L’essentialisme et le problème des politiques d’identité – Lawrence Jarach

L’essentialisme et le problème des politiques d’identité – Lawrence Jarach

Le problème n’est pas pour nous de reconnaître l’existence de catégories sociologiques plus ou moins distinctes, ni même d’en faire le point de départ d’une lutte, bien que nous soyons perplexes à ce sujet. Le problème est bien d’en faire le point d’arrivée, là où selon nous la perspective devrait être l’annihilation de ces catégories séparatistes et rôles sociaux.

Car nous voulons une lutte contre l’existant dans laquelle les individus ne se sépareraient ni ne se regrouperaient selon des critères tels que leur genre, race ou sexualité, mais selon des affinités réelles et des perspectives communes, au-delà des catégories de la domination, qu’elles soient imaginaires ou non. Répétons-le donc encore une fois : nous ne sommes pas solidaires de la misère, ou d’une quelconque identité commune, mais de la vigueur avec laquelle elles sont combattues et dépassées.
[extrait de l’avant-propos]

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L’essentialisme et le problème des politiques d’identité

Avant-propos

Paru dans le n°58 du journal nord-américain Anarchy : A Journal of Desire Armed, ce texte de Lawrence Jarach, l’un des principaux éditeurs de ce journal né en 1980, fut publié en 2004. Anarchy est un journal connu pour ses critiques du gauchisme et sa proposition d’une rupture totale entre l’anarchisme et la gauche au sens large sous la forme du « post-leftism ». On y retrouve depuis sa création des auteurs comme John Zerzan, Jason McQuinn ou Wolfi Landstreicher ainsi que d’intéressants débats sur le primitivisme et sa critique.

Dans ce texte, l’auteur emploie le terme américain « Identity Politics », que nous avons traduit littéralement. Mais nous devons préciser que cette traduction littérale ne lui rend pas justice. En effet, le terme Identity Politics recouvre aux Etats-Unis toutes les tendances contestataires qui ont fait de leur point de départ une identité précise, qu’elle soit ethnique, de genre ou sexuelle. Le terme est employé depuis les années 70 dans les milieux activistes comme dans les milieux universitaires américains de gauche. Il est le plus souvent associé, jusqu’à en devenir synonyme, au terme gender politics. En France, si le terme n’existe pas, on en retrouve le contenu dans certaines parties du mouvement féministe radical, ainsi que dans des groupes identitaires et racialistes tels le mouvement des « Indigènes de la république » et son corollaire « Les mots sont importants ». Cependant, le danger que représente selon nous le discours identitaire se retrouve parfois en des endroits plus inattendus, et notamment chez des anti-autoritaires.

Le problème n’est pas pour nous de reconnaître l’existence de catégories sociologiques plus ou moins distinctes, ni même d’en faire le point de départ d’une lutte, bien que nous soyons perplexes à ce sujet. Le problème est bien d’en faire le point d’arrivée, là où selon nous la perspective devrait être l’annihilation de ces catégories séparatistes et rôles sociaux. Car nous voulons une lutte contre l’existant dans laquelle les individus ne se sépareraient ni ne se regrouperaient selon des critères tels que leur genre, race ou sexualité, mais selon des affinités réelles et des perspectives communes, au-delà des catégories de la domination, qu’elles soient imaginaires ou non. Répétons-le donc encore une fois : nous ne sommes pas solidaires de la misère, ou d’une quelconque identité commune, mais de la vigueur avec laquelle elles sont combattues et dépassées.

Novembre 2013,
Ravage Editions.

 


Thèses préliminaires pour une discussion plus approfondie sur l’essentialisme et le problème des politiques d’identité

1. L’essentialisme est l’idée selon laquelle des groupes de gens pourraient être définis par certaines caractéristiques essentielles, visibles et objectives, qui seraient inhérentes aux individu.es, éternelles et inaltérables. La segmentation en groupes peut être faite selon ces caractéristiques relatives à l’essence des personnes, elles-mêmes fondées sur des critères problématiques tels que le genre, la race, l’ethnie, l’origine nationale, l’orientation sexuelle et la classe. Des éléments visuels sont presque toujours là pour matérialiser ces caractéristiques, rendant ainsi les catégories de personnes plus évidentes et/ou plus facilement perceptibles. Pour ceux qui construisent les catégories comme pour ceux qui y sont assignés, ces caractéristiques sont porteuses de significations sociales et hiérarchiques, ce dernier aspect étant plus important encore dans une perspective anti-autoritaire. Ainsi, le genre entraîne le sexisme, la couleur de peau entraîne le racisme et tout comportement ou accoutrement sortant de la norme attire l’attention des autorités. Le racisme, le sexisme, ainsi que la plupart des autres formes d’oppression historiques sont des idéologies et des systèmes justifiés et maintenus en place par l’essentialisme.

2. Pour la ou les personnes qui subissent du racisme, du sexisme ou d’autres formes d’oppression, l’essentialisme peut être perçu comme une formidable perspective de défense et de renversement des valeurs. Ainsi, le discours contre-essentialiste sur les politiques d’identité reprend ces catégories qui, historiquement, sont des catégories servant à dénigrer et subordonner les personnes mais essaye de les transformer en catégories de glorification. Ce processus de transformation commence souvent par l’appropriation des insultes qui deviennent des étiquettes acceptables et même des titres honorifiques. Ce qui avait été pensé pour blesser autrui devient, de cette manière, une source de fierté pour le groupe concerné. Toujours dans la logique de renversement des valeurs, les contre-essentialistes renvoient les caractéristiques définitoires de “l’Autre” aux membres du groupe oppresseur, les rendant identifiables visuellement et faisant d’eux des ennemis. Le sentiment d’appartenir à un groupe qui a opprimé ou à un groupe qui a été opprimé est immatériel. L’essentialisme n’est pas la chasse gardée des oppresseurs.

3. Le discours contre-essentialiste inclue les idéologies de l’innocence et de la victimisation qui peuvent très vite transformer une identité construite sur l’histoire d’une oppression partagée en une posture de supériorité. Le contre-essentialisme est sensé prouver que la victime est éternellement innocente et que donc les actions et réactions des victimes sont à jamais irréprochables ; les bons chrétiens savent que la souffrance est une source de noblesse. L’oppression n’est jamais la conséquence de ce que la victime a effectivement fait à l’oppresseur et donc, quelles que soient les stratégies de résistance que la victime choisit, celles-ci sont légitimes. L’auto-défense porte en elle sa propre justification.

4. Les adeptes des politiques d’identité ne remettent en cause que rarement (voire jamais) les critères qui amènent à la victimisation. Ces personnes ne peuvent imaginer que l’élévation de n’importe quel marqueur culturel en catégorie fortement connotée puisse conduire à l’oppression. Contrairement aux essentialistes en position d’oppresseurs, les contre-essentialistes ne prennent pas en compte les complexités des relations de pouvoir (qui dépendent d’un certain nombre de paramètres) ; mais, comme les essentialistes en position d’oppresseur, ils se complaisent avec suffisance dans la conviction que leur Identité est immuable, indépendante et éternelle. Les essentialistes créent et maintiennent leurs privilèges en institutionnalisant le pouvoir. Les contre-essentialistes font de même en institutionnalisant l’innocence.

5. Franz Fanon, Ernesto “Che” Guevara, Patrice Lumumba et bien d’autres libérationnistes nationaux du Tiers Monde, et d’autres encore moins populaires parmi les anarchistes (tels que Castro, Tito et Mao), ont inspiré des générations de révolutionnaires autoproclamés dans la métropole impériale à lutter contre la discrimination, le racisme, le colonialisme et l’oppression. Il est également clair que ces nationalistes du Tiers Monde pensaient, écrivaient et agissaient dans un cadre étatiste, souvent marxiste-léniniste, ce qui revient à dire staliniste. Malgré cela, certaines personnes parmi les anarchistes continuent à être attirées par ces figures et à trouver leurs discours crédibles du fait que, en leur temps, ces nationalistes ont gagné des combats anti-impérialistes. Mais au fond, quel anarchiste serait en faveur de l’impérialisme ?

6. La pensée de l’auto-détermination nécessite un appel à l’opinion politique mondiale, comme si les pseudo nationalistes révolutionnaires voulaient dire : “Nous sommes suffisamment matures pour diriger notre propre gouvernement, conclure des traités, faire du commerce avec des Etats reconnus et contrôler les dissidents qui posent problème.” Quelque part, ces leaders nationaux en devenir ont accepté et fait la promotion d’une justification du colonialisme, à savoir que les populations autochtones étaient trop peu évoluées ou éduquées pour décider elles-mêmes de comment les ressources naturelles se trouvant sur leurs terres devaient être exploitées. Ils voulaient montrer (soit par la force de la morale, comme dans l’exemple totalement mystifié de Gandhi, soit par la confrontation armée, comme dans l’exemple totalement romancé du Che et consorts) qu’ils méritaient d’être reconnus en tant qu’interlocuteurs, qu’ils méritaient de faire partie du jeu des négociations et, au final, qu’ils méritaient d’être considérés comme des partenaires à part entière dans le monde politique. Les frontières nationales qui avaient été inventées et imposées par les puissances coloniales allaient être respectées, des accords commerciaux allaient souvent être conclus avec l’ancienne puissance coloniale, les lois élaborées par les anciens maîtres coloniaux contre la dissidence interne allaient continuer à être appliquées, etc… La bourgeoisie autochtone s’est emparée des institutions gouvernementales et, via des appels inter-classistes à l’unité et la solidarité nationale, a occulté la lutte fondamentale entre exploiteur et exploité.

7. En Europe et aux États-Unis, les mouvements de libération ethnique et de genre de la fin des années 60 et du début des années 70 ont tiré leurs éléments idéologiques et leurs justifications de ces combats anti-colonialistes. La rhétorique de la libération des pays du Tiers Monde était constamment utilisée, si bien que beaucoup d’afro-américains, quelques femmes ainsi que d’autres groupes qui s’identifiaient en tant qu’oppressés ont commencé à dire qu’ils étaient des “colonisés de l’intérieur”. Des minorités de toutes sortes avaient déjà été identifiées en tant qu’Autres subordonnés par les élites des sociétés hiérarchisées. C’est l’identification de l’exploiteur colonial et de ses institutions en tant qu’Autre oppresseur qui est au cœur du malaise avec les politiques d’identité. Faire porter la responsabilité, la culpabilité et blâmer tous ceux qui ont été identifiés comme faisant partie du groupe des Autres oppresseurs réduit la possibilité de transcender les hiérarchies et les dominations. Cette façon de faire n’a pour conséquence que d’inverser les valeurs attribuées à certaines classes ou certains groupes de gens, sans se poser la question de leur complicité personnelle à l’oppression historique et contemporaine.

8. Pour la plupart des femmes libérationnistes, la catégorie Femme (réduite à une catégorie hermétique construite uniquement sur le genre) est devenue la seule catégorie digne d’intérêt. Le dénigrement et l’oppression des femmes étaient visibles partout : la discrimination, le viol et d’autres formes de violence, le harcèlement, l’injonction à la maternité et à l’hétérosexualité, et toutes les autres manières de maintenir les femmes dépendantes et soumises. Les femmes libérationnistes ont déclaré que le patriarcat était l’Ennemi et quelques unes ont logiquement franchi l’étape suivante et fait de l’Homme (réduit à une catégorie hermétique construite uniquement sur le genre) l’Ennemi.

Pour la plupart des nationalistes noirs, la catégorie Noir (réduite à une catégorie hermétique construite sur la génétique et la race) est devenue la seule catégorie digne d’intérêt. Le dénigrement et l’oppression des noirs étaient visibles partout : la discrimination selon le modèle des lois Jim Crow, le lynchage et d’autres formes de violence, le harcèlement (venant surtout des forces de l’ordre), l’injonction à la servilité, et toutes les autres manières de maintenir les noirs dépendants et soumis. Les nationalistes noirs ont déclaré que le racisme blanc était l’Ennemi et quelques uns ont logiquement franchi l’étape suivante et fait des Blancs (réduits à une catégorie hermétique construite uniquement sur la génétique et la race) l’Ennemi.

9. La race et le genre, comme d’autres constructions idéologiques spécifiques à chaque culture, sont à la fois réelles et irréelles. Elles sont irréelles d’un point de vue biologique. Les critères sur lesquels sont fondées ces distinctions ne correspondent pas à des catégories objectives, c’est-à-dire des catégories qui ne trouvent pas leur origine dans la culture. En revanche, elles sont réelles d’un point de vue sociologique. Il y a des moyens bien établis de reconnaître le racisme, le sexisme ainsi que d’autres formes de domination et d’exploitation quel que soit le contexte culturel. Ces constructions idéologiques méritent donc qu’on les regarde avec un œil critique. Les défenseurs du discours des gender studies ont parfaitement analysé et déconstruit le genre en tant que notion mouvante et ils ont montré que certaines combinaisons de chromosomes et d’appareils génitaux ne représentaient qu’une petite partie (et potentiellement pas la plus importante) de ce qui donne son sens au genre. La théorie critique de la race est également une avancée anti-essentialiste récente, intéressante et prometteuse.

10. Les colonialistes et leurs apologistes promeuvent sans relâche des catégories mythico-idéologiques de domination. Les gens qui s’opposent aux institutions hiérarchisées comprennent déjà cela et s’y attendent. La principale contradiction conceptuelle des anti-impérialistes, qui sont sensés s’opposer aux pratiques coloniales, est leur propre acceptation des préjugés et stéréotypes euro-américains, après renversement des valeurs. Les catégories de l’Autre dénigré (le noir, le sauvage, la femme) qui ont été créées et conservées pour le seul bénéfice des tenants de la suprématie blanche et des sexistes ne sont pas remises en cause. Leur objectivité est évidente et découle du bon sens culturel créé en premier lieu par les racistes et les sexistes. N’importe qui peut dire si quelqu’un est un homme ou une femme – c’est biologique. N’importe qui peut dire si quelqu’un est noir ou blanc – c’est scientifique. Avant même (mais surtout pendant) les années de développement du colonialisme européen, la science et la biologie étaient perçues comme des méthodologies permettant de mettre en évidence la Réalité Objective. Les anti-impérialistes, comme les bons marxistes-léninistes qu’ils sont, n’ont rien à redire à la science : c’est ce qui différencie leur idéologie de toutes les autres formes de socialisme. Pourtant, la science est motivée par des considérations idéologiques. Présenter la science comme un examen et un jugement neutres des faits au nom du progrès technologique, qui rendrait les humains plus libres et améliorerait nos connaissances de l’univers, devrait être considéré comme n’importe quel autre vœu pieux. Le savoir n’est pas séparé des utilisations qui en ont été et qui en sont faites.

11. L’auto-définition du groupe paraît être en accord avec les principes anarchistes d’auto-organisation et de libre-association. L’identité pensée par les contre-essentialistes peut même être comprise comme une tentative de se réapproprier une communauté basée sur l’appartenance, détruite avec l’instauration du capitalisme industriel (lui-même fondé sur la division du travail, l’atomisation et l’aliénation des individus qui en résulte). Toutefois, le contre-essentialisme reste problématique car il propose une identité construite sur l’idéologie de la victimisation. Il repose sur les mêmes catégories arbitraires et construites qui avaient auparavant été mises en place pour justifier l’oppression. Il est impossible de remettre en cause la validité d’une idéologie oppressive en reprenant les marqueurs visuels de cette idéologie pour créer un mythe se voulant libérateur. L’autre problème est la promotion d’une identité construite sur une idéologie. Ce genre d’identité réclame d’être loyal et solidaire envers le groupe en faisant passer au second plan les expériences vécues par les individus eux-mêmes.

La personne qui est attirée par le sentiment d’appartenir à quelque chose, promis par n’importe quelle institution (un groupe oppresseur, une organisation hiérarchisée ou n’importe quelle formation faisant la promotion de l’Unité), doit accepter les distinctions faites avant son arrivée et les catégories créées par d’autres. Dès qu’une personne contre-essentialiste reconnaît les frontières inclusives et exclusives du groupe, elle ne peut plus s’identifier ou être identifiée d’une autre manière. Les critères mis en place dans le mythe contre-essentialiste sont les seuls qui comptent. Ce fondamentalisme de l’identité contraint chaque personne intéressée par une transformation radicale à renoncer à la capacité de s’auto-définir. La personne doit dissoudre sa conscience d’elle-même dans des catégories de sens préexistantes. La biologie, indépendamment de ses contraintes idéologiques et culturelles, est le destin. La subjectivité ne peut qu’être sacrifiée et/ou éradiquée. Un des premiers mensonges autoritaires est que quelqu’un sait mieux que la personne concernée.

Les essentialistes, en levant à peine les yeux sur la personne qu’ils ont désignée comme l’Autre, savent déjà tout ce qu’ils ont besoin de savoir sur cette personne. Les séparatistes, les nationalistes, les anti-impérialistes – tous des essentialistes – appellent cela “Libération”.

Lawrence Jarach.

[Brochure éditée par Ravage Editions, novembre 2013]