Dans le ventre du sphinx

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Quelques réflexions à propos d’insurrection et de révolution à l’occasion d’impressions égyptiennes

 

 

Ce texte ne prétend pas être exhaustif et encore moins offrir une vaste énumération de la succession de tous les faits qu’on pourrait ou non retrouver sur les écrans. C’est une tentative de creuser plus profondément et de donner une signification à une multitude d’impressions acquises, une tentative de poser des questions contemporaines à propos d’insurrection et de révolution, une contribution à la discussion nécessaire sur ces sujets.

 

 

En résumé… pour celui qui n’était pas entièrement au courant…

 

Quand en janvier 2011 partout en Égypte, les rues débordaient de personnes qui voulaient en finir avec ce qui les empêchait de vivre (la dictature trentenaire de Moubarak, la police tortionnaire, l’exploitation économique et la faim, en parallèle avec des profits exorbitants et une certaine opulence mais aussi l’étouffement patriarcal de l’individu – homme comme femme, jeune comme adulte[1]). Il n’y avait plus rien qui pouvait freiner la vague. On se débarrassait de la peur, les gens se jetaient littéralement dans la bataille. La mort de chaque martyre était une raison pour encore plus de personnes de se joindre aux combats et de persévérer.

On descendait dans la rue pour du pain, pour la fin de la pauvreté et la démission du président avec ses palais qui crient vengeance. Mais aussi pour la liberté, pour la vie sans mille barrières (dont l’argent en constitue une, mais pas la seule), et pour la disparition de la dictature. Enfin, pour la justice sociale, pour la fin de l’exploitation et l’abolition des privilèges.[2] Ce qui a été attaqué et détruit, démontre en partie le caractère du soulèvement : 90% des commissariats ont été attaqués ou brûlés, des permanences des partis ont été incendiées, des magasins ont été pillés et des symboles capitalistes ont cramés.

Après 18 jours, Moubarak cède le pouvoir au maréchal Tantawi du Supreme Council of Armed Forces (SCAF), ce qui représente en Égypte une structure de pouvoir parallèle à l’État. 40% de l’économie est aux mains de cette mafia (dont la production d’un grand nombre de produits de base pour le marché intérieur), tout comme le territoire du Sinaï est sous contrôle militaire. Partout dans le pays, l’armée possède ou réclame des terrains et des zones entières (ce qui donne souvent lieu à l’expulsion de couches très pauvres de la population). En outre, le service militaire est obligatoire et l’on reste à disposition de l’armée pendant 15 ans.

La police qui a dû s’enfuir lors des 18 journées du soulèvement en caleçon (leur uniforme était un laissez-passer pour un lynchage général), disparaissait de la rue. Leur présence n’était plus tolérée, mais désormais c’était l’armée qui tabassait et arrêtait, enfermait, condamnait (par des tribunaux militaires), tirait à coups de lacrymogènes et de balles sur les manifestations et les émeutes. Pendant le régime du SCAF qui a duré plus d’un an, des centaines de personnes ont été tuées, des milliers ont été condamnées par des tribunaux militaires et incarcérées, et de nombreuses autres ont été torturées et agressées sexuellement. Lors des 18 jours, beaucoup de gens étaient encore en admiration pour cette armée qu’ils considéraient comme marchant « main dans la main avec le peuple », cependant ensuite les masques sont tombés : main dans la main avec le pouvoir. Son image en est sortie irréversiblement ternie.

Sous le régime du SCAF, tout continuait comme avant : la faim, l’exploitation, les mensonges, les chaînes. Et tout continue encore aujourd’hui. Maintenant, deux années plus tard, et l’espoir et l’euphorie de la bataille réussie contre le dictateur sont souvent devenus dépression et amertume, car rien n’a changé, la nouvelle vie qu’on a goûtée lors des 18 jours semble bien lointaine. Le Freedom and Justice Party (le parti politique composé surtout de frères musulmans, mais pas uniquement) a entre temps accédé au pouvoir et Mohammed Morsi est devenu président, néanmoins on les exècre. Si les frères musulmans pouvaient se vanter d’un important soutien populaire avant le soulèvement, c’était parce qu’ils étaient souvent présents par la charité là où l’État était absent, notamment dans les quartiers pauvres et les bidonvilles. Maintenant qu’ils se nichent dans l’État et poussent à une politique capitaliste, nombre de personnes sont évidemment dégoûtées en constatant que les rues où elles vivent sont toujours en mauvais état, que la faim est toujours présente… Et donc, ça continue. D’innombrables bureaux du parti des frères musulmans ont été incendiés, il y a eu de nombreux affrontements entre d’un côté les frères musulmans et leurs fractions religieuses alliées (comme les salafistes) et de l’autre, des révolutionnaires et d’autres enragés. Ces combats de rue (avec des morts dans les deux camps, et pendant lesquels on se sert sporadiquement d’armes à feu) ne peuvent donc pas uniquement être lus comme des combats contre les frères musulmans et le Freedom and Justice Party, ce sont autant des combats pour la continuation du soulèvement, contre un nouveau pouvoir qui rend la vie des gens impossible.

 

 

Le caractère du soulèvement

 

Le 25 janvier 2011 marquait une explosion sociale, un confluant à la confluence de différents foyers conflictuels qui a fait éclater l’ensemble. Elle était imprévisible et incroyable, mais ne tombait pas non plus du ciel.

Ignorées par de nombreuses personnes, les protestations contre Moubarak datent, comme par exemple déjà en 2003, au début de l’invasion de l’Iraq. Comme partout ailleurs dans le monde, cette invasion a causé des troubles en Egypte. Vu que Moubarak avait décidé d’ouvrir le canal de Suez pour les transports militaires des États-Unis, on notait des slogans spécifiques contre le dictateur lors des rassemblements. En 2008, une grève générale éclatait à Malhalla, un des plus importants centres industriels. Cette grève allait de pair avec des protestations massives, des émeutes et des affrontements, des manifestations contre Moubarak, contre la corruption et les hausses des prix. Pour réprimer ce soulèvement commençant, des milliers de flics envahissaient la ville le 6 février. Il y a eu de très nombreuses arrestations, l’électricité a été coupée pendant deux nuits de suite et beaucoup de maisons ont été perquisitionnées dans le delta du Nil. Pendant l’été 2010, le jeune Khaled Saïd a été tabassé à mort dans la rue par des policiers, ce qui a donné naissance entre autres à un mouvement contre la torture. A part ces mouvements politisés, il y avait aussi une conflictualité sociale dans la rue qui s’exprimait toujours plus. Un autre assassinat policier a ainsi été vengé par l’incendie du commissariat en question.

Le mouvement social qui a fait fuir Moubarak en 2011 après 18 jours d’affrontements violents, a donc des antécédents dont on n’a cité ici que quelques exemples. Aussi le jour la date même, le 25 janvier, n’était pas une coïncidence. Le soulèvement a reçu un coup de pouce des activistes qui organisaient depuis un moment des protestations chaque 25 janvier (la journée nationale de la police), ainsi que d’une vague de grèves, de révoltes enragées à cause des fraudes électorales, de la torture de la police et de la pauvreté. Finalement, il faut encore souligner l’élan révolutionnaire énorme allumé par les événements récents en Tunisie. Tout cela faisait que les masses dont débordaient les rues échappaient à toute prévision et à tout contrôle. Même parmi ceux qui étaient habitués à protester dans un cadre bien défini, cela faisait peur. Le 25 janvier était le premier jour du soulèvement populaire.

Ce soulèvement attire notre attention anarchiste à cause de son caractère sauvage et horizontal, de l’absence d’une étiquette politique et d’un message médié[3]. Mais il n’existe pas quelque chose comme un soulèvement « pur ». Les gens qui faisaient des prières sur la place Tahrir démontrent par exemple plutôt la continuité de la domination que la rupture, mais cela ne veut pas dire qu’il s’agissait d’un soulèvement religieux (avec comme résultat final un frère musulman comme président et une nouvelle constitution qui s’inspire de la charia). A travers les eaux tumultueuses des dernières années, cette révolte a touché de nombreux aspects. C’est une révolte portée et approfondie par des gens partant de ce qu’ils sont, et non pas l’image idéale d’un quelconque révolutionnaire. Cet approfondissement continue, et il semble maintenant toujours plus offrir la possibilité d’une remise en question de la religion en tant que telle.

 

 

Du pain et des roses

 

Une question assez récurrente lors de discussion sur l’insurrection, c’est savoir si ce sont les conditions de vie ou bien le rêve qui font que les gens s’insurgent. C’est clair, si les gens avaient été satisfaits des conditions oppressantes dans lesquelles ils vivent (conditions autant produites par le capitalisme que maintenues par le patriarcat[4]), ils ne se seraient jamais révoltés. Le 25 janvier était une explosion de rage, une révolte, mais la rage ne peut pas être la seule motivation, car elle se consume assez vite.

La résolution têtue d’en finir avec l’oppression était aussi impulsée par un élan révolutionnaire qui fait scintiller le rêve d’une vie différente, et ce rêve a été nourri à travers les expériences des 18 jours magnifiques du soulèvement. C’est entre autres cet élan qui fait en sorte de nous surprendre à nouveau, chaque fois que l’on apprend des nouvelles de l’Égypte en ébullition. C’est une des composantes de l’oxygène nécessaire, celui qui garde une flamme vivante jusqu’à ce jour. Si le réalisme prenait le dessus, il n’y aurait plus besoin de répression, on étendrait alors préventivement son propre incendie.

Le but n’est pas de glorifier ici cet élan comme la solution miracle. Il faut quelque chose qui nous anime pour entrer en action, ça ne fait aucun doute, quelque chose qui fait que nous décidons de jeter par-dessus bord nos peurs. Mais cela ne résout pas la question révolutionnaire. Car après le réveil de l’enivrement de ces expériences intenses, le dégrisement pourrait se révéler pesant quand la partie moins amusante du combat s’annonce. On pourrait alors bien se retrouver trop confus face à la confrontation entre le rêve et le monde moche qui nous entoure, se retrouver tellement déçus, déprimés et désemparés qu’on ne sait plus du tout où aller, quoi faire. Un regard lucide sur les choses reste donc autant nécessaire, une lucidité pour réussir à poser les bonnes questions qui pourraient amener une bonne compréhension de comment agir.

 

 

Le Tsar est mort

 

Pour déblayer le chemin de la révolution sociale en Russie, il fallait liquider la légende du tsar. Cette légende symbolisait le lien qui unissait les basses couches de la population aux dirigeants de l’autocratie à travers la fascination, l’espérance et la vénération. Pendant des dizaines d’années, des révolutionnaires ont mené tentative sur tentative afin d’assassiner le tsar, espérant en finir ainsi avec la vénération vouée par le peuple. Quand le groupe révolutionnaire Narodnaïa Volia y réussissait finalement en 1881, même la mort du tyran ne semblait pas suffire pour briser définitivement son aura, la croyance dans une force qui viendrait d’en haut porter secours. Le chemin était long et était composé d’une mosaïque d’attentats individuels, de révoltes, de désenchantement et de répression sanglante. Ce chemin n’aboutit qu’en 1905 quand le nouveau tsar Nicolas II ordonnait aux troupes d’ouvrir le feu sur les masses qui étaient venues au Palais d’Hiver pour lui demander des concessions. Le carnage a définitivement fait éclater cette aura, cette image divine du tsar. La destruction de la croyance dans le pouvoir personnifié par le tsar était une des tâches les plus importantes sur le chemin vers la révolution russe.

L’histoire égyptienne des deux dernières années a liquidé l’aura des leaders politiques, voilà le véritable sens de la chute du dictateur. Avec lui, l’aura divine et intouchable du président est tombée de son piédestal. Et ce mouvement destructeur ne s’arrête pas là. Après le coup que la réputation de l’armée s’est prise, le mouvement passe à Morsi. On peut difficilement prétendre que, malgré le poids que lui et son parti exercent sur l’Égypte, ils soient craints et vénérés. Les nombreux dessins caricaturaux de toutes sortes de leaders et de chefs qu’on retrouve sur les murs des villes composent un témoignage vivant de l’attitude moqueuse envers le pouvoir. La peur, l’intouchabilité, le respect qu’imposaient les discours télévisés de Moubarak, ont cédé la place au rire bruyant en entendant les conneries de Morsi.

Le soulèvement a montré que le temps de la dictature est révolu et les puissants sont alors allés à la recherche de manières pour faire accepter un nouveau modèle politique. La différence entre la démocratie ici et la démocratie là-bas, c’est que là-bas on veut l’installer et que les insurgés n’étaient pas en train d’attendre qu’une nouvelle tête de nœud vienne les gouverner, non, ils voulaient continuer à lutter. La participation extrêmement faible aux élections dans un pays particulièrement mouvementé ne dévoile donc pas une même attitude apathique telle qu’on peut l’apercevoir en Europe. La non-participation porte en soi le refus de l’ensemble. Les élections font partie de la légitimation d’un nouveau pouvoir. L’insistance sur les élections (comme sur tous les autres spectacles politiques, comme le procès de Moubarak) est perçue comme un manœuvre de diversion, comme une tentative du pouvoir d’attirer l’attention du mouvement révolutionnaire sur lui, une nouvelle tentative pour guider les pensées des gens à l’intérieur des limites imposées par le système.

La société égyptienne se trouve dans une impasse politique : la politique est coupable et indésirable. A chaque fois, politique et élections sont de nouveau un prétexte pour des protestations, des émeutes, des manifestations, des affrontements et des attaques. Il n’existe aucune fraction politique qui dispose d’une base sérieuse. Le Freedom and Justice Party a accédé au pouvoir parce qu’il était le parti qui pouvait compter sur le plus de soutien. Entre temps, ce soutien s’est en grande partie effrité. Mais la question finale et plus fondamentale n’est pas tellement « quelle pourcentage de la population vote ou combien de protestations sont déclenchées par une constitution », mais plutôt : qui est capable de s’imaginer que les solutions aux problèmes ne peuvent pas venir de ceux qui les ont causés (le pouvoir), et qu’il s’agit donc de chasser le pouvoir définitivement ? Qui est capable de s’imaginer l’autonomie, autonome non pas au sens d’autosuffisant au milieu d’un système massacreur, mais autonome en tant que « libéré de tout commandement » ? Quand bien même le pouvoir a été désacralisé, si cette autonomie ne surgit pas, on restera cependant toujours à attendre un nouveau leader, une solution qui tombe du ciel, un dieu, des autres… Que les puissants soient les responsables pour tout est en partie vrai, mais c’est autant le tissu social, cet enchevêtrement de rapports, qui constitue la société du pouvoir, qui perpétue la situation dans laquelle on vit. Lors du mouvement suivant, il incombe à ce tissu social de s’autodétruire.

 

 

Signes de révolution sociale

 

Il n’est pas facile de donner une interprétation contemporaine de ce que serait la révolution sociale. Certaines questions ne sont pas devenues plus faciles au cours des époques. Ainsi, chasser le grand propriétaire foncier et brûler son château restent nécessaires, mais ne suffisent pas en soi comme perspective pour détruire le capitalisme. Tout comme après avoir liquidé les propriétaires des usines, on demeure avec un héritage empoisonné, qui ne nous sert à rien. La notion de révolution sociale est utilisée dans ce texte pour parler du processus révolutionnaire qui touche aux racines de la société, c’est-à-dire à l’enchevêtrement des rapports sociaux qui maintiennent la domination.

Celui qui ne jette qu’un regard superficiel sur l’Égypte dira qu’il y a un nouveau pouvoir, et que la possibilité révolutionnaire a donc été mise de côté, une fois de plus, cela n’a servi à rien. Puisqu’au final, apparemment les gens voulaient un État religieux. Mais un tel raisonnement est erroné et est le produit d’une lecture de l’histoire à travers les œillères que le pouvoir nous a donné. Soyons clairs : une révolution n’est pas un changement de pouvoir, et un changement de pouvoir ne signifie pas forcément la fin de la révolution. Le pouvoir doit peut aussi encore s’installer dans les têtes des gens, en étouffant par son nouveau mantra, l’oxygène dans les esprits qui se sont ouverts à travers la révolution. Dans les leçons de l’histoire, on présente ces nouvelles idées comme des acquis alors qu’elles n’étaient en fait rien d’autre que de nouvelles légitimations et piliers d’un nouvel ordre, et donc le coup mortel pour le caractère social de la révolution. Ces « idées réformatrices » n’ont jamais été les mains qui ont donné vie à la révolution, mais bien celles qui l’ont étranglée.

Il est parfois un peu difficile aux médias de cacher le fait que le calme n’est pas du tout revenu en Égypte : des manifestations et des attaques contre les bureaux des frères musulmans et le palais présidentiel, des affrontements entre les frères musulmans et leurs vassaux d’un côté et des révolutionnaires et d’autres enragés de l’autre côté, des blocages de routes, de chemins de fer, de trams… Si un processus révolutionnaire peut être considéré comme terminé quand un nouvel ordre règne, on peut difficilement dire que c’est ainsi en Égypte si on prend en compte les 9427 protestations depuis que Morsi est arrivé au pouvoir[5]. Ces signes extérieurs de révolte sont faciles à voir avec peu d’effort.

Mais qu’est-ce qui se passe en souterrain ? Comment se fait-il que les puissants parlent de l’Égypte comme étant dans une phase de transition, tout à fait normale après une révolution ? Qu’est-ce que cela signifie, si ce n’est que le nouveau pouvoir n’est pas encore accepté, que les cerveaux des gens n’ont pas encore été pétris à son image ? En d’autres mots : si le processus révolutionnaire ne s’arrête que quand on se retrouve dans une situation gérée, quand on arrête de réfléchir, quand on se résigne à l’état des choses, quand on accepte et qu’on se soumet à une nouvelle idéologie, quand l’élan révolutionnaire tout-dévorant disparaît, quand les rapports sociaux vacillants sont à nouveau bétonnés par la mise en œuvre de sa justification idéologique (par exemple, accepter à nouveau le rapport oppresseur-opprimé à travers l’idéologie de la démocratie), pourquoi soutient-on ici que tout cela n’est pas encore à l’ordre du jour ? Qu’est-ce qui nous fait affirmer que la possibilité révolutionnaire est encore présente, qu’il existe un horizon, tant dans les cerveaux que dans le rapport à l’avenir de la société ?

Le processus révolutionnaire en cours en Égypte depuis plus de deux ans, avec ses hauts et ses bas mais tout de même intensif, a forcé une sorte de rupture conflictuelle permanente, à l’intérieur de laquelle il devient possible de faire des pas vers une autre manière de concevoir la vie et les rapports, autres que les traditions. Le pouvoir de l’État, de l’armée, du capital forment, avec le pouvoir de la famille, des traditions, de la religion et du contrôle social, constituent des nœuds qui s’entremêlent. Le combat contre l’État et l’armée ont amené une remise en question qui touche aussi aux rapports sociaux. Ne plus ou ne pas croire en dieu reste par exemple problématique dans une société tellement conservatrice, mais (grâce aussi à la politique des frères musulmans) le doute se répand. Ceux qui ne croient plus en dieu sont en train de devenir un groupe réel de personnes (qui se retrouvent alors sur de nombreux plans en dehors de la société, où il est accepté d’être chrétien, musulman ou juif, mais pas athée ; et on retrouve aussi des gens qui croient en dieu, mais qui ne veulent plus rien savoir de la religion). Le refus de continuer à respecter les mœurs religieuses (comme l’interdiction pour les femmes de fumer dans la rue, comme l’interdiction des rapports amoureux en dehors du mariage, comme le voile…) se fraye un chemin dans la vie publique, de même que la révolte individuelle contre la loi de la famille (qui a été massivement enfreint lors des 18 jours du soulèvement). La rébellion contre la soumission totale de l’individu à la famille et aux règles sociales s’exprime dans le quotidien. La peur du père semble bien plus enracinée que la peur de l’État, mais ce combat est présent. Ces signes d’une révolution sociale démontrent le contraire de ce qu’on répand sur le compte de l’Égypte, que l’on a accepté une nouvelle constitution qui définit la famille comme pilier du caractère traditionnel à respecter au sein de la société égyptienne.

Les tensions sociales traversent la société, et donc aussi la famille. Dans chaque famille, on trouve bien quelque part des soldats, tout comme la révolte contre les religions (chrétienté et islam) touche au cœur de la famille. Il en va de même pour les frères musulmans (et leurs vassaux) qui ne sont pas une organisation obscure en dehors de la société, mais qui sont constitués de membres de toutes les couches de la population. Les nombreux conflits ne se déroulent donc pas uniquement lors des protestations, mais aussi dans la rue de la vie quotidienne, dans les familles… Malgré le fait que de nombreux individus cachent, par crainte, leur détermination révolutionnaire (ou leur défection religieuse, ce qui peut provoquer l’exclusion sociale, voire la mort), elle ne peut pas rester éternellement camouflée. A un certain moment, cela causera sans doute des ruptures familiales et sociales et des explosions avec des remous imprévisibles comme conséquences.

Ce sont des signes que quelque chose gronde dans le ventre du sphinx, et l’appétit d’écorcher la carcasse familiale et le contrôle social est une nécessité absolue pour pouvoir dévorer le reste. Pour en finir avec le rôle du soldat qui tire comme une machine programmée sur les gens. Pour en finir avec le rôle de l’ouvrier qui empoisonne, en échange d’un salaire misérable, son corps, ceux des autres et la nature. Pour en finir avec le rôle de l’homme qui contrôle la femme de mille manières, ou la femme qui se soumet de mille façons à l’homme, etc.

 

 

La contre-révolution

 

Les différents pouvoirs qui cherchent à ramener à l’ordre la société égyptienne disposent de nombreuses possibilités. Les massacres commis sur les révoltés ont jusque-là toujours eu l’effet contraire de l’apaisement. Le feu se répand particulièrement vite en Égypte, au-delà des villes, et la révolte furieuse est trop présente pour jouer avec cela. Plutôt qu’une raison pour avoir peur, les meurtres ont de nouveau à chaque fois été une raison pour être courageux et faire du bordel. Les nombreux portraits des martyrs que l’on retrouve sur les murs des villes témoignent du lien intense entre ceux qui sont morts et ceux qui continuent.

Les forces de l’ordre utilisent des pierres, des bâtons, des lacrymogènes particulièrement agressives et des balles contre les révoltés. Leurs fourgons ont entre temps été remplacés par un nouveau modèle qui résiste au feu, avec des trous pour tirer et recouvert de grilles électrifiées (pour empêcher les gens de grimper dessus). Mais ils utilisent aussi d’autres moyens. De nouvelles lois sont imposées, des gens sont arrêtés après des manifestations y compris à grande distance du parcours. Les mandats d’arrêt et les dénonciations des procureurs pleuvent… En avril 2013, il y a eu un nouveau précédent : des cheminots grévistes ont été appelés par l’armée et remis au travail[6].

Sur le plan idéologique, le pouvoir essaye de faire passer des idées démocratiques pacificatrices, comme par exemple l’idée de « manifester pacifiquement » avec laquelle on il tente de bourrer les crânes, combinée avec la peur d’un chaos permanent qu’on il insinue. Il joue sur le désir d’ordre qui animera toujours une partie de la population. Il y en a qui se lamentent qu’auparavant, on avait au moins du respect pour les politiciens, qui disent que c’était mieux sous Moubarak (car plus stable), tout comme il y a des gens qui veulent retourner à l’époque de Nasser ou d’autres encore qui veulent que l’armée reprenne le contrôle. Mis à part l’idée de « manifester pacifiquement », le pouvoir tente aussi de rendre acceptable l’idée d’élections. Appeler ou accepter des élections après un soulèvement ne sert qu’à l’enterrer : peu importe qui met la terre avec sa pelle. La partie conservatrice et craintive de la population, accompagnée de la partie qui veut seulement un changement politique, sont allées aux urnes, et Morsi est devenu président. Concernant le soulèvement, les résultats électoraux ne nous disent donc rien d’autre qu’il existe aussi des gens qui veulent en finir avec le processus révolutionnaire. C’est une technique moderne pour ramener l’ordre.

 

Mises à part les tentatives continuelles de faire accepter un nouveau système politique, on il joue évidemment aussi avec les piliers du pouvoir déjà présents comme le nationalisme. A la télévision, on peut voir des spots qui glorifient le soulèvement égyptien contre Moubarak d’une façon crapuleusement nationaliste, avec une surenchère de drapeaux et le message suivant : tous unis pour l’avenir de l’Égypte. D’autres piliers sont la passion du foot[7] et le sexisme. Lors du deuxième anniversaire du soulèvement, les viols collectifs jetant une ombre sur Tahrir, ont été incités par des vassaux du pouvoir, mais à cause des rapports sexistes existants, ces vassaux ont trouvé des complices parmi les présents. Ce qu’il faut cependant bien garder en tête à propos de ces viols, c’est que cela se passait déjà avant 2011, et ce n’est donc certainement pas une conséquence de la situation révolutionnaire comme certains le prétendent. De telles pensées angoissées ne profitent qu’au camp de l’État, qui veut d’un côté refouler les femmes de la lutte et de l’autre attend avidement toutes sortes d’appel à une réapparition de la police dans la rue. Comme partout et toujours, la question du sexisme est instrumentalisée pour légitimer l’opinion que les femmes feraient mieux de rester à la maison, mais aussi pour justifier la nécessité de l’État paternaliste et de ses forces de l’ordre pour protéger « les faibles ». Enfin, la religion est aussi instrumentalisée. L’État et ses partisans (mais pas que, évidemment) jettent systématiquement de l’huile sur le feu sur des conflits sectaires, et les imams se servent du sermon pour appeler par exemple leurs fidèles à aller voter, et leur dire pour qui voter.

 

Pour finir, il faut également prendre en compte la répression économique. Les conséquences de la continuation par Morsi des politiques néolibérales de Moubarak (la vente de l’Égypte à toutes sortes d’entreprises pour garantir une exploitation maximale des ouvriers) et les prêts du FMI et de l’UE sont pesants et le seront encore plus. La terreur économique garde les gens liés aux rapports sociaux qui les oppriment : les rapports entre patron-travailleur, les rapports familiaux, les rapports de concurrence et de compétition entre les personnes… Prenant acte de l’économie globalisée, il est difficile de s’imaginer une porte de sortie, et en même temps, la solution est claire comme de l’eau de roche : une internationalisation de la révolution.

 

 

Est-on sûr de ne pas avoir peur de ruines ?

 

Quelles questions s’imposent dans cette situation révolutionnaire dans le monde moderne ? En quoi pourrait consister une perspective révolutionnaire ? Que peut signifier une minorité anarchiste dans cette situation sans issue claire ? On ne compte pas donner ici des réponses à des questions qui se sont posées là-bas, mais poser quelques questions qui sont importantes pour toute anarchiste révolutionnaire, peu importe où est-ce qu’elle se trouve.

Dans la situation égyptienne, il est clair qu’un élan révolutionnaire gigantesque a causé une rupture profonde dans la société. Mais est-ce que cet espace, ouvert par la force durant le conflit et dans lequel on peut déjà maintenant respirer un peu mieux, cet espace dont l’État à été repoussé et où l’on pourrait commencer à penser à l’œuvre constructrice, est-ce que l’État ne pourrait pas le reprendre dès que les temps seraient mûrs ? En d’autres mots : est-ce qu’il suffit d’attaquer et de chasser l’État, ou est-ce qu’il faut le détruire afin qu’il ne puisse plus jamais revenir ?[8]

Il faut ensuite se poser la question de savoir si cet élan révolutionnaire, moteur indispensable pour la révolution, suffit comme moteur. Cet élan qui fait naître un énorme espoir, une sorte de joyeuse ivresse collective, pourrait provoquer un dégrisement proportionnel car la révolution ne se fait pas en un jour, c’est une œuvre qui demande de la persévérance, de la discussion, qui a besoin de bonnes questions. Les problèmes d’avant la révolution ne seront pas aussi vite résolus que l’ivresse pourrait nous le faire croire. En Égypte, on dirait que cet élan est toujours présent et cela fait que la révolte continue, mais la réalité pourrait vite le rattraper. La question la plus difficile surgit : que faire maintenant ?

Une nouvelle société ne peut se construire que sur de nouveaux rapports entre les gens, et quand les vieux rapports restent debout, est-ce que la construction de quelque chose de « nouveau » ne reviendrait-il pas alors nécessairement à la reproduction du « vieux », ne fut-ce sous une autre forme ? Mais en s’en rendant compte, on ne peut pas, à l’intérieur d’une situation révolutionnaire, contourner la question de l’auto-organisation de la vie sous tous ses aspects, y compris l’aspect « économique ». Peut-être peut-on retourner la question et réfléchir sur quelles perspectives ou expérimentations ne signifieraient pas un retour aux rapports capitalistes. Dans un pays comme l’Égypte, où une forme non-capitaliste d’agriculture (fédéraliste, sur la base de collectifs ou sur la base d’affinités, tendant vers l’autosuffisance et l’autonomie) pourrait, possiblement, encore être imaginable, l’expropriation de la terre et le refoulement des propriétaires fonciers (surtout l’armée et les entreprises) pourrait aller de pair avec l’apparition de nouvelles formes, de formes libertaires.

Il est sûr qu’en tant qu’anarchiste, on ne peut certainement pas tomber dans le piège de la reproduction des rapports de dépendance. Les gens trouveront toujours des façons pour s’organiser pour assurer leur survie, on ne doit pas se mettre entre les gens et leurs vies comme des porteurs d’une charité qui enchaînerait les gens. Mais comment peut-on alors stimuler la destruction du pouvoir dans son aspect mental (se débarrasser du rapport de dépendance qui nous lie avec l’oppression et le pouvoir) ? Comment arriver à un refus de la technologie qui nous rend dépendants du pouvoir, même pour quelque chose aussi élémentaire que communiquer ?

Mais donc, toujours pas de réponse. Car dans un climat où l’on se bat pour un autre monde et cela sans réponses claires, le début de ce que ce nouveau monde pourrait être s’impose. Est-ce que, pour lutter, on a besoin de pouvoir s’imaginer quelque chose de nouveau, ou est-ce que nous sommes capables de lutter uniquement pour la destruction de l’existant, la destruction de l’oppression et de tout ce qui la rend possible ? Est-ce que nous sommes capables de nous imaginer une société libre, de dire plus que ce que nous ne voulons pas ? Est-ce que nous sommes capables de nous imaginer ce que c’est que la liberté, ce que sont des rapports libres, quand on est encore retenu par des brides ? Tout ceci ne donne toujours pas de réponse à la question initiale, « que faire maintenant » ?

Tout revient peut-être à se poser la vieille question : est-ce que nous sommes capables de laisser faire à la destruction sa véritable œuvre, ou est-ce qu’en fin de compte, nous avons peur de la liberté ? Pour provoquer un peu : que compte-t-on faire avec la digue d’Aswan, qui a rendu l’agriculture égyptienne dépendante d’engrais et autres merdes chimiques et qui prévient en même temps que le Nil fertile sorte de son lit tous les x mois ? Comme la digue est nécessaire pour la continuité du modèle capitaliste (qui ne peut pas se fonder sur le rythme des marées), la démolition de cette digue se présente comme une nécessité pour pouvoir expérimenter des formes libertaires. Mais sommes-nous capables d’accepter la nécessité des ruines ?

Ou bien : qu’est-ce qu’on fait avec une société qui est façonnée à l’image de certaines convictions et où il ne restera donc plus rien après la destruction de ces convictions ? Sommes-nous prêts à lâcher les préjugés et les convictions qui ont modelé nos rapports sociaux depuis notre naissance ? Ces morales qui nous donnent notre estime de nous même, les identités auxquelles nous agripper et qui constituent des remparts en temps de crise. Sommes-nous prêts à devenir indépendants, dans notre pensée comme dans notre action nos pratiques ?

La question est de savoir ce qui retient les gens en fin de compte : les forces armées ou le désir d’ordre, peut-être d’un nouvel ordre, mais d’un ordre quand même. Les révolutionnaires se retrouveront inévitablement confrontés à ces questions, et alors s’impose une dernière question : est-on sûr de ne pas avoir peur des ruines ?

Et si on n’a vraiment pas peur, alors il faut continuer la destruction de toutes les illusions, peu importe combien violente elle sera, tout comme des maisons où elles naissent.

 

 

L’internationalisation de la révolution

 

Une question au moins aussi importante s’impose à chacun, peu importe son contexte. C’est le problème pénible de l’internationalisme, et alors on se retrouve nu comme un ver. Nos tâches internationalistes sont pourtant simples.

Nous devons réfléchir sur ce que pourrait être une perspective révolutionnaire anarchiste dans un monde moderne. Si cela n’est pas un souci partagé, rien ne se fera.

Nous devons attiser la flamme révolutionnaire là où nous habitons et agissons, propager la corrosion du pouvoir sous toutes ses formes.

Enfin, nous devons imaginer des manières pour approfondir notre solidarité avec des révolutionnaires anarchistes ailleurs. C’est d’une importance cruciale et nécessaire. Non seulement pour apprendre des choses sur l’insurrection et la révolution, mais pour arriver, à travers la discussion, à une compréhension propre de ce que l’on pourrait faire.

Cet internationalisme n’est pas un jeu politique. Il ne s’agit pas de coalitions qui s’affrontent, ce n’est pas l’élaboration d’une programme et la recherche d’adhérents. Ce n’est rien de plus que la compréhension que la révolte d’ailleurs a besoin d’oxygène, que l’insurrection doit s’internationaliser.

[1] Il s’agit là de l’oppression patriarcale au sens authentique du mot, c’est-à-dire un modèle de société basé sur la loi de la famille. Sans prétendre que cette loi n’implique pas de différences pour les hommes et les femmes, pour les jeunes et les adultes, il nous semble cependant important d’affirmer qu’il s’agit ici d’une carcasse familiale. Si on omet cela, on ne peut pas capter la signification réelle de ce modèle d’oppression spécifique. Le sexisme, évidemment massivement présent comme partout ailleurs, est plutôt qu’un système, une série de cadres de pensée et les pratiques qui en découlent qui maintiennent le système. Mais pas seulement. Aussi les nécessités économiques enchaînent des gens aux familles, font qu’ils obéissent, tout comme la religion et le contrôle social. Quand on se révolte contre un des ces aspects, on se heurte à une répression sur tous les terrains.

 

[2] Les cris du soulèvement égyptien sont « Pain, liberté, justice sociale ! »

 

[3] Certes, les gens qui voulaient exprimer leur message devant les caméras du CNN ne manquaient pas, mais le soulèvement n’avait pas de programme, pas de vision politique.

 

[4] Par « conditions », on n’entend pas seulement la pauvreté à laquelle on contraint les gens, mais aussi en l’occurence la domination d’une idéologie à laquelle obéir (comme par exemple la religion). Tout comme la loi de la famille fait partie des conditions oppressantes enfermant tant de personnes. L’anéantissement de l’individu et l’impossibilité pour l’individu de vivre libre sont une des motivations du soulèvement.

 

[5] Les chiffres officiels parlent entre autres de 2387 manifestations, 1013 grèves, 811 sit-ins, 503 marches, 482 rassemblements, 1555 blocages de route, 28 attaques contre des convois officiels, 18 attaques physiques contre les institutions (donc, strictement appartenant à l’Etat comme des tribunaux ou des ministères) et 16 institutions brûlées.

[6] Comme on disait, après le service militaire, on reste à disposition de l’armée pendant 15 ans.

 

[7] Voir pour cet aspect tous les événements autour de Port Saïd, instrumentalisés pour attiser les sentiments de concurrence entre le Caire et Port Saïd, sentiments qui deviennent même de la haine.

 

[8] A travers l’histoire, les exemples sont tragiquement nombreux de situations où des révolutionnaires ont estimé qu’ils avaient mis l’État aux genoux, tandis qu’en réalité, celui-ci s’est simplement retiré pour un moment afin de se réorganiser. En ce sens, on peut distinguer le fait de refouler l’État, ce qui permet effectivement un certain marge pour l’expérimentation ; et sa destruction, qui lui rendrait quasi impossible de reprendre, d’une forme semblable, les choses en main. Cette destruction est aussi bien matérielle que mentale : la fin de la confiance en l’autorité et hiérarchie va de pair avec la destruction énergique de ce qui l’État possible comme le monopole de la violence (en armant tout le monde), la fiscalité (en faisant disparaître les réserves d’or ou les registres de propriété), l’administration (en brûlant les données d’identité), les leaders (en les liquidant, possiblement avant qu’ils commencent à poser réellement problème), la capacité répressive (en faisant sauter les prisons et les tribunaux),…

 

Publié dans Salto, subversion & anarchie, n° 3, septembre 2013 (Bruxelles)

 

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