Par Simone Weil (1936)
Le sentiment de l’honneur est évidemment la source de toutes les guerres, considérées à l’échelle de l’individu. Toutes sortes d’intérêts économiques peuvent être en jeu entre deux peuples qui se battent ; mais ce ne sont certes pas ces intérêts qui fournissent à chaque combattant l’énergie nécessaire pour dominer la peur. On peut en dire autant des questions territoriales. Qu’importait, somme toute, à un Marseillais que l’Alsace fût allemande ou française ? Qui d’entre nous, aujourd’hui, se sent malheureux parce que les Canadiens de race et de langue française font partie de l’Empire anglais ? Qui est-ce qui souffrirait si la Tunisie passait sous la domination italienne ou allemande ? Qui, surtout, est prêt à considérer ces questions comme des questions de vie ou de mort ? Elles sont à peu près aussi étrangères à chacun de nous que la présence d’Hélène à Sparte ou à Troie pouvait l’être aux guerriers grecs et troyens qui pendant dix ans moururent jour après jour auprès du rivage de la mer. Cet immortel poème de l’Iliade n’a pas vieilli.
Au cours de tout combat, l’objet même du combat est toujours oublié. Il n’y a que deux mobiles assez forts pour pousser les hommes à tuer et à mourir, à savoir l’honneur et la puissance. Mais la puissance, on n’en parle guère, d’autant que beaucoup d’hommes accepteraient volontiers de vivre sans puissance ; il n’y a pas là un facteur assez fort d’unanimité. On parle d’honneur, car il est entendu qu’on ne peut pas vivre sans honneur. Dès que l’honneur entre en jeu, n’importe quoi peut devenir une question de vie ou de mort ; Diomède est alors tout prêt à mourir pour rendre Hélène à Ménélas ; les petits gars de Marseille et d’ailleurs versent leur sang pour restituer la nationalité française à des paysans alsaciens qui ne parlent qu’un dialecte germanique. La vie de toute une jeunesse est ainsi à la merci de quiconque possède les moyens de réveiller à telle ou telle occasion le sentiment de l’honneur offensé. Aujourd’hui, des souvenirs encore cuisants empêchent que l’on ose parler de se battre pour l’honneur ; en revanche, dans tous les milieux, on parle de maintenir « la paix dans l’honneur », « la paix dans la dignité ». Cette sinistre formule, qui, en 1914, sous la plume de Poincaré, a ouvert les hostilités, implique qu’on est résolu à subordonner le souci de la paix au souci de l’honneur. Il est urgent de regarder cette notion d’honneur ou de dignité en face une bonne fois. On s’abstient généralement de le faire, parce qu’on craint d’être soupçonné de lâcheté ; on se rend ainsi effectivement coupable d’une lâcheté intellectuelle qui dégrade la pensée.
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« La dignité vaut mieux que la vie », « l’honneur vaut mieux que la vie » , ces formules sont ambiguës. Elles peuvent vouloir dire qu’il vaut mieux mourir que de se mépriser. Certes tout homme digne de ce nom refusera toujours d’éviter la mort au prix du mépris de soi-même, et « pour vivre, de perdre les raisons de vivre ». Seulement la dignité ainsi comprise est chose intérieure à chaque être humain, qui jamais n’est engagée dans les affaires internationales. À qui, à quel homme déterminé est-ce qu’un conflit international peut imposer la nécessité de choisir entre la vie et l’estime de soi-même ? À proprement parler, aucun homme n’a le choix. Les non-combattants n’ont pas à aller mourir ; par suite ils ne risquent en aucun cas d’avoir à s’accuser eux-mêmes de lâcheté. Les combattants sont envoyés à la mort par contrainte, y compris même les engagés volontaires, puisque les engagements ne sont pas résiliables ; et la durée des hostilités est toujours déterminée par ceux qui n’y prennent aucune part. Il est exclusivement du ressort de chaque homme de décider à partir de quelles limites il lui devient impossible de préserver sa vie sans perdre sa propre estime ; nul ne peut confier même à un ami le soin de résoudre une pareille question.
Simone Weil , 1936.
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