Le troupeau des jaunes

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Par Albert Libertad (1905)

Un affichage officieux vient d’être fait.
L’autorité, en cette circonstance, a abandonné le blanc sale de ses appels officiels ; elle a respecté le rouge, symbole des révolutionnaires ; elle a laissé le système de la bande transversale aux concerts et à la Bourse du travail.

L’autorité a pris un ton du plus beau jaune agrémenté, parfois, de quelques teintes du plus beau bleu. Décemment, elle a muni ses élucubrations de timbres variés selon les discours.

 

Sur tous les murs, sur toutes les palissades, en haut, en bas ; en long ou en travers, l’appel est jeté : c’est l’appel des jaunes [1].
Il est fait à rendre jaloux un leader socialiste ou syndicaliste, mais avec un doigté, un atavisme de crapulerie qui signalent les fils de l’Eglise et de l’autorité. Ce n’est pas d’un parvenu à l’assiette au beurre, c’est d’un bien-né ; pourtant on y sens de bonnes phrases classiquement revendicatrices ; ce doit être quelque mécontent, de qui on n’a pas su tailler la place, lors du partage des sinécures ouvrières.
L’appel des jaunes vient à son heure… ou croit venir à son heure.
Le commerçant et l’industriel, le rentier et le gouvernant, le prêtre et le soldat, tous ceux que l’état actuel de la société fait vivre se sont réunis, ont réuni leurs forces, se sont imposé un petit sacrifice et ils ont jeté à profusion leur appel… L’appel des jaunes.
Ils ont pensé que l’heure sonnant était à nouveau l’heure du maître
Ils ont jeté de longs regards tout autour d’eux, prêté l’oreille à tous les cris. Et ils ont conclu qu’il serait bon de profiter du mouvement de confusion sociale pour reprendre et rattacher plus solidement encore l’humanité d’aujourd’hui.
Quels que soient les résultats acquis, on ne peut nier que la poussée des peuples vers le socialisme, vers le syndicalisme soit une poussée vers l’émancipation, vers l’affranchissement de l’individu. Que ce mouvement soit accaparé par les fils des hommes intéressés à la continuation du statu quo, que de nouveaux bergers soient venus sur la route prendre la conduite du troupeau évadé, il n’en est pas moins vrai que c’est un mouvement de libération qui a lancé les hommes sur cette voie nouvelle.
On peut prévoir, on voit même le moment où, dans ce chemin, le troupeau débordera sur les bergers et se libérera à jamais ; où ces bêtes étrangleront bergers et chiens et redeviendront des hommes.
Mais la poussée des jaunes est un mouvement provoqué par les bergers et dont le but avoué est un peu plus de servilisme et d’asservissement.
Ce n’est pas suffisant pour les hommes possédants d’avoir jeté au travers de la poussée des rouges les bergers de sa clique ou d’avoir fait fabriquer des bergers par le troupeau lui-même, obéissant en cela au virus héréditaire de l’obéissance ; ils veulent fabriquer les cadres du troupeau modèle, du troupeau nouveau siècle.
Ils ne peuvent plus séduire les ouvriers par la promesse d’un paradis après la mort. Ils n’ont plus besoin de ce truc-là, si désuet maintenant.
Ils savent, par l’exemple de leurs amis, les bergers du troupeau rouge, ce qu’il faut faire.
Ils ne veulent pas rester en castes fermées ; ils sont prêts à ouvrir leurs rangs à tout individu dont ils reconnaîtront la force des appétits.
Ils savent aussi les promesses qu’il faut faire, les réformes qu’il faut promettre. Ils sont pour la participation aux bénéfices et pour les retraites ouvrières. Décidés à ne rien lâcher de leur bien-être, ils veulent bien promettre encore et encore.
Ils voient l’état de lassitude, de découragement des ouvriers. Ils veulent profiter de l’énervement provoqué par le mirage perpétuel du mirage toujours proche et toujours lointain.
Les bergers jaunes font la critique, hélas ! trop facile, des bergers rouges. Mais ils ne nous trompent pas, ils ne trompent personne. Les bergers se valent.
Les troupeaux sont toujours des troupeaux, mais il faut tenir compte de la direction instinctive, sinon raisonnée, qu’ils suivent. L’esprit de révolte, si enrayé soit-il par les chefs socialistes et syndicalistes, n’en est pas moins général dans les groupements des rouges.
C’est au contraire l’esprit arriéré de servilité, d’obéissance, qui fait marcher le troupeau des jaunes.
La fraction évadée du troupeau commun en formant le troupeau rouge obligea les bergers à se plier à certaines exigences. Ils ne l’en trompèrent pas mois, c’est évident.
Mais le jeu ne durera pas.
Les troupeau des jaunes, au contraire, est le troupeau choisi par les pasteurs, c’est le troupeau élu dont chaque pas mène les bêtes qui le forment vers plus d’avachissement et de misère, vers le parc fermé.
Dans le troupeau des rouges, on est instinctivement contre le leurre du capitalisme et on ne s’accorde avec lui que par lâcheté, par bêtise et sous le souffle mauvais des meneurs de toutes espèces.
Dans le troupeau des jaunes, on fait de cet accord la base, la pierre d’assise de la meilleure société.
Le troupeau des jaunes peut bêler, mugir, nous savons qu’il n’y a que des moutons et des bœufs, bons tout au plus à mettre à l’engrais.
Dans le troupeau des rouges, on peut trouver encore des béliers et des taureaux qui brisent la longe et deviennent des individus libres.
La corne des bergers nouveau jet et les abois de leurs chiens ne trompent personne.
Si les rouges quittent le parc ou ils piétinent, ce sera dans un geste ample qui les libérera de tous les troupeaux.
Et les feuilles jaunes s’en iront au courant de l’égout n’ayant prouvé qu’une chose, que la langue des bergers est partout et toujours la même.
Mais ne nous endormons pas, ne laissons pas se former le troupeau des jaunes, nous avons déjà assez de peine à désagréger le troupeau des rouges.

Albert Libertad, dans l’anarchie n°6, 18 mai 1905.

Notes

[1] Le mouvement des « jaunes » naît en 1899 au Creusot et à Montceau(les-Mines où des mineurs créent un syndicat indépendant. En 1901, est créée une Union fédérative des syndicats et groupements ouvriers professionnels de France et des colonies, qui reçoit l’appui du patronat, d’hommes politiques, d’ecclésiastiques et d’intellectuels comme Maurice Barrès. L’année suivante, le 1er Congrès national des jaunes de France rassemble à Saint-Mandé 203 délégués « représentant 201 745 syndiqués » ( en réalité, environ 100 000). La mésentente entre les responsables se traduit très vite par une scission. Dès 1909, la Fédération des jaunes commence à dépérir.

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