrisie, a su depuis des siècles quel parti il pouvait tirer de l’Esprit militaire. Il s’est efforcé, pour le mettre à son service, de le défigurer, de lui faire oublier son origine : l’Esprit combatif individuel. Depuis les Ordres religieux guerriers jusqu’à l’Armée du Salut…
Et qu’est-ce que c’est que le Militarisme ? N’est-ce pas l’Armée du Salut laïque ?

Le Militarisme a donc défiguré l’Esprit militaire ; l’homme, appelé à l’armée, sait de moins en moins pourquoi il porte les armes ; il ignore qu’il doit avoir une patrie ; il ignore ce que c’est qu’une patrie. Au moment où on lui confie un fusil, il doit faire abnégation de son esprit combatif individuel. Il est soumis à une discipline abominable qui, je l’ai dit, est totalement ecclésiastique, antimilitaire. Le Militarisme a enlevé à l’armée son caractère militaire ; et lui a donné un caractère administratif, mais qui, au fond, est religieux. Après quoi, ce caractère administratif et foncièrement religieux, superficiellement militaire, a été imposé à l’existence nationale tout entière. Le fonctionnarisme général a pris des airs soldatesques. Le cochon à scapulaire s’est déguisé en charcutier.

Cette religion du Militarisme, plaisant à la bassesse publique, s’est étendue sur le monde. Cette Église universelle a ses chapelles particulières : le Socialisme en est une ; l’Anarchisme en est une autre. On enrégimente, on théorise, on organise : groupes, syndicats et confréries. On propose de résoudre les problèmes économiques, et même philosophiques, comme on organiserait un escadron, ou un couvent.

Tout est embrigadé, sans but défini et même sans raison apparente : politiciens, prêtres, journalistes, forçats, monopolistes, fonctionnaires, femmes, professeurs, syndiqués, infirmes et infirmiers.
L’armée est devenue une machine ; et la Société entière, d’après l’évangile militariste, est une machine plus grande qui contient l’autre. L’Individu disparaît ; les hommes ne sont plus que des rouages. Même, il n’y a plus d’hommes ; il y a l’Humanité. Une humanité qu’on exploite, mais qu’on cajole, qu’on gonfle d’espérances et de consommations. Il y a une providence, là-haut : l’État. – On en est là : l’État qui, étant donné l’imbécillité et l’infamie des masses, pourrait se comprendre comme éducateur, voire comme tyran, et même comme bourreau, l’État est devenu le Bon Dieu. C’est lui qui va faire pleuvoir la manne. Mais il faut être bien sage : la Paix, la Paix.

La Paix ! Voilà un mot d’ordre qui commande le respect unanime. On fait un pas à gauche, ou un pas à droite, ou l’on risque une cabriole ; mais on reste pacifique. Des congrès s’organisent, de temps en temps ; des conférences. Ça se modèle plus ou moins sur le Congrès de La Haye. Des gens, là-dedans, protestent modérément contre les excès du militarisme, émettent des opinions anodines. C’est le meilleur moyen de consolider la religion militariste. Ces congrès et conférences, où l’on parle de désarmement et d’arbitrage comme on parlerait du Paradis, sont des conciles qui en somme servent la religion infâme. Et derrière tout ça, à travers l’horreur des charniers où les vautours dévorent les victimes muettes de la Paix, on aperçoit la hideuse silhouette du pape…

Quel pape ? Le pape de Rome, le vicaire de ce Christ abject qui a commandé de ne pas tuer. Car c’est le christianisme, encore, qui se dresse, sous la forme du militarisme, entre l’homme et la liberté.

Ne pas tuer ! Rendre le bien pour le mal. – Le bourgeois, crapaud à pustules humanitaires, bave d’attendrissement dans le bénitier sanglant de la Paix. Jaurès, dit Poil-de-Calotte, repasse le rasoir de l’Humanité sur le fromage blanc d’Anatole France : le Socialisme est Pacifique. L’Anarchisme l’est aussi. Il marmonne dans le cul-de-sac des rêves libertaires ; sirote de la patience dans l’assommoir des syndicats ; se masturbe, par protestation, devant les urnes électorales. – Dans la Grande Armée de la Paix, les libertaires me semblent jouer le rôle des flanqueurs. Rôle utile pour tous…

Il faut tuer. Il faut rendre le mal pour le mal ; et le rendre avec usure. C’est le seul moyen de supprimer les malfaiteurs. Si l’on veut qu’une chose cesse d’exister, il faut la détruire. Et si des hommes veulent défendre cette chose-là, il faut tuer ces hommes-là.

Le Congrès qui doit avoir lieu à Amsterdam à la fin de juin a pour tâche, dit-on, d’organiser l’antimilitarisme. Je n’aime pas beaucoup les tâches, ni les organisations. J’aurais préféré qu’on eût dit : « Ce Congrès recherchera les moyens d’en finir le plus rapidement possible avec le Militarisme et trouvera ces moyens ! » Mais comme c’est, je pense, ce qu’on fera, peu importe.

À mon avis, la meilleure méthode pour arriver à un tel résultat est celle-ci : définir le Militarisme. Admettre qu’il s’étend bien en-deçà et bien au-delà de la caserne. Constater ses désastreux effets dans tous les sens. Déclarer la nécessité de sa suppression. Examiner la valeur des moyens proposés par les partis avancés : désertion (qui produit généralement des misérables, des indifférents ou des mouchards), propagande à la caserne (dont l’effet est forcément très lent) ; refus de porter les armes (qui pourrait donner un résultat dans 3000 ans, ou 3000 siècles) ; création de groupes-frontières (nouveau système de souricières). Constater que ces moyens sont sans valeur. Reconnaître aussi que l’éducation antimilitariste des individus ne peut mener à rien, pour deux raisons :
1. tous les hommes savent très bien à quoi s’en tenir sur le sujet, et s’ils n’agissent point c’est, ou par intérêt, ou par lâcheté ;
2. il ne s’agit pas d’instruire les gens, mais de les obliger à agir ; et ce ne sont pas des brochures ou des journaux qui les forceront à l’action.

Le Congrès devrait ensuite examiner les moyens proposés par les partis bourgeois, gouvernements, associations, qui se déclarent hostiles au Militarisme (comme ils l’ont fait il y a cinq ans, à La Haye, par exemple). Constater que les déclarations faites jusqu’ici par ces partis bourgeois, gouvernements, etc., sont des plus vagues. Reconnaître, cependant, que ces partis, gouvernements, etc., possèdent le pouvoir nécessaire à la suppression du militarisme. Déclarer qu’il y a lieu de savoir s’il veulent, oui ou non, user de ce pouvoir ; et qu’il faut, par conséquent, leur poser la question. Qu’ont-ils l’intention de faire ? Ont-ils un plan ? Peuvent-ils en faire un ? Au cas où ils voudraient désarmer, quels arrangements comptent-ils prendre pour éviter le retour des haines internationales ? Dans quelle mesure veulent-ils consacrer à l’amélioration du sort des peuples les sommes énormes économisées ? De quelle façon veulent-ils s’y prendre ? Croient-ils que, les armées étant supprimées, le système social actuel puisse durer ? Ont-ils une idée d’un autre système ? Laquelle ? Etc.

Le Congrès rédigerait alors un questionnaire complet, précédé d’un exposé des motifs ; le tout dans les termes les plus modérés ; et résoudrait d’envoyer de suite ce Questionnaire aux Gouvernements, partis, sociétés d’arbitrage, etc. Les dits gouvernements, sociétés, etc., seraient priés d’envoyer leurs réponses à un Comité International constitué d’une façon permanente. Un nouveau Congrès devrait avoir lieu au bout d’un certain temps (un an, par exemple), auquel les gouvernements, sociétés, etc., seraient priés de se faire représenter. La mission de ce second Congrès serait d’examiner les réponses reçues, ou de tirer des conclusions logiques de l’absence de réponses ; et aussi, les intentions des dirigeants étant enfin connues et passées, de déterminer une ligne d’action effective et immédiate.

Il est bien certain qu’au premier Congrès, celui de juin prochain, il ne faudrait pas laisser ignorer que, au cas où des mesures décisives ne seraient pas prises par les gouvernements, au cas où leurs intentions ne seraient ni claires, ni satisfaisantes, les révoltés proclameraient l’hypocrisie des gouvernants. Ils déclareraient à quelles conditions la Paix réelle peut exister sur le globe ; ils démontreraient qu’il ne peut pas y avoir de Paix réelle sans la liberté de l’Individu, laquelle ne peut être assurée que par la suppression de cette propriété individuelle du sol qui est l’esclavage de la Terre ; ils déclareraient qu’il n’y a plus rien à attendre que de l’emploi de la force ; que la guerre seule peut mettre des armes aux mains des déshérités ; que la guerre, donc, est nécessaire, et qu’il faut la provoquer.

Il y a assez longtemps qu’on parle de la Révolution. Il faut la faire. C’est possible ; c’est même facile. La seule raison qui me fasse admettre la nécessité du congrès d’Amsterdam est celle-ci : ce Congrès, agissant comme je viens de l’indiquer, forcera les gouvernements à montrer à nu leurs âmes ; il supprimera toute équivoque et balayera les mensonges. Il montrera que les révoltés, loin d’être des fous, sont des hommes très sensés et très logiques ; et il rangera de leur côté un grand nombre d’honnêtes gens, écœurés des meurtrières impostures d’à présent, et qu’on se décide à agir.

Si l’on présente un projet plus révolutionnaire que le mien, et pratique, je suis prêt à le défendre. Mais je me déclare d’avance l’ennemi acharné de tout projet qui conseillerait la patience, l’emploi de moyens ridicules et qui, au cas où l’on voudrait continuer à nous infliger la paix actuelle, ne se prononcerait pas pour la guerre immédiate. Le Militarisme – c’est-à-dire toute l’horrible Société d’aujourd’hui – doit mourir. Ce n’est pas avec des mots qu’on tuera le monstre.

Georges Darien, dans L’Ennemi du Peuple n°21, 1er-16 juin 1904.