bonnes feuilles de Fascisme et grand capital (éd. 2014)

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Publié pour la première fois en 1936, complété en 1945 (Gallimard), repris par Maspero en 1965, puis par Syllepse (1999), La Découverte (2001) et enfin Libertalia (2014), Fascisme et grand capital est incontestablement un classique. Sa lecture reste essentielle alors même que l’Europe bruisse de tentations autoritaires sur fond de désespérance sociale et de crise économique.

Daniel Guérin adopte un modèle comparatif pour dégager les grandes tendances du fascisme, puis l’analyse, au cas par cas, en Italie et en Allemagne, avant, pendant, et après sa prise du pouvoir. Il étudie l’origine de ce mouvement, de ses troupes, et la mystique qui les anime ; sa tactique offensive face à celle, légaliste, du mouvement ouvrier ; le rôle des « plébéiens » ; la place des classes moyennes dans la lutte des classes ; son action antiouvrière et sa politique économique. Il dissipe ainsi les illusions anticapitalistes entretenues par le fascisme lui-même en montrant que son action bénéficie avant tout au capital économique et financier. L’auteur en tire un enseignement : « L’antifascisme est illusoire et fragile, qui se borne à la défensive et ne vise pas à abattre le capitalisme lui-même. »

La réédition proposée en cette fin d’année 2014 est à ce jour la plus complète. Elle comprend un prologue de l’auteur (« Quand le fascisme nous devançait »), une postface de Dwight MacDonald (première traduction intégrale) et un glossaire.

Du syndicalisme d’action directe au communisme libertaire, en passant par l’anticolonialisme et la libération sexuelle, Daniel Guérin (1904-1988) a été, dès le début des années 1930, de tous les combats de la gauche révolutionnaire. À la fois militant, essayiste et historien, il est l’auteur d’une vingtaine de livres, en particulier Bourgeois et bras-nus, Front populaire révolution manquée, Ni dieu ni maître.

Extrait, pages 31-35.

Avant de convoiter le pouvoir, le fascisme commence par user et terroriser le prolétariat à l’aide de ses milices. La gauche s’efforça de riposter par l’« autodéfense ouvrière[1] ». Mais son handicap, sur ce terrain choisi par l’adversaire, était manifeste. En Italie, en Allemagne, l’État bourgeois eut des trésors d’indulgence pour les bandes fascistes, tandis qu’il réprima, voire interdit, les groupes de protection de la classe ouvrière. Et la gauche, croyant de bonne tactique de se cramponner à la légalité, renonça elle-même à se servir de ces derniers. En France, la guerre civile ne dépassa pas le stade embryonnaire. Cependant les ligues purent tranquillement se reconstituer en dépit de la loi qui avait prononcé leur dissolution, tandis que cette même loi frappa des formations d’extrême gauche telles que l’Étoile nord-africaine.

Ensuite, le fascisme s’élance à la conquête de l’électeur par une tapageuse et cynique propagande. La gauche fut le témoin médusé de ces techniques nouvelles. Ici encore elle se trouva handicapée. Ces méthodes d’agitation qui s’avéraient si rentables, elle ne pouvait – ou n’aurait pas dû – les faire siennes : d’abord, parce qu’elle ne disposait pas des immenses ressources et des moyens publicitaires dont le grand capital pourvoyait le fascisme, ensuite parce qu’adopter la plupart de ces indignes procédés, c’était, pour elle, se renier. Et, cependant, trop souvent la gauche céda à la tentation du mimétisme. À force d’emprunter au fascisme, elle finit par lui ressembler. Elle s’exposa au risque que les foules ne fussent davantage sensibles à la propagande fasciste qu’à sa contrefaçon antifasciste. Alors qu’elle croyait se prémunir contre le fascisme en le singeant, elle envoya de l’eau à son moulin.

Énumérons quelques-uns de ces plagiats.

Le fascisme méprise les masses. Il n’hésite pas à les prendre par leur côté faible. Il les déclare féminines et il se complaît à les « violer ». Pour ce faire, il use de toutes sortes d’attrape-nigauds (symboles, grandioses mises en scène, etc.). Le socialisme, lui, ne méprise pas les masses. Il les voudrait meilleures qu’elles ne sont, à l’image de l’avant-garde du prolétariat dont il est l’émanation. Il devrait donc s’efforcer d’élever, et non d’abaisser, leur niveau intellectuel et moral. II ne devrait pas, comme le fascisme, faire appel aux instincts les plus grossiers des foules, à leur potentielle hystérie. Il n’empêche qu’au temps du Front populaire, un professeur, spécialiste du « viol des foules », était très écouté dans les milieux SFIO. N’étaitce pas lui qui, en Allemagne, avait cru conjurer les maléfices de la svastika hitlérienne en dotant les sociaux-démocrates des symboliques mais impuissantes trois flèches ?

Le fascisme exploite à son profit le sentiment religieux que des siècles de domination de l’homme par l’homme, d’ignorance et de misère ont profondément ancré dans les cervelles humaines. Le socialisme devrait faire appel à la seule raison et, au lieu d’exploiter à ses fins la religiosité des masses, viser à en détruire les racines matérielles. Cependant, la gauche, croyant ainsi gagner de vitesse le fascisme, voulut plagier un certain nombre de ses rituels, à commencer par le mythe de l’« homme providentiel », successivement emprunté par l’État fasciste à l’État stalinien, puis au fascisme par l’antifascisme. C’est ainsi qu’en 1936, on vit Léon Blum apparaître, dans des feux croisés de projecteurs, à des socialistes extasiés qui scandaient son nom jusqu’à épuisement et, dans la maison d’en face, le « fils du peuple » ne suscita pas moins le délire de ses fidèles. En inculquant au peuple de France, de traditions voltairiennes et libertaires, de tels comportements, n’a-t-on pas facilité, dans une certaine mesure, à plus longue échéance, l’éclosion du mythe du Maréchal « donnant sa vie pour la France » ?

Le fascisme n’hésite pas à séduire les masses au moyen d’une démagogie « passe-partout ». Il promet la lune à chaque catégorie sociale, sans se soucier d’accumuler les contradictions dans son programme. Le socialisme, parce qu’il respecte les masses, devrait ne pas suivre le fascisme sur ce terrain. Et pour une autre raison encore, qui nous ramène au problème des classes moyennes : le socialisme ne peut pas mélanger dans un adroit cocktail l’anticapitalisme régressif des petits bourgeois (qui voudrait revenir à l’« âge d’or » précapitaliste) et l’anticapitalisme progressif des ouvriers ; il doit souligner que la petite bourgeoisie et le prolétariat sont, chacun à sa façon, pressurés par le grand capital, afin de les associer dans la lutte immédiate contre les monopoles. Mais il devrait demeurer intransigeant sur les articles essentiels de son programme socialiste; autrement, il renoncerait à porter au capitalisme les coups décisifs, c’est-à-dire à promouvoir une société plus équitable et plus habitable pour tous ses membres. Et, pourtant, nous avons vu, en France, à partir de 1935, un grand parti ouvrier s’efforcer de disputer l’électeur au fascisme en imitant la démagogie « passe-partout » de ce dernier, au point que, parfois, ses auditeurs avaient peine à se convaincre qu’ils n’entendaient pas un discours du colonel de La Rocque.

De tous les instruments dont joue le Grock fasciste, celui dont il tire les plus beaux sons, c’est, sans contredit, le nationalisme. Et c’est aussi celui que la gauche eût dû le moins lui emprunter, puisque L’Internationale exprime, dans les langues du monde entier, son idéal de fraternité humaine. Cependant, la gauche, croyant ainsi disputer les « patriotes » au fascisme, a soudain introduit le mot nation dans son vocabulaire. Déjà, en 1923, pendant l’occupation de la Ruhr, le PC allemand s’était livré à la surenchère nationaliste, allant jusqu’à honorer le « martyr » Schlageter[2]. De 1930 à 1932, il récidiva de plus belle. En France, nous vîmes successivement les néo-socialistes inscrire la nation en tête de leur credo, tandis que nos camarades communistes s’époumonèrent à « aimer leur pays ». Mais la plupart des « patriotes », ainsi stimulés dans leur hystérie chauvine, mais toujours défiants à l’égard de la gauche, estimèrent que le fascisme était plus qualifié qu’elle pour incarner le nationalisme. Beaucoup d’entre eux, sous la houlette de Maurras, se rallieront finalement au Maréchal […].

Le fascisme, lorsqu’il a suffisamment capté les masses populaires par les artifices qui viennent d’être rappelés et qu’il a réussi à mettre dans son jeu, sinon la majorité, du moins une large fraction du corps électoral, se lance à la conquête du pouvoir. Mais il a une façon bien à lui de procéder. Il sait que cette conquête n’est pas pour lui une question de force. Il peut, en effet, compter sur l’acquiescement de l’aile de la bourgeoisie capitaliste la plus puissante économiquement et politiquement. Il est assuré, en outre, de la complicité des chefs, de l’armée et de la police, de la haute bureaucratie administrative ; quant aux politiciens qui sont encore à la tête de l’État bourgeois « démocratique », il n’ignore pas que, même si ces personnages ne lui sont pas entièrement acquis, ils ne lui opposeront pas de résistance armée : la solidarité de classe sera plus forte que les divergences d’intérêts ou de méthodes. Aussi, quand toutes les conditions psychologiques et constitutionnelles se trouvent remplies, s’installe-t-il, sans coup férir, dans l’État. Une fois solidement accroché au pouvoir, il en déloge sans peine les politiciens non fascistes dont on l’avait provisoirement encadré.

Le socialisme ne devrait pas s’y prendre de cette façon. Car il est, qu’il le veuille ou non, l’adversaire de classe de l’État bourgeois, même « démocratique ». Aussi ne peut-il conquérir le pouvoir que de haute lutte, en brisant, dès qu’il a réussi à s’introduire dans la place, la résistance acharnée de toutes les forces ennemies. S’il procède autrement, il peut sans doute « occuper le pouvoir », mais il ne le détiendra qu’en apparence et il y sera le prisonnier de l’appareil gouvernemental bourgeois. Le subtil Léon Blum avait depuis longtemps saisi cette élémentaire vérité. Et comme, par ailleurs, il était trop respectueux de l’ordre établi pour s’introduire dans l’État par effraction, il souhaitait n’avoir jamais à subir l’épreuve du pouvoir. Éloignez de moi ce calice ! Mais, en 1936, la gauche française, la tête tournée par la menace fasciste, crut qu’il était grand temps de cueillir le fruit mûr de l’État. Et, du fait qu’elle avait remporté une victoire électorale, grâce à sa coalition avec des partis bourgeois, elle s’imagina que la citadelle lui ouvrirait toutes grandes ses portes comme, ailleurs, elle l’avait fait pour le fascisme. Mais hélas, à Paris, le scénario se déroula tout autrement qu’à Rome ou à Berlin. Le gouvernement de Front populaire fut étranglé par l’État bourgeois avec lequel il avait eu la naïveté de vouloir s’identifier. Un seul exemple, particulièrement symbolique : le 16 mars 1937, à Clichy, malgré la présence d’un socialiste au ministère de l’Intérieur, la police et la garde mobile tirèrent, non pas sur les bandes fascistes qui s’y étaient rassemblées, mais sur des ouvriers socialistes ; il y eut plusieurs morts et, parmi les blessés, le chef de cabinet socialiste du président du Conseil socialiste[3]. Et, tandis qu’en Italie et en Allemagne, les chaperons non fascistes avaient été promptement éjectés du gouvernement, en France, ce furent les ministres non socialistes du Front populaire qui restèrent seuls maîtres de la place. Blum, après avoir laissé, à contrecœur, s’approcher de lui le calice, ne fit rien pour l’empêcher de s’éloigner. »

  1. Lire Mathias Bouchenot, Tenir la rue. L’autodéfense socialiste 1929-1938, Libertalia, 2014. [NDE] []
  2. Engagé volontaire durant la Première Guerre mondiale, Albert Léo Schlageter (1894-1923) participe aux Freikorps en 1919 et devient un activiste nationaliste. Chef d’un groupe clandestin qui s’oppose à l’occupation française de la Ruhr, il est arrêté et jugé par un tribunal militaire français qui le condamne à mort pour espionnage et sabotage. Fusillé le 26 mai, il devient un héros et un martyr pour les nationalistes et l’extrême droite allemande, tandis que le dirigeant communiste Karl Radek, dans un discours célèbre, le dépeint comme un « pèlerin du néant », un « courageux contre-révolutionnaire ». Après 1933, Schlageter deviendra une des principales figures héroïques du régime nazi. Lire Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Hermann, 1972, p. 97-101. [NDE] []
  3. Sur la manifestation de Clichy, lire le témoignage de Daniel Guérin in Front populaire…, op. cit., p. 209-211 et l’analyse de Mathias Bouchenot in Tenir la rue, op. cit., p. 217-237. [NDE] []