NOTE: Ce texte est originellement de Alfredo M. Bonanno. Le texte fut légèrement adapté et publié dans Salto, subversion & anarchie, n°3, septembre 2013 (Bruxelles)
Clément Duval est né dans la Sarthe en 1850. Le 17 octobre 1886, il est arrêté à Paris. Lors de son arrestation, il blesse le brigadier Rossignol de plusieurs coups de couteau. Le 12 janvier de l’année suivante, la Cours d’Assises le condamne à mort.
Duval faisait partie du groupe « La Panthère des Batignolles », des compagnons qui se dédiaient à la « propagande par le fait », une thèse anarchiste prépondérante à l’époque.
Parallèlement, il commit, avec ses compagnons, une série de vols, pour financer les activités du mouvement anarchiste, tout en se défendant être le « volé » et non le « voleur ». Nous y reviendrons lorsque nous examinerons la déclaration qu’il fit à son procès.
Leur dernier vol eût lieu dans une maison de maître de la rue de Monceau, à Paris. Après avoir pris tout ce qu’ils pouvaient porter, les compagnons mirent le feu au bâtiment pour y détruire les dernières traces de richesses. Le lendemain, Duval fut arrêté en se rendant chez un receleur.
Pendant son interrogatoire, lors de la journée d’ouverture du procès, Duval déclara immédiatement et sans détours au président Bérard des Glajeux : « Oui, je suis de l’avis que les parasites ne devraient pas posséder de bijoux tandis que les travailleurs, les producteurs, n’ont pas de pain. Je ne regrette qu’une chose, et c’est de ne pas avoir trouvé l’argent que je voulais utiliser pour la propagande révolutionnaire. Dans ce cas, je ne me retrouverais pas ici sur le banc des accusés, mais je serais en train de fabriquer des bombes pour vous faire sauter. »
Sa défense fut assurée par Fernand Labori, un jeune avocat qui travaillait pro deo et qui défendra ensuite Pini, Vaillant et d’autres compagnons anarchistes[1] et qui fit aussi partie de la défense lors du procès Dreyfus. Le 23 février 1887, sa condamnation à mort fut commuée en travaux forcés à perpétuité en Guyane.
Clément Duval est un anarchiste. Ses Mémoires, très riches en faits hors du commun et pleines de souffrance, ne seraient cependant qu’une histoire parmi d’autres si l’on ne garde pas ce choix essentiel bien présent à l’esprit.
S’il est difficile pour un interné de se réintégrer dans la société, il lui est encore plus difficile de se rejoindre à la lutte révolutionnaire. Quand Duval sort du bagne et rentre dans ce que l’on prétend être la liberté, quelque chose lui fait regretter sa libération. Comment dire… quelque chose qui le fait regretter de ne pas être mort côte-à-côte avec ses autres compagnons lors des mutineries ou des nombreuses tentatives d’évasion. Comment cela se peut-il ?
La réponse est évidente. Duval est un homme simple, il appartient en fait à une autre époque. Il n’est pas prêt à accepter les petits compromis quotidiens. Et il y en a beaucoup de ces compromis. Il y a tellement à évaluer et mesurer en sortant du bagne. Il adresse les derniers mots sur lesquels finissent ses Mémoires[2] à ses compagnons :
« Camarades,
Je vous ai donné le compte rendu exact d’une vie vécue dans cet enfer, le bagne.
Je vous ai dit grosso modo ce que j’étais, ce que je ressentais avant d’y entrer.
A ma sortie, je vous ai livré ma vie la plus intime, afin de vous édifier sur les résultats, comme aucun physiologue, psychologue professionnel ne pourrait le faire, n’ayant pas senti eux-mêmes les effets d’une vie anormale.
C’est pourquoi je vous dis :
Si parmi vous il y en a qui ne peuvent plus attendre, qui fatigués d’être toujours les meurtris, les écrasés, etc., veulent faire acte de justice, camarades, allez jusqu’au bout.
Mais avant, réfléchissez bien. Car si vous faiblissez, de par l’espoir de revoir vos affections, sachez qu’il serait fort surprenant que par tant d’années d’absence vous les retrouviez ce qu’elles devraient être. Peut-être, comme moi, on vous accablera de reproches, on vous calomniera. Vous aurez la douleur de constater que votre ou vos actes n’ont pas été compris, dénaturés. De par la calomnie, vous verrez les meilleurs camarades que vous estimez se détacher de vous et vous resterez seul, méconnu. A part la joie de ne pas l’être par ceux qui vous connaissent bien, vous apprécient et vous estiment. Tel est le cas se présentant pour moi, et que m’aide à supporter tant de rancœurs.
Donc, camarades, si vous agissez, faites-vous plutôt tuer sur place, couper la tête.
Mais n’allez jamais au bagne. »
Un jour, Duval écrivit une lettre à Jean Grave[3], un des patriarches de l’anarchisme, disciple de Kropotkine et futur signataire du « Manifeste des Seize », pour demander des explications sur les positions que le mouvement anarchiste français prenait dans sa bienveillante officialité contre Bonnot et ses compagnons. Grave répondit que lui, Duval, avait donné le mauvais exemple par ses actions et qu’à cause de son exemple, « un grand nombre de maquereaux a inondé le mouvement en invoquant l’anarchisme pour justifier leur propre appétit. »
Comme on le voit, rien de nouveau sous le soleil.
Il est logique que celui qui a une vision quantitative de l’anarchisme, ne puisse pas ne pas s’inquiéter d’une multiplication d’attaques directes contre la propriété et contre les responsables de l’exploitation, voire même de la même simple proposition de le faire.
Peut-être est-il hardi de conclure que de tels anarchistes ne veulent pas lutter et qu’ils sont partisans d’une gestion possibiliste[4] du rapport avec l’Etat, car, selon toute probabilité, eux aussi ont une vision conflictuelle de l’anarchisme dans une situation où l’ennemi continue, comme toujours, à opprimer et à exploiter.
Mais ils croient qu’il faut confier la lutte aux grands mouvements de classe, aux larges composantes de la société qui souffrent et subissent en silence. Et tant que ces mouvements ne naissent pas, ils attendent et se limitent à la divulgation de messages critiques et d’incitations à attendre le moment propice, à ne certes pas gaspiller les forces par des révoltes individuelles et des éructations insensées.
Un groupe de compagnons qui commence son parcours tout seul – comme « La Panthère » de Duval – et explore le terrain du vol, de l’incendie, du sabotage, bref, de la destruction des biens des oppresseurs (et parfois aussi de leurs personnes), est souvent accusé d’une fuite en avant, d’un bond de côté qui perd de vue le but à long terme, c’est-à-dire la révolution des grandes masses qui, conscientes, œuvrent à leur émancipation définitive.
Pour des raisons totalement opposées, les quelques compagnons qui sont toujours prêt à l’attaque immédiate et directe, ne considèrent pas les autres compagnons (les partisans de l’attente et de l’organisation des grandes masses en vue de la révolution) comme leurs adversaires.
Au contraire : ils estiment toute œuvre de clarification, de propagande, d’organisation parmi les exploités comme un travail indispensable aux conséquences positives. Car si le vol permet bel et bien d’attaquer la propriété, tout pris en compte, ça ne reste qu’un coup d’épingle en comparaison avec le nombre impressionnant de têtes nobles que l’on peut faucher au cours d’une insurrection populaire bien réussie, aussi courte et limitée puisse-elle être.
Mais le vol, c’est quelque chose qui peut se réaliser maintenant, demain, et avec peu de compagnons. De plus, avec le butin du vol, l’activité révolutionnaire peut être élargie, un espace de mouvement et de temps peut être arraché aux avides exploiteurs qui offrent un salaire en échange de renoncement. Par contre, la grande insurrection de masse, la révolution qui subvertira les rapports de productions et les valeurs, peut se faire attendre longtemps…
Le vol n’est pas seul, il y a, aussi, l’attaque destructrice, le sabotage, l’identification d’un personnage précis (celui-là et non pas un autre) ou de n’importe quel personnage appartenant à la classe dominante… Oui, tout ça se trouve certes beaucoup plus à portée de main. Et ceci n’est pas en opposition à l’œuvre d’autres compagnons qui se dédient à l’organisation, la propagande sur la longue durée, les débats, les conférences, les rassemblent, les journaux, les livres et toutes les choses par lesquelles on répand plus ou moins traditionnellement l’anarchisme.
Duval soutenait le mouvement, et le gourou Jean Grave ne pouvait le nier au moment où Duval fut déporté en Guyane. Bonnot et ses compagnons, en revanche, n’entretenaient pas de tels rapports avec le mouvement, il ne semble pas qu’ils le soutenaient directement. Peut-être l’auraient-ils fait s’ils avaient eu la possibilité de continuer leurs activités, retentissantes mais en fin de compte à peine entamées. Alors le brave Grave n’aurait pas osé les dépeindre comme des « maquereaux ». Je dis peut–être, car je ne peux pas savoir quel chemin Bonnot et ses compagnons auraient choisi. Et, en effet, je ne pourrai jamais savoir si la raison de leur condamnation par Grave était l’absence de soutien au mouvement. Mais c’est un fait que, quelques années plus tard, du temps où Durruti et Ascaso[5] finançaient l’Encyclopédie de Faure, on n’entendit pas de telles condamnations de la part de ces anarchistes français toujours prompts à la critique. Au contraire. Quelques années plus tard, le bucher rédempteur du sacrifice espagnole mit à jamais fin à de telles inquiétudes. La même chose arriva à Sabaté et Facerías. Et la même chose pourrait encore se passer aujourd’hui, mais comme je ne dispose pas de documentations actuelles, je préfère me taire.
Cela étant, il m’est arrivé aussi d’entendre des critiques et des vacheries par rapport à des compagnons qui attaquaient, ici et maintenant, la propriété. Et il ne s’agissait pas simplement de personnes inquiètes des risques pour leur jardin, mais aussi de personnes qui cherchaient l’aiguille dans la botte de foin pour ne pas se voir impliquées dans des opérations qui était trop risquées pour leurs cœurs de petits lapins.
Mais plus tard, une fois le danger disparu, leur jugement devenait œcuménique. Les compagnons (entretemps, certains étaient morts) étaient réhabilités, leurs pratiques étaient devenues « intéressantes ». Et là je ne parle que des meilleurs parmi ces critiques.
Duval avertissait les compagnons du destin qui les attendait : ils seraient calomniés et leurs actes en deviendraient incompréhensibles. Rien n’est plus vrai. Il ne peut en être autrement.
Imaginez-vous un instant avec moi, lecteurs méfiants – du moins, j’espère que vous l’êtes –, un compagnon anarchiste qui travaille pour la commune, un autre qui est employé de banque, un instituteur, un professeur universitaire, un ouvrier syndiqué ou un chômeur qui trouve asile chez sa famille.
Imaginez-vous, je vous en prie, un père fasciné par les idées de liberté que l’anarchisme propage, de très belles idées qui ouvrent le cœur et développent le cerveau. Imaginez ce père en proie à ses problèmes quotidiens comme, par exemple, comment éduquer ses enfants, sauvegarder l’unité familiale, donner un avenir à ses enfants, satisfaire les désirs de sa femme, gagner assez pour vivre… Des milliers de compagnons vivent dans de telles contradictions âpres. J’ai vu succomber les meilleurs compagnons sous le poids de la régularité et de la sainteté des besoins. Les rêves se vident, les idées s’émoussent, l’habitude vainc, l’amertume et la désillusion annihilent tout idéal.
L’anarchie demeure comme un mot vide, rempli de souvenirs, de rêves fanés, de lectures endormantes, d’aventures vécues par personne interposée. Ce qui, hier encore, était rébellion, ou au moins désir d’attaquer l’ennemi et de se sentir vivant, est devenu aujourd’hui résignation méthodique, dans une vision mortifiée de sa propre vie d’anarchiste. Et cette résignation dégénère sur la longue durée en chien de garde attentif et jaloux des limites. Comment est-ce qu’un employé de la commune, un employé de banque (une espèce que celui qui écrit connaît bien) ou un instituteur pourrait ne pas être en pleine désarroi face à l’attitude d’un compagnon qui est capable de prendre et de frapper la propriété des autres ?
Je ne dis pas du tout que l’employé de la commune, l’employé de banque ou l’instituteur seraient des anarchistes qui sont pour la propriété. Je dis qu’ils sont contraires, mais seulement en théorie. Selon eux, l’élimination de la propriété devrait se faire lors de l’avènement de la révolution sociale, donc dans des conditions qui rendraient de facto impossible l’existence de la propriété.
Mais toute attaque partielle ne fait que jeter sur la table la lutte entre les partisans et les adversaires de la propriété. Et comme eux (les employés de la commune, les employés de banque, les instituteurs) se sentent adversaires de la propriété, l’attaque en question les met mal à l’aise, car ils se voient invités à se demander : « Mais si nous sommes contre la propriété, pourquoi alors nous restons ici ? Pourquoi nous ne faisons rien pour l’attaquer immédiatement ? »
Les livres de l’anarchie n’ont jamais appris à personne comment attaquer la propriété et la domination. Certes, on peut en tirer des éléments importants, qui peuvent aider pour clarifier les idées, qui suggèrent des parcours d’action et de réflexion. Mais ils ne suffissent pas.
Il faut encore y ajouter un autre élément. Il faut le cœur, la décision, l’engagement, le dépassement de la fracture morale, qui n’est pas facile à dépasser. Quand apparaît sous les yeux de notre instituteur, de notre employé de banque ou de notre employé de la commune la figure d’un Duval, ils sont immédiatement fascinés.
Mais il s’agit d’une fascination suppléante. Cette figure personnifie tout ce qu’eux-mêmes n’ont jamais réussi à faire, tout ce qu’ils ne feront jamais. Et ils souffrent de cette conscience. Et parce qu’ils en souffrent, ils inventent des justifications, dont celle d’une condamnation de l’attaque directe et immédiate n’est pas la dernière. Et, alors, de la justification de leur propre faiblesse à la calomnie de la force qu’ils ne peuvent pas ne pas admirer chez les autres, il n’y a qu’un petit pas.
Je n’ai pas l’intention ici de réduit tout au vol, au sabotage, à la destruction des hommes et des choses par lesquels la domination se réalise. La révolution anarchiste est bien plus complexe et étendue.
La question est tout simplement suggérée par la figure de Duval. Je n’en parle donc pas parce qu’il me reste encore dans la gorge quelque chose à cracher. Les projets révolutionnaires des anarchistes ne peuvent tout simplement pas se baser sur les cinq francs de contributions auxquels Malatesta faisait référence dans son inquiétude par rapport aux choix de ces compagnons.
La décision d’attaquer en petits groupes n’est d’aucune manière supérieure à la lutte de celui qui se bouge d’une autre façon, qui diffuse des idées anarchistes, par exemple en éditant un journal, qui discute sur des problèmes spécifiques et qui les approfondit à toute occasion, qui participe à toute une série de luttes intermédiaires qui ne semblent pas avoir de fin mais qui pourraient toujours provoquer l’étincelle pour des faits insurrectionnels d’une ampleur plus vaste.
Il ne s’agit pas ici de misérables questions de gradations ou de mérites. Le problème est justement l’inverse. Nombre de polémiques qui ont toujours déchirées le mouvement anarchistes, des tonnes de calomnies dont parlait Duval, provenaient de condamnations aveugles du choix d’attaquer immédiatement par des compagnons qui prônaient d’autres stratégies d’intervention.
Jean Grave, pour donner un exemple d’il y a longtemps, n’aurait pu être un partisan de la « propagande par le fait » (auquel Duval se dédiait comme un pionnier) à cause de sa vision sous-jacente de l’anarchisme. Cette vision part d’une éducation progressive et illimitée des masses en vue de la glorieuse conclusion révolutionnaire qui fondera d’un jour à l’autre le monde futur de la liberté.
Mais sa vision, qui est totalement légitime, ne peut pas constituer une légitimation pour les bassesses contre des compagnons (comme, par exemple, contre Bonnot et ses compagnons) qui agissaient d’une autre manière. Et combien de compagnons (qui choisissent pour une autre forme d’intervention anarchiste dans la réalité) ne s’amusent pas aujourd’hui à calomnier et dénigrer les compagnons qui, aujourd’hui comme hier, insistent sur l’attaque directe et immédiate contre les hommes et les choses responsables de l’exploitation ? Ils sont certainement légion.
Limitons-nous au problème du vol.
Tout pris en considération, le besoin d’argent, que nous avons tous, peut être résolu de deux manières : soit en travaillant, soit en volant. Il existe aussi une troisième manière que j’exclus ici par définition, c’est-à-dire d’être rentier ou d’être né riche, car il ne me semble pas que de tels anarchistes ont existé. Et s’il y a eu des compagnons qui se sont retrouvés dans une telle situation, ils se sont débarrassés le plus vite possible de ce que le destin avait chargé sur leurs épaules.
Oui, il existe certainement quelque industriel qui joue avec la mécompréhension d’être un individualiste et qui prétend d’être un anarchiste parce qu’il « fait ses propres affaires ». Mais là il s’agit de mots, pas de substance. Il n’existe donc que deux voies pour obtenir l’argent dont on a besoin pour vivre. Et il faut choisir.
Il n’y a pas de doute qu’on fait un choix respectable si on choisit la voie du travail. Celui qui se vend, le fait toujours avec les meilleures intentions du monde. Pour sa survie, la survie de ses enfants, de sa famille. Et c’est sur ce socle incontestable que se construit, petit à petit, toute la structure sociale de contrôle et de répression. Les besoins primaires produisent les secondaires, du besoin de pain on passe au besoin de prestige social, de reconnaissance de sa capacité par d’autres, d’être quelqu’un. Une maison, une voiture, des vacances, des voyages, des bijoux. De petites choses, certes.
Quel anarchiste déniera à ses enfants le droit d’obtenir un diplôme, même si toutes les réflexions critiques démontrent que c’est un attrape-nigauds ? Pourquoi est-ce que, précisément, son fils devrait être le pigeon de service ? Pourquoi est-ce que, précisément, son enfant ne pourrait pas réussir à monter l’échelle de la hiérarchie sociale ; il ne revient quand même qu’à l’enfant de l’accepter et de le refuser, et pas aux choix de son père ? Et là, le cercle se ferme.
Le travailleur produit l’exploitation et l’exploitation reproduit le travailleur.
La brisure du cercle vicieux est confiée à des éléments externes, étrangers à la volonté de l’individu : crises du capital, guerres entre les Etats, inondations mondiales, champignons radioactifs. Et en absence de tout ça, c’est l’attente. La préparation, mince !, ça oui ! Les anarchistes se préparent en permanence, préparation et approfondissement critique, lire, toujours plus, toujours mieux, et pourquoi pas, aussi les textes les plus extrêmes et sauvages.
Les changements profonds dans la structure productive ont modifié le rôle du travailleur. Les temps de Duval sont loin. Aujourd’hui, le travailleur est si possible encore plus responsable de l’exploitation qu’à l’époque de Duval.
La misère et l’ignorance généralisée engendraient un besoin extrême de travail. Ce besoin était tellement pressant qu’il ne restait plus de temps pour réfléchir : c’était mourir ou accepter des miettes. La sous-alimentation et la maladie ne laissaient souvent d’autre choix que la mort immédiate, de misère, ou la rébellion aveugle et désespérée.
Ceci faisait qu’on voyait le travail et sa fonction autrement (et ça l’était en effet). La société libérée de demain pourrait être perçue comme une continuation de la société d’exploitation d’aujourd’hui. Certes, une continuation en passant par la rupture (révolutionnaire), mais continuation tout de même. Le travailleur était fier de son métier. Duval était fier d’être un forgeron, de manipuler avec ces propres mains des matériaux durs comme le métal. Et pour rester parmi les compagnons de Duval : pour Léauthier c’était une question d’honneur de frapper l’ennemi avec son propre outil de travail, l’allène, tandis que les rapports policiers décrivent Marpaux comme « un bon travailleur ».[6]
Substantiellement, les ouvriers les plus exploités, les couches de misère extrême qui se vendaient aux employeurs, constituaient la grande majorité. La structure pyramidale de la production, très centralisée, était dans les mains d’un petit nombre de propriétaires, d’une couche négligeable de chefs d’entreprises et d’associés d’affaires, mais reposait sur les innombrables crève-la-faim qu’on mettait à la porte au moindre changement des lois du marché.
Et là il faut faire une réflexion souvent négligée.
Les luttes revendicatives ont augmenté le niveau de vie des travailleurs. Elles ne les ont peut-être pas levés au niveau du bien-être pour tous, mais, tout de même, à un niveau de possibilités financières suffisantes. En même temps, les conditions de travail et la vie à l’usine changeaient.
Des améliorations et des systèmes d’assurances et de retraites ont renforcé la situation financière et sociale du travailleur. Cela ne s’est pas traduit par une plus grande disposition à la lutte, ce que les prétentions naïves des partisans des luttes ouvrières et syndicales avaient pris pour quelque chose de quasi certain ; au contraire, ce fut le début d’un affaiblissement. Les transformations du capitalisme postindustriel ont fait le reste.
Mais limitons-nous ici à ce grand problème de l’affaiblissement de la conflictualité suite à l’amélioration du niveau de vie des travailleurs.
En soi, cela est très compréhensible et a son pendant dans presque tous les champs des rapports humains. On voit immédiatement qu’il s’agit de pure répression. Pourquoi cela reste-t-il, alors, encore si difficile à comprendre aujourd’hui ? C’est parce qu’on refuse de voir les conséquences de l’intégration de l’individu dans le système productif. Aujourd’hui, le travailleur produit quelque chose qui le dépasse, du fait de la sectorisation de l’économie, et qu’il ne comprend donc pas. Mais la finition de l’objet produit, la finition en termes de symbole social, lui est offerte comme si c’était à portée de main. En autres mots, le travailleur d’aujourd’hui n’est qu’en quantité négligeable le forgeron qu’était Duval. Il produit, par exemple, des voitures, mais n’a pas la réalisation matérielle entre ses mains. Ordinateurs, robots, chaînes de production synchronisées, distance, stockage territorialement diffus : tout cela lui enlève la vision directe sur la chose produite. Cette chose lui est alors refourguée comme objet de consommation à travers le système de distribution commerciale qui la transforme en symbole donnant du prestige, donc de la reconnaissance et la confirmation du succès personnel.
La circulation d’objets transformés en symboles, donc des objets dont l’ancienne valeur d’usage est remplacée par un ensemble de valeurs symboliques et marchandes – ce qui n’est pas facile à dénouer –, ne se limite pas au seul moment économique (consommation et production), mais implique la société dans son entièreté, une société de symboles et de besoins induits. Et on ne peut presque plus se soustraire à leur nécessité.
Ainsi le travailleur, qui, d’un côté, est devenu plus riche, est devenu de l’autre côté plus pauvre, un engrenage dans la circulation fictive des richesses qui ne l’enrichissent plus mais qui le désarment devant les exploiteurs et le rendent complice à eux.
La rébellion d’aujourd’hui, autant celle d’un Duval, ne peut donc plus arriver par la dimension positive du travail. Il n’y aura plus de compagnons qui, quand ils revendiquent leurs vols et tout le reste de ce qu’ils avaient décidé de faire devant le tribunal, diront avec la fierté d’antan que tout leur a été enlevé et qu’ils ont donc le droit à « la reprise individuelle » en attendant la reprise collective.
L’attaque contre la propriété et contre les responsables de l’exploitation, le sabotage, la destruction de ce qui opprime, ne peuvent plus naître de l’impossibilité de trouver du travail, mais partiront toujours plus d’une renonciation consciente aux promesses illusoires du travail.
Cela dit, la critique du travail n’est pas un problème facile et il serait bon que les compagnons le traitent de façon attentive. Je ne m’étends pas là-dessus étant donné que ça a déjà été fait ailleurs d’une façon plus détaillée[7].
Les considérations que je veux approfondir ici, à propos du milieu répressif dans lequel est arrivé Duval après sa condamnation, concernent le même rapport entre une amélioration des conditions et une diminution de la combativité.
Dans notre imagination, Cayenne reste toujours le comble de cruauté. Si en lisant un roman ou peut-être en regardant un film on cherche à reconstruire ces expériences, cela nous fait frémir. Je me suis demandé qu’est-ce que nous aurions pu et su faire dans de telles conditions. Ceux qui, parmi nous, ont connu la prison et la torture, comme c’est devenu le pain quotidien dans le monde actuel, continuent aussi à se demander comment nous aurions réagi dans les conditions de torture et d’emprisonnement qui avaient cours sur les îles de Guyane.
Une réponse superficielle pourrait être que là aussi, tout comme Duval et ses compagnons, nous aurions craché notre fierté anarchiste à la gueule des gardiens. Mais je n’en suis pas très sûr. Je n’en suis pas sûr, en premier lieu en tant qu’anarchiste qui cherche à regarder les choses de façon critique ; et deuxièmement en tant qu’homme qui a vu trop de choses, et trop de choses laides pour ne pas connaître un tout petit peu le cœur des gens, le cœur de mon contemporain.
Il n’y a pas de doute : nous sommes affaiblis. Tous, sans exception. Le nivellement de la société actuelle nous a rendus négociateurs et opportunistes. Peut-être pas tellement au niveau hypothétique, mais ça reste à voir au niveau concret. J’ai connu des compagnons qui voulaient manger le monde entier et que j’ai vu, après cinq ou dix ans de prison, accepter n’importe quel compromis qui les ferait sortir de leur situation. Il ne faut pas me comprendre à travers, il n’y rien de sale à cela : pas de délation ou de trahison des compagnons, rien de tout cela, juste un simple consentement aux propositions de l’Etat. Qu’est-ce que veulent nos persécuteurs d’aujourd’hui de nous, en fait : une petite déclaration, un geste de dissociation, quelques phrases sur papier, rien de plus. Pourquoi ne pas l’accepter et sortir de la boue ?
C’est un fait que nous sommes tous devenus plus faibles. Tous. Comment réagirait-t-on devant un Etat qui nous propose, en cas de non-signature, une année en chaînes, au pain sec, dans des températures tropicales et enfermé dans une cave avec les rats comme seul compagnie ?
La réponse immédiate (et superficielle) serait que dans ce cas-là, on acceptera beaucoup plus vite. Mais en fin de compte, ce n’est pas ainsi. Une telle réponse ne saisit pas le problème et ne rend pas justice à mes considérations. Je ne suis pas en train de dire que pire vont les choses, mieux va la lutte révolutionnaire, je dis quelque chose de plus complexe. Les choses ne peuvent pas empirer à cause du comportement méchant d’un quelconque gardien de la périphérie. Ça peut arriver (personnellement, je l’ai vécu plusieurs fois), mais ce sont des cas exceptionnels. Les conditions dans lesquels Duval s’est retrouvé, répondent à la situation multiple du monde comme il était à cette époque-là : dans l’usine, dans la famille, dans la vie quotidienne et donc aussi dans les prisons et les régimes spéciaux pour les déportés.
Une société violente et implacable, où les patrons ne faisaient rien, ou peu, pour cacher leurs intentions et où les exécuteurs des hautes et basses œuvres de la Justice agissaient en conséquence. Moins d’hypocrisie, moins de bien-pensance, moins de radotage, moins d’assistancialisme, moins de démocratie. Celui qui attaquait la propriété savait à quoi s’attendre. Celui qui distribuait un tract anarchiste, risquait jusqu’à huit ans de travaux forcés. Et malgré tout, des compagnons distribuaient des tracts, collaient des affiches… et ils étaient nombreux, et ils n’avaient pas peur, et ils ne faisaient pas de calculs.
Imaginez, aujourd’hui nous aussi, anarchistes, nous collons des affiches et distribuons des tracs, nous aussi, nous parlons et critiquons, et tout le reste, mais quels risques concrets courons-nous ? Quelques mois de prison dans le pire des cas. Si le pouvoir décidait demain, tout d’un coup, de punir ce genre d’activités anarchistes de huit ans de travaux forcés, combien d’entre nous continueraient ? Très peu, peut-être même personne. Non pas par parce qu’individuellement pris, nous les compagnons serions devenus plus lâches et plus calculateurs que Duval, mais parce que le contexte social rend une telle condamnation lourde, illogique, parce qu’elle ne correspond pas à l’évolution de nos habitudes et qu’elle est donc impensable. Et comme toute chose impensable, il n’est pas facile de se l’imaginer.
D’autre part, l’amélioration des conditions dans la société nous a rendus, comme je l’ai déjà dit, plus faibles et donc inaptes à une radicalisation de la lutte.
Si cela était vrai, nous saurions, à l’inverse, comment vaincre les obstacles qui se présentent pour des raisons internes à la structure de la société, donc à cause d’un glissement interne de différents composants de celle-ci (comme on a pu le voir en ex-Yougoslavie : la barbarie la plus absolue était aux portes du monde civilisé et il n’a pas fallut longtemps avant qu’elle arrive).
Mais tant que ces glissements objectifs n’arrivent pas, nous nous laissons (concernant nos capacités individuelles à affronter une situation répressive) trop facilement impressionner dans la plupart des cas.
Le bon-chic-bon-genre – apparent – de la démocratie nous a rendus plus faibles. Le coup a ainsi pénétré plus profondément. Nous avons mille scrupules. Les anarchistes, braves gens.
Duval et ses compagnons n’étaient pas ainsi. Ces temps étaient trop différents des nôtres. Voilà pourquoi nous risquons en lisant sur leurs actions, maintenant, tant d’années plus tard, de nous contenter de les admirer et basta. Nous risquons de les transformer en histoires abasourdissantes.
Mais si nous ne soulevons qu’un petit peu le voile de la tromperie démocratique, nous nous rendons compte que la distance entre le pouvoir et ceux qui le subissent est restée identique.
D’un côté les inclus, maintenant quasi entièrement en sécurité à l’intérieur de leurs petites forteresses médiévales, uniquement prêts à marchander de meilleures conditions en échange de la perpétuation de la domination ; de l’autre les exclus, toujours plus désarmés, toujours plus bêtes. Parmi les nombreux résultats de la stratégie possibiliste, nous pouvons compter qu’elle a réussi à nous déconseiller d’utiliser dans la lutte tous les instruments possibles, sans distinctions.
Ainsi nous avons été transformés en gentlemen habitués à discuter et à débattre dans les assemblées, mais inaptes à la bagarre aux couteaux, une dimension toujours possible de la lutte contre les oppresseurs. Tandis qu’eux, nos chers maîtres du bon-chic-bon-genre, peuvent nous attendre à n’importe quel moment avec des mitraillettes qui crépitent, nous abattre en toute bonne conscience ou nous torturer dans les caves d’une prison lointaine, loin de la lumière du jour, et ensuite imputer officiellement notre mort à un arrêt cardiaque.
Mais toute catégorisation laisse les choses comme elles sont. Les misérables accablés par l’exploitation sans se rebeller sont innombrables, qui acceptent le peu qu’on leur donne en échange, qui rêvent d’une impossible ascension sur l’échelle sociale, qui se traînent sur le chemin de la souffrance et qui sombrent.
De la même façon, les vendus (ceux qui soutiennent le pouvoir de la force de leurs bras ou des finesses de leurs cerveaux ; flics ou dessinateurs des miraculeuses vertus des dominants de service) attendent que les choses s’améliorent pour obtenir, à la fin de la course, leur petite retraite.
Des sommets où le jeu du pouvoir devient palpable, sommets pleins de responsabilité et de saloperies, jusqu’au serviteur le plus bête de l’Etat ; et transversalement, du plus bas producteur qui souffre en fabriquant quelque chose que lui est devenu incompréhensible, jusqu’au cadre intermédiaire, sûr de lui, et dont le bien-être misérable est garanti, personne n’est vraiment satisfait de sa propre situation.
Le bureaucrate important qui accumule du fric et des responsabilités, qui a obtenu un prestige incontestable, lui non plus n’est pas satisfait de sa situation. Et d’une façon étrange, cela le lie avec l’exploité le plus misérable qui cherche à survivre. Mais presque jamais, ni l’un, ni l’autre ne se rebelle. Le premier pour des raisons, fondées en apparence, de bien-être obtenu, le second pour des raisons, en apparence tout aussi fondées, d’insatisfaction et de misère.
Mais est-ce que le bien-être ou la misère peuvent vraiment satisfaire l’homme ? Ou est-ce que la misère fait automatiquement de l’homme un rebelle ? Non. Il faut encore autre chose. Et quand cette autre chose est là, la rébellion explose.
La misère en soi ne suffit pas à créer un rebelle, tout comme le bien-être en soi ne suffit pas à satisfaire quelqu’un de son rôle d’exploiteur privilégié.
Souvent, la misère engendre d’autres misères, et un embrouillement consécutif de la conscience, plus d’adaptation et plus de soumission, peut-être même la foi chrétienne dans un monde meilleur après la mort. Souvent, très souvent, le bien-être engendre un désir de plus de domination, de positions sociales plus hautes, de plus d’accumulation et de reconnaissance par d’autres.
Mais ceci ne sont pas des modèles absolus. Il y a des rebelles de différentes origines et souvent la misère, comme motivation de l’instinct de révolte, n’est pas un fondement sûr.
Le rebelle bouleverse la situation d’où il part. Que ce soit la misère ou le bien-être, le rebelle se pose contre. Et il n’est pas dit qu’il soit plus facile de lutter contre la misère. Sur ce plan, il n’y a pas d’évidences, tous les lieux-communs du passé devraient être revus sans fermetures idéologiques.
Une nouvelle manière de voir la vie (que serait la rébellion autrement ?) ne se construit par en démolissant la manière précédente, mais en y pénétrant, en bouleversant des schémas et des catégories, en critiquant les convictions dépassées et fausses, donc en faisant vibrer ses propres désirs et en les orientant sur le totalement autre, mais aussi sur ce qui est déjà connu parce que ces désirs sont devenus complètement inacceptables dans la dimension précédente.
Souvent le rebelle se retrouve dans la situation tragique d’en même temps comprendre et ne pas comprendre ce qui est en train de se passer. Il contredit et se contredit, il va à l’encontre du nouveau, donc aussi de la démolition du vieux ; il reste amoureux d’émois et de mémoires qui appartiennent au vieux monde. Il n’existe pas de ligne droite qui continue sans jamais fléchir. Rien en nous ne meurt une fois pour toutes, rien n’est définitivement vie nouvelle. Le rebelle n’est jamais saint dans tous ses aspects. Aucune rébellion n’élève la vie au-dessus de tout doute possible.
A une époque, on a pensé à tellement nombreux que la révolution n’était peut-être pas très simple, mais c’était malgré tout un procès linéaire. Les plus aventureux d’entre nous avançaient des doutes, mais en fin de compte ces doutes restaient des discours marginaux si on les compare au mouvement qui semblait s’étendre implacablement. Les caprices idéologiques sont comme les amours amers les plus inexorables. La lecture des événements a toutefois produit des considérations plus matures.
Certains ont saisi la signification meurtrière de ces considérations et se sont retirés de manière ordonnée en acceptant l’offre du pouvoir. En échange de quelques miettes misérables, ils sont allés remplir les interstices de la collaboration.
D’autres ont saisi la signification vitale de telles considérations et ont élargi leurs propres horizons critiques. Ils ont commencé à approfondir des points de départ qui, auparavant, ne semblaient pas fondés. Ainsi, les nouveaux concepts n’écartent pas les vieux (le désir vers « la fin de la lutte » implique aussi l’écartement de ce qui s’est déjà passé), mais les bouleversent totalement, les transforment et les préparent à être ré-élaborés en nouveaux concepts. La vie serait un bagne incolore et dépourvu de sens si on ne réussissait pas à la lire par le prisme d’une continuation d’idées et de sentiments.
Finalement, nous avons compris qu’aucune révolution ne sera le résultat de la somme de certains événements, que ce soient des faits individuels ou sociaux généralisés. Le destin de la vision quantitative est de générer les conditions d’une croissance ultérieur, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Dans cette direction, il n’y a pas de limite.
Si nous avons compris cela, on ne sait toujours pas ce qui amène la rébellion dans la concrétude des choix individuels radicaux. Pourquoi est-ce qu’un Duval agit comme il agit ? Par misère, tempérament, lecture anarchiste, fréquentation de milieux anarchistes où fermentent des incitations révolutionnaires, par hasard ? Qu’est-ce qui produit un rebelle ? On ne sait pas. Parfois on peut indiquer les choix et les conséquences de ces choix, qu’en outre on ne peut analyser que dans le miroir mutilant de la reconstruction.
Le cœur, ou mieux dit, les sentiments.
Mais est-ce que les sentiments ne pourraient pas non plus être des éléments d’ordre, de prudence, soit, de consentement ? Sans doute. Il n’existe pas d’adéquation entre les sentiments et la rébellion, car cela sonnerait comme de prétendre que pour rebeller, il faut endormir la raison. Le cerveau et la conscience, réfléchir et étudier, peuvent être des éléments importants de l’action révolutionnaire, que l’on comprend ici comme commençant par la révolte individuelle, mais celle-ci ne peut pas être résumée à cela. Toute réflexion porte à une prise de conscience : plus nous en savons, moins nous pouvons nous réfugier derrière l’ignorance.
Mais toute prise de conscience ne porte pas automatiquement à la rupture de l’équilibre, à la dimension de l’attaque. Souvent, la conscience et la réflexion rendent l’action plus lourde ; ne facilitent pas son élaboration. A d’autres moments, l’inverse peut arriver, mais comment s’y orienter ?
Il n’existe ni règle générale ni tendance suffisamment compréhensible. Le plus souvent, ce ne sont pas les intérêts qui incitent à la rébellion, mais bien la dignité lésée. Et pour la réponse à l’oppresseur, une réponse qui devient alors l’attaque au cours de sa maturation, il ne faut que peu.
L’esclavage d’un seul homme sur terre est mon esclavage car à cause de sa souffrance, je ne peux jamais être libre. Comme on voit, on se retrouve ici loin au-delà de la simple revendication. Par une simple métaphore qui n’honore pas l’idée derrière, on peut considérer la défense de ses intérêts (comme par exemple dans un discours syndical) comme une lutte contre toute lésion à la dignité. Certes, les chemins de la révolte sont des sentiers tortueux, mais ils présentent quand-même des analogies.
Duval mûrissait par l’action au milieu de la misère et de la difficulté de la vie, mais aussi par l’approfondissement théorique, la discussion, les assemblées populaires. Ensuite, d’une façon cohérente, il a réfléchi sur ce qu’il avait à faire. Il se donnait les moyens pour agir (tout d’abord l’argent) et attaquait l’ennemi. Quand on est convaincu de ce qu’on fait, tout devient extrêmement simple. Alors, plus rien ne peut nous retenir. Une fois qu’on a réalisé l’unité de la théorie et de l’action, elle ne se rompt pas facilement.
Ailleurs les bavardages, les calculs, l’attente.
[1] Vittorio Pini (+-1860 – 1903). Après avoir participé dans les années 1870 aux activités des internationalistes en Italie, Pini émigre vers la France en 1886. Avec d’autres, il forme un groupe anarchiste (« Les intransigeants de Londres et Paris », « Les vagabonds de Paris », les « Rebelles de Saint-Denis » ou encore « Le groupe des introuvables »). Le groupe se dédie entre autres à des expropriations et réalise toute une série de cambriolages audacieux chez les puissants. Le butin est en grande partie utilisé pour financer des journaux anarchistes comme « Il Ciclone » (1887) et « Il Pugnale » (1889). Le groupe a aussi fondé une imprimerie. En 1888, Pini est accusé par l’Ambassade italienne de différentes actions : avoir poignardé un agent du gouvernement italien, des cambriolages, la fabrication d’explosifs et l’élaboration d’un plan pour assassiner un général italien. Pini serait aussi parmi les protagonistes du groupe « La Cloche de Bois » qui aidait des compagnons en difficultés à déménager discrètement quand ils ne pouvaient plus payer le loyer. En outre, des socialistes italiens l’accusent d’être à la solde de la police. Le 13 février 1889 il se rend avec Luigi Parmeggiani en Italie pour poignarder un des socialistes calomniateurs à Mirandola. Trois jours plus tard, la police tente de les arrêter, mais les compagnons ouvrent le feu et s’enfuient vers la France. Le 18 juin 1889 Pini est dénoncé et arrêté, avec les compagnons Placide Schuppe, son frère, Maria Schoenen et la compagne de son frère. Lors de son procès le 4 novembre 1889, Pini tente de décharger ses présumés complices et revendique ses vols : « Soyez-en certains, je ne rougis pas de vos accusations et j’éprouve un doux plaisir à être appelé voleur par vous. » Il est condamné à 20 ans de travaux forcés en Guyane. En 1898 il s’évade, mais est repris au Suriname. En 1903, Pini meurt en Guyane.
Auguste Vaillant (1861-1894) jette le 9 décembre 1893 une puissante bombe dans l’Assemblée nationale de la République Française en pleine séance parlementaire. Cinquante personnes sont blessées, dont Vaillant. Il voulait entre autres venger l’exécution de Ravachol. Lors de son procès, il déclare « “Messieurs, dans quelques minutes, vous allez me frapper, mais en recevant votre verdict, j’aurai au moins la satisfaction d’avoir blessé la société actuelle, cette société maudite où l’on peut voir un homme dépenser inutilement de quoi nourrir des milliers de familles, société infâme qui permet à quelques individus d’accaparer les richesses sociales. Las de mener cette vie de souffrance et de lâcheté, j’ai porté cette bombe chez ceux qui sont les premiers responsables des souffrances sociales. » Il est condamné à mort et guillotiné le 5 février 1894. L’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio le venge le 24 juin 1894 en assassinant avec un poignard le président français, Sadi Carnot, à Lyon.
[2] Clément Duval a écrit ses mémoires, Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste avec l’aide de l’anarchiste italien Luigi Galeani. Une première version italienne a été publiée par L’Adunata dei Refrattari (New York), quelques extraits traduits sont parus de l’Endehors en France. Il faut dire que Galeani ne s’est pas retenu de « récrire » des bouts, de supprimer des passages, etc.
[3] Jean Grave (1854-1939) était un écrivain important et un protagoniste du mouvement anarchiste français. Il est à l’initiative de la revue Les Temps Nouveaux qui a publié plus de 900 numéros. Il était un défenseur doctrinaire du communisme libertaire et ne supportait pas les individualistes, les illégalistes et les anarchistes autonomes. Il a même répandu la fausse rumeur que l’anarchiste et individualiste Albert Libertad était un indicateur. Jean Grave a signé le « Manifeste des Seize », par lequel différents anarchistes (dont, entre autres, Kropotkine) apportaient leur soutien aux gouvernements qui faisaient la guerre avec l’Allemagne dans la Première Guerre Mondiale.
[4] Possibilisme, c’est la conception et stratégie politique qui divise le but final en différentes étapes (pas par pas). Dans ce sens, c’est plus ou moins un synonyme pour réformisme.
[5] Buenaventura Durruti (1896-1936) et Francisco Ascaso (1901-1936), des anarchistes espagnols bien connus, formaient dans les années 20 le groupe Los Solidarios, un groupe d’attaque qui a réalisé plusieurs attentats. En juin 1923, Los Solidarios assassinent le cardinal Soldevilla, un des plus importants financiers des dits pistoleros, crapules payés par le patronat espagnole pour briser la résistance ouvrière en blessant et assassinant des combattants. Après l’attentat, Durruti, Ascaso et Jover se réfugient en Amérique du Sud et en Argentine, ils participent à toute une série de braquages de banque pour financer le mouvement. Ils retournent clandestinement en France où ils sont arrêtés le 25 juin 1926. Ils sont condamnés à une peine de prison et expulsés. Plusieurs pays européens, dont la Suisse et la Belgique, les expulsèrent à leur tour. Au final, ils rentrent en Espagne pour continuer la lutte anarchiste là-bas.
L’Encyclopédie anarchiste fût un projet de Faure entre 1925 et 1934. Il n’y a que le premier tome, 2893 pages en quatre volumes, un « dictionnaire » anarchiste, qui est édité. Des centaines d’anarchistes toutes tendances confondues y participèrent.
[6] Léon-Jules Léauthier (? – 1894) était un jeune cordonnier anarchiste qui décida en 1894 d’assassiner le premier bourgeois qui croiserait son chemin. « Je ne frapperai pas d’innocent si j’attaque le premier bourgeois que je vois. » Dans un restaurant, il se choisit un client décoré (qui se révèlera plus tard être un ministre serbe) et l’assassine avec une allène. Il est condamné aux travaux forcés à perpétuité et mourût en 1894 lors de la mutinerie sur les Iles du Salut en Guyane.
Edouard Marpeaux (1866-1894) était un anarchiste qui participait à la « Ligue des anti-patriotes » à Paris et au groupe d’expropriateurs autour de Pini. Il réalisa plusieurs expropriations. Le 17 novembre 1893, quand il allait chercher le courrier au bureau de poste, il tenta d’échapper au piège policier en poignardant à mort un agent. Il fût quand même arrêté et condamné, le 28 février 1984, aux travaux forcés à perpétuité. Il mourût quelques mois plus tard, le 23 octobre 1894, lors de la mutinerie sur les Iles du Salut en Guyane.
[7] Comme par exemple Alfredo M. Bonanno, Détruisons le travail, Tumult Editions, Bruxelles, décembre 2013 ou dans Salto, numéro 2, novembre 2012 sous le même titre.
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