N’Dréa

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Os Cangaceiros, Février 1992.

Au lecteur,
Notre amie et associée Andréa apprend en 1985 qu’elle a le cancer. Après opération, rayons et chimiothérapie, elle n’a plus espoir de guérir. En octobre 1990, on lui propose un traitement expérimental ; elle met alors à exécution une décision qu’elle avait prise depuis longtemps, celle de rompre radicalement avec le milieu hospitalier et médical, cela pour garder l’initiative de sa fin. Elle écrit deux lettres, l’une aux infirmières, l’autre à son amie Bella. Son choix est fait. Elle rejoint ses amis pour y chercher une complicité par rapport à son combat, non par rapport à sa maladie. Elle va faire tout un flan d’une histoire banale.

OS CANGACEIROS

 

Je dédie ce livre à Fatima

« On doit toujours choisir le chemin-qui-a-du-cœur de
manière à toujours être au mieux de soi-même, peut-être
pour pouvoir toujours rire.
« Un homme de connaissance vit en agissant et non en
pensant à agir, et encore moins en pensant à ce qu’il
pensera lorsqu’il aura fini d’agir. Un homme de
connaissance choisit un chemin-qui-a-du-cœur, et le suit. »

L’INDIEN YAQUI

Lettre aux infirmières

Novembre 1990

Le cynisme de ces deux feuilles à signer [1], sur un topo de trente pages que l’on ne m’aura même pas fait lire, dans le style sibyllin : » j’ai la liberté de retirer mon consentement à tout moment, sans encourir aucune responsabilité, etc. », ben non. Manquerait plus que ça ! Qui est-ce qui paie ces expériences avec le bidouillage de mes globules ? entre autres ? Sanofi [2] ne paie rien, mais encaisse avec la bénédiction du Comité d’éthique !et le sentiment d’impuissance complice d’équipes médicales.

L’impuissance a tellement envahi les esprits que le cynisme de ces labos, plus personne ne le remarque. Sauf les malades qui souvent le savent intimement mais préfèrent encore ça – c’est-à-dire qu’on leur donne l’impression de pouvoir faire quelque chose pour eux – encore une fois.
C’est une illusion dont je n’ai pas besoin.
Et vous, les infirmières, marchez là-dedans : donner de l’espoir à tout prix et à n’importe quel prix. Peuchère ! on ne pourrait vous en blâmer ; mais de la sorte, vous êtes complices d’un corps médical aussi raide que la justice ! et d’un jaloux ! et vous voulez combler l’inhumanité de la médecine par un dévouement sans limite ; mais vous n’épongerez jamais l’écart de plus en plus criant entres les malades et la manière avec laquelle ils sont considérés (par la chimie, les labos et chercheurs à l’affût de subventions, les hôpitaux et cliniques, le lobby nucléaire, etc.).
Il eût été profondément humain, si, durant votre grève, vous aviez révélé avec quel scandale est considérée la vie humaine. Vous en savez un rayon là-dessus. Et là, tout le monde était avec vous ! Car l’argent gouverne, mais vous, vous aviez des motivations autres, qualitativement, à faire connaître.

Prenez ce petit mot comme une marque de reconnaissance de quelqu’un qui préfère un moi de liberté plutôt qu’une année de chimio, avec bien sûr toutes les conséquences qui pourront s’ensuivre.

Et sachez que ce n’est sous aucune influence perverse que ma décision fut prise, in extremis. L’espoir, comme le désespoir, sont les laisses de la soumission. Ce n’est pas en désespérée que j’agis, pas davantage par défi. Juste par raison et sagesse. Je vais respirer l’air pur.

Je salue toute l’équipe et le secrétariat.

N’Dréa


Lettre à Bella

Le 30 Novembre 1990

« Où irais-je avec tant de morceaux de moi-même ? »
Moha le fou, Moha le sage, TAHAR BEN JELLOUN.

Bella,

Finalement, j’ai envoyé toute chimio, présente et à venir, aller se faire foutre ensemble. Basta ! Ils feront leurs petits bidouillages expérimentaux sans moi. Et puis merde ! A chaque handicap, l’humiliation mute qualitativement, comme un poids moral que je devrais accepter en supplément. Il ne me reste plus que la liberté d’esprit, et celle-là est à prononcer avec l’accent de Marseille. Cette maladie m’est imposée, soit ! Mais j’aurai le dernier mot. Cette simple idée donne une sacrée satisfaction mentale ; tout en sachant par avance le prix d’un choix qui n’en est pas franchement un. Merde à la grosse putasse d’idée Economie ! (hey ! j’vous rallonge pour un an, vous pourriez me r’mercier…) pas question de vivre à mi-temps.

Les plus sadiques pourront toujours penser que je fais ma fière mais que je n’en ai pas les moyens, que, quand on est dans mon état, on ferait mieux de la boucler. » Incapable de courir, peut tout juste transporter un kil de vin, fuit tous les lieux « publics »où traîne une fumée de cigarette »,etc. Ces gens-là je ne les ai jamais fréquentés, mais j’en croise de ces monstres mettant en avant « leurs » bons droits. Je les maudis avec ma rage impuissante et, faible consolation, je me dis qu’à ma place ils se chieraient dessus. C’est peu.

Je fais une croix sur ce Paris où l’air n’est plus à respirer. Même la fonction de respirer n’a pas été reconnue nécessaire, car cela fait longtemps que les cerveaux ne se sont pas oxygénés. Une petite bouffée quand même venue récemment de la banlieue… juste percée dans l’asphyxie générale. Je n’y étais qu’en transit, dans cette ville et la répétition de mes passages (comme n’importe quelle répétition) effleurait de trop près le labeur. D’autant que ma toux s’étant aggravée, notamment la nuit, le tabou d’un « bon état général » s’en trouvait trahi ; je serais bien en peine de le feindre désormais même pour l’amour d’une petite tête blonde. J’ai appris à dompter mes émotions, du moins à les réfléchir ; ce serait faire trop de concessions que de prendre sur moi, en plus de ma bagarre, l’angoisse que je n’ai pas mais que j’occasionne sur les plus faibles de mon entourage, parce qu’ils m’aiment. Tout concordait donc pour que je prenne une décision. Le saut fait, j’étais ravie ; ce temps où je me repose, je vais l’utiliser à écrire. Dire merde.

Pour commencer, j’ai envoyé un petit mot aux infirmières, écrit d’un jet. Je leur évite, en refusant d’être cobaye, une double traîtrise : me mentir pour me faire espérer, et taire le but de l’expérimentation (qui se fait à mes dépens, au profit d’un labo). A ces lobbies, combien de déchets sont-ils permis après l’échec des deux protocoles antérieurs ? je tenais simplement à ce qu’elles sachent le petit service que je leur ai rendu : elles ne s’en seraient peut-être pas rendues compte ! L’impuissance des uns justifiant l’impuissance des autres, justifiant, etc. Chacun trouve ainsi excuse à ses lâchetés, perd son temps ensuite à brouiller sa mauvaise conscience. L’affichage de leur gentillesse avait fini par me laisser froide.

La perte complète de l’autonomie de la médecine remonte à la deuxième guerre mondiale. L’Etat ne pouvait laisser échapper un tel pouvoir. Le décervelage d’un rebelle se faisait dans le secret blindé d’une prison, d’un hôpital psy., etc, comme un acte médical expérimental et ultime venant après le travail obligatoire, puis l’enfermement. Même sue après coup, cette collusion de la médecine et du pouvoir faisait relativement scandale. Aujourd’hui, l’expérimentation se fait à grande échelle, indistinctement et dans l’abstraction la plus absolue : c’est à dire hors de la perception des sens, de leur vigilance. Deux coups furtifs de rayons, sans douleur, sans odeur, sans couleur, sans bruit, et vous voilà castrée, on ne peut faire plus « soft »… Ah oui, on vous avait dit que l’échange sexuel resterait inchangé… Trop tard.
Les Etats se sont coordonnés. La moindre chimiothérapie, radiation, hormonothérapie, sera le fruit d’un protocole international pour le pouvoir impérial des statistiques, de la chimie, du nucléaire… Le Comité d’éthique national, composé avec discrétion des représentants des lobbies, veille à l’application de ce protocole [3]. Par contre, dans les phases terminales d’une maladie (avec votre signature qui « décharge »), l’accord se passe directement entre le laboratoire et un comité d’établissement, qui aura pris pour l’occasion le nom pompeux de « Comité d’éthique », ce, pour amener volontairement la confusion avec le Comité d’éthique national. Les mots sont chargés d’indiquer leur exact contraire : Ethique ! ! Ainsi toute expérimentation désormais sera massive, mais contrôlée ; sauvage, mais légale. L’Etat légifère la tautologie entre le citoyen malade d’un monde et un monde qui perçoit, dans la maladie qu’il produit, un défi industriel promis à un avenir sans fin. Les méthodes ayant droit de recherche s’avèrent aussi meurtrières que le mal lui-même, à long terme. Ainsi le nucléaire produit des tumeurs, que l’on détruit avec le nucléaire qui engendrera d’autres tumeurs, etc.
La médecine, la science en général, n’a plus aucune vision du devenir de l’homme, du monde ; elle ne se soucie que de ce qui est « techniquement » possible de rafistoler dans l’immédiat. A partir de cela, toute manipulation est possible et cautionnée par avance. Le pouvoir de l’Etat, après notre anéantissement, se duplique au nom de notre « rétablissement ».
Pouvoir sur notre vie, notre mort, nos gènes, nos hormones, nos sexes, nos défenses, etc., à ce point, c’est du jamais vu !

Le citoyen de 1984 de G. Orwell, c’était celui du Q.H.S. : flicage continu de la pensée, électrochocs, surveillance électronique… Pouvoir omniprésent et anonyme, Big Brother s’est dissout. Il ne s’agit que du monde « devenu » : la déconvenue génère l’impuissance générale et éloigne davantage toute responsabilité morale. Le résultat de la démission de l’homme sur son monde s’exhibe désormais par le matraquage de catastrophes toujours plus inévitables (une fuite radioactive par-ci, une mer en moins par-là), faillites irréversibles desquelles il faudra s’accommoder, apprendre à vivre sans futur, au jour le jour, dans l’instabilité obligatoire et la légèreté instituée. La dégénérescence sociale a fini par atteindre le vivant dans le réduit le plus intime de son être, son dernier carré : le « noyau » de sa cellule. A l’époque du tout nucléaire, le dysfonctionnement au cœur du vivant s’apparente au désordre qui gouverne le monde. Esquive de la vigilance immunitaire, sabotage de l’intercommunication, détournement unilatéral de l’information, organisation pour son propre compte au détriment de l’ensemble, régression à l’indifférenciation, prolifération,… jusqu’à la mort de l’hôte.
Onc et proto-onc, négatif et positif, toujours ensemble et si ressemblants, petite confusion innocente deviendra fatale ! petite bombe à retardement deviendra grande, machine de guerre vivante ! terrorisme à usage individuel et familial, transmissible par état d’âme. pour le sida, comme pour le cancer, on retiendra qu’avoir de l’amour, de la haine, des sentiments, de l’affection, peut être une faiblesse mortelle, pas besoin de Big Brother. Les « Glaives », Gladio, dans toutes les langues européennes, peuvent se dissoudre désormais : la terreur s’auto-génère dans le mou du tissu social. J’aimerais parvenir à écrire sur ce sujet.

Quand tout ce qui est officiel inspire le soupçon, il ne faut pas s’étonner que la marginalité d’un Beljanski [4] soit une aubaine pour tous ceux qui en vivent. Nos contestataires sont devenus avec les années 80, des gestionnaires avisés et pragmatiques du stress, de la perte… en général ! J’ai donc fait le voyage à Lyon pour ces fameuses gélules. Que de fatigue, que de feeling d’arnaque ! j’ai eu droit à toute la panoplie :
– La photo pour le magnétiseur ;
– Le dessin, selon la méthode Machin d’interprétation ;
– Les deux petites phrases à écrire tous les jours (« je bénis mes ennemis ») ;
– Les produits Beljanski ;
– La série d’examens pas remboursés par la Sécu ;
– La liste des livres à lire ;
– Au cas où rien ne marcherait : la clinique en Suisse pour un jeûne assisté à 700 francs !
– 400 francs la consultation ;
Il ne manque plus que le voyage à Lourde !

Fallait y penser au jeûne assisté pour malade en phase terminal ! hein ? et si ce n’était pas si cher, comment, autrement, être pris au sérieux ? C’est que la concurrence est impitoyable ! C. s’occupe principalement de sidéens et sa panoplie ressemble au désespoir qu’il croise tous les jours.

Je fais actuellement la tournée des familles. J’espère avoir le temps de te voir avec tes amours tout neufs, Bella. Toi, si bleue, si noire, avec le soleil ! Roule ton accent et tes rondeurs, fine… enfin… l’on t’aime ! roule jeunesse !

Grand cœur,
Je t’embrasse.

N’Dréa


Cela fait neuf mois que j’ai refusé de subir le traitement de « la dernière chance », d’être le cobaye d’une expérience qui ne m’appartenait pas.
Tout s’aggravait malgré leur chimio de « maintenance ». C’était « parlant » comme ils disent ! Les infirmières savaient que je supportais le découpage de mon temps (quatre jours d’hosto par mois.) seulement parce qu’entre chaque séance, je voyageais, j’avais acquis un appétit silencieux pour toutes les choses de la vie. On savait, probablement, qu’il allait être difficile de me faire accepter des contraintes supplémentaires.
Le premier jour d’hospitalisation, j’ai toujours du sommeil à récupérer, je dors. C’est en plein sommeil qu’on vint donc me prendre la tête. Il fallait changer de chimio sur le champ, commencer de suite, et patin couffin. Voilà, c’était le passage ouragan de l’équipe médicale. L’interne revint me voir pour commencer cette chimio, me disant que j’avais une ou deux feuilles à signer, ce n’était rien.
Signer ? Hou là-là !
Débrayage, marche arrière, recul, recul…
Plus je me réveillais et prenais du recul, plus le caquet, outrancièrement autoritaire, baissait d’un ton. Mes voisines de lit s’en amusaient, et n’en revenaient pas. Pour gagner du temps, j’exigeais des choses impossibles, par exemple un échantillon du produit pour en faire des pastilles homéopathiques, impossible, secret de fabrication ! je fis courir cet interne toute la journée pour trouver l’ancien poison qui avait été abandonné mais dont la molécule était équivalente. Le ton avait encore baissé, bientôt, on allait m’implorer : »vous pouvez vivre dix ans encore ! » Ca, c’était la fin des arguments. Les deux feuilles à signer étaient mensongères à chaque mot. De refus en refus, je pris congé sous prétexte de vouloir réfléchir, et ne revins plus.

Pendant les vingt jours de réflexion que je m’étais arbitrairement accordée, le doute et une hausse d’angoisse succédèrent à la colère. Je m’étais promis de les quitter, c’était une vieille promesse que je m’étais faite… « était-ce bien le moment ? »… »ne me condamnais-je pas trop tôt ? »…et puis, après une chimio, pour moi, tout repart de plus belle, j’en avais déjà fait l’expérience, alors ? Mais ne valait-il pas mieux mourir sans douleur à l’hôpital ?
Bref, je suffoquais de questions aux réponses impossibles. Ma toux s’aggravait encore.
Plus tard ?
Plus tard, je n’aurais même plus la force physique pour prendre une décision.
Finalement, le vingtième jour, je décidai. Stop.

Ce choix ne fut pas facile ; pourtant, pour nous, malades, il se trouve quelque chose de vraiment incompréhensible dans ces traitements qui nous rendent malades. D’aussi incompréhensible que notre maladie. Au sujet de la chimiothérapie, nous parlions tous de « saloperie ». Depuis Tchernobyl, chacun sait que les radiations nucléaires ne sont pas pour rien dans notre maladie, dans la perte de nos défenses (au point que nous nous demandions alors si notre récidive n’était pas due à cette catastrophe). En subissant la radiation, nous sommes en pleine déraison. Seulement, voilà : nous ne ressentons pas les rayons, sinon l’arrêt provisoire de nos douleurs, c’est pourquoi une telle schizophrénie est possible et acceptée.
Chez tous les malades, il y a une allergie à ces traitements parce qu’ils sont illogiques. Ils sont tellement en contradiction avec le vivant ! Mais rien d’autre n’existe ; même les médecines douces vont nous envoyer faire une chimio ou des rayons ; elles se chargent simplement d’en atténuer les effets. Donc le traitement médical est compréhensible, mais il s’est positionné dans le monde pour être incontournable, il est devenu obligatoire : c’est l’incompréhensible obligatoire et aucune logique ne tient contre un tel état de fait. « tu n’as pas à chercher à comprendre, mais à croire ». C’est l’incompréhensible obligatoire comme pour tout le reste du monde.
En fait, il n’y avait pas, à proprement parler, de choix : ou je me considérais comme un cobaye, ou je m’évadais et laissais tout ce petit monde en plan. J’avais une autre ambition de ma vie, je ne me laisserai certainement pas priver de celle de ma mort. Quand il n’y a plus de choix, la mort est au bout de toute façon, il est urgent d’en faire un. L’humanité est un risque à courir.
Après une telle décision, je fus étonné de la sérénité qui suivit. Ce qui avait été refoulé se libérait et amenait à la surface une étonnante énergie, sur laquelle je ne comptais plus. J’étais enfin en accord avec moi-même. Je retrouvais la liberté, et cette liberté ne cherchait qu’à s’étendre de jour en jour. Je venais de prendre la seule décision humainement concevable.

J’étais désintégrée. Mon ambition, dans ce moment, fut un acte souverain : retrouver mon unité, rassembler tous mes morceaux épars et disséminés, me ressaisir.
J’entrepris des expériences. Je me rendis compte petit à petit que j’étais allergique à plein de choses. J’avais ainsi une meilleure vue sur l’évolution de ma maladie : je faisais ainsi la distinction, pour les poumons, entre la maladie et les allergies qui s’y étaient greffées. J’ai vite compris combien il était aberrant de se faire soigner à Paris de tumeurs aux poumons, ou autres.
La décision vient avec un pouvoir, elle dégage un pouvoir. Avant, je me débattais, ce n’était qu’impuissance. L’hôpital était une aliénation, j’y étais pris en charge, infantilisée. Je devais couper tout lien avec lui, maintenant j’ai une prise sur ma vie.


1985

« Quiconque a eu comme toi son âme toute entière meurtrie
ne peut plus trouver le repos dans des joies particulières ;
« Quiconque a senti comme toi la fadeur du néant ne peut
se rasséréner qu’au plus haut degré de l’esprit ;
« quiconque a fait comme toi l’expérience de la mort ne
peut guérir qu’entre les dieux. »

HÖLDERLIN.

LES PEUPLES sont las bien avant de s’en apercevoir…Peut-être avais-je déjà produit et évacué une ou plusieurs tumeurs avant que l’une d’elles ne s’accroche, puis ne se manifeste ? Un an avant que je ne la découvre, un rêve pourtant, avait tenté de m’avertir de ce qui se tramait dans le tréfonds aveugle de mon corps.
Nous ne sommes plus à l’écoute de notre corps ; bien plus, la société moderne nous contraint à en faire abstraction. Comment pourrions-nous, sinon, supporter de telles conditions de vie ? Le corps ne peut être abusé comme l’est la conscience ; celle-ci peut être contrainte à faire abstraction du corps, mais le corps, entité aveugle, ne peut être « amené à la raison ». En étant aveugle, il laisse place à la vérité. Notre corps peut faire ce que la conscience abusée ne peut plus, réagir.
La mort, un jour, a posée sa griffe à la pointe de mon sein. Depuis des années, j’appelais « mon œil intérieur » ce mamelon rétractile et frileux. Une tumeur se cachait juste derrière. Personne ne fait l’étonné en apprenant qu’il a un cancer : tant de raison ! Il serait vain de ne chercher qu’un seul événement à l’origine de la tumeur (sauf évidemment, dans le cas d’accidents graves, nucléaires par exemple). C’est la répétition de multiples agressions qui, échappant à la perception des sens, ne peuvent être identifiées, même à posteriori.
L’isolement, l’angoisse, le sentiment de défaite irrémédiable, s’ajoutent aux facteurs liés à l’environnement. L’insatisfaction latente épuise le sujet sur la défensive. On étouffe avec une pression qui ne se relâche pas ; nos défenses sont débordées. Notre étrangeté à nous mêmes, à nos proches, devient une douleur mentale, met à vif des névroses, arme notre caractère. Ce monde devenu visiblement le contraire de nos aspirations les plus profondes, noue nos monstruosités cachées.

La maladie révèle l’opposition du monde avec l’individu. Et c’est d’abord dans notre corps, d’une façon aveugle, que nous éprouvons l’hostilité d’un monde. Une grande part de ce sentiment n’atteint pas la conscience et ne se manifeste pas par le côté émotionnel. C’est la pure objectivité atteignant chacun dans son corps. « lorsque l’âme s’est enfuie du corps, les puissances élémentaires de l’objectivité commencent à jouer. Ces puissances sont, pour ainsi dire, prêtes à bondir pour commencer leur processus dans le corps organique, et la vie est le combat constant contre cela. » (Hegel)
Le sujet attaqué dans son essence, l’incommunication vécue singulièrement, se débat avec tout ce qu’il a d’immédiatement sous la main, avec son caractère, ses maladies déclarées ou non, sans la possibilité d’un recul, sans la pensée. Vous êtes affectés, l’affection domine et il n’est pas possible de s’en défaire. Vous êtes impuissants pour vous et vos proches. C’est le moment choisi « pour tomber du côté où l’on penche », où « se choper la mort » devient cliniquement décelable.

La déclaration de la maladie est le moment de la reconnaissance officielle, tant par le malade que par la médecine, du fait que l’individu est abîmé, mais non pas de la logique qui a déterminé une telle destruction. Au contraire, la médecine s’efforcera de trouver l’agent causal censé être responsable : le virus, le microbe, le comportement personnel, etc. Et, lorsque comme dans le cas du cancer, l’agent lui échappe, elle s’attaque au symptôme, suivant le principe : « ce que tu ne comprends pas, détruis-le » ; et cette destruction ne fait que différer, voire aggraver, le processus de dégénérescences.

Le malheur de l’individu est alors nommé par le monde : un tel « cancer avec métastases », un tel « sida », un tel « folie »… C’est le moment d’une offensive équipée du monde : dépouiller la souffrance de sa dangerosité potentielle, achever l’écrasement du sujet.

Aux mains de la médecine. Patient. Isolement. Contrôle. Surveillance. Le sujet se bat et se débat pour se reconquérir face à l’administration ; celle-ci est pour lui la morbidité. Le doute n’est plus permis, et l’histoire de sa reconquête laisse apparaître l’organisation d’un monde bien pire et bien plus précis qu’il ne le supposait. La morbidité, c’est eux ! Même si votre corps poursuit sa dégénérescence.

Lorsqu’on apprend que l’on a le cancer, un monde bascule et vous aveugle. Vous êtes seul, comme beaucoup d’autres dans votre cas. Ce qui explose dans votre tête alors, c’est l’étendue flagrante de votre dépossession. L’intuition de la perte d’un pouvoir sur le sens de sa vie, sur le sens du monde, a pris forme : vos glandes, vos boules sont là, impossible d’échapper au verdict. C’est une condamnation vécue solitairement, une puissance déconvenue, une course de vitesse dans un temps à rebours. Seul avec votre sanction.
Même si vous n’avez pas confiance dans le système médical, vous n’y coupez pas, rien d’autre existe. Vous vous débattez dans tous les sens pour avoir une petite prise sur les décisions des médecins : dans une lettre au chirurgien qui devait m’opérer, j’explique ce que je pense de mon corps : « il vous paraîtra dix ans plus jeune, ce n’est pas un hasard », « mes nénés j’y tiens comme à la peau de mes fesses, c’est l’ensemble de ma sexualité, etc… ». Ensuite, le jour de l’opération, ce chirurgien m’apprend, qu’une fois le sein ouvert, il se réserve le droit (!!!), s’il le juge utile, de me le retirer entièrement. Je demande qu’une amie médecin assiste à l’opération et descends boire un café. J’évite ainsi l’opération ce jour-là. Je veux, avant de m’abandonner dans des mains que je ne connais pas, connaître tous les résultats des examens et juger avec ce docteur ami.
Déjà, l’unilatéralité des décisions que l’on vous impose s’appuie sur la preuve que vous auriez faite, jusqu’en ce lieu, de votre impuissance. On vous demande une démission complète, ainsi qu’une confiance absolue dans la connaissance que la médecine aurait de vous. Pour avoir le champ libre, la médecine profite de votre dramatisation momentanée, elle suppose acquise votre culpabilisation. Pourquoi ne pas faire confiance à tous ces spécialistes formés à la high-tech, alors que vous avez traité votre corps que vous ne connaissez même pas, avec désinvolture ? Voyez tous ces termes que vous ignorez et qui une fois décryptés ne vous seraient d’aucun usage. Vous êtes un ignorant, ignorant…
Ils ont les mots, ils ont le pouvoir. Vous êtes répertoriés dans leurs catégories : carcinome / canalaire / infiltrant / hormono-dépendant / type histologique III / etc. Cette culpabilisation qu’ils ont su engendrer quant à l’étendue de notre ignorance nous a empêchés jusqu’ici, nous les cancéreux, de nous battre comme le font certains sidéens : ceux-ci ont apostrophé des chercheurs sur leur importance nulle, leurs fanfaronnades, leurs pseudo-découvertes censées faire croire au public qu’ils ne sont pas eux-mêmes dans la plus grande confusion.

Ce monde vous a condamné à perpète ou à mort, vous avez bien du fauter contre vous-même, qui vous protégera contre vous ? Et médecine officielle, médecine douce, même combat ! « C’est grave ce que vous vous êtes fait, dites donc ! » (et vous, votre tronche va bien !)

Après l’opération, c’est-à-dire après une anesthésie générale suivie d’un programme standard d’irradiations hypercorçé, votre fatigue endort votre vigilance. C’est le moment où la médecine attaque ses gros travaux irréversibles. Son autoritarisme vous pénètre en force, vous ne filtrez plus tous ses mensonges. Comme votre système immunitaire, castré, avant d’avoir repris vos esprits. Désormais, vous ne vous débarrasserez plus de vos tumeurs sans vous débarrasser aussi de la médecine qui se les est appropriées.

Les médecins vous font avaler que dans le cas d’un cancer hormonal, la castration est indispensable, que bien sûr cela ne change rien aux échanges sexuels : deux petits coups de rayons et, hop ! on n’en parle plus. Si vous êtes frigides ensuite, cela ne saurait être dû aux rayons, mais à un blocage psychique de votre part ! Un tel discours met déjà en garde. On sait qu’ils mentent mais, sans force, on finit par croire au moindre mal. C’est du chantage à la mort. Allez, roulez, suivant !
Aux femmes arabes épouvantées d’être répudiées si elles ne peuvent plus être mères, ils racontent que les règles reviendront plus tard… Si vous avez, comme moi, la malchance d’une deuxième série de rayons dans la région pelvienne, la moindre pénétration sera impossible, l’équivalent d’un viol, tous vos muscles tétanisés à jamais. Crime impardonnable contre nos amours. Mutilation invisible de nos sens, de nos désirs. Médecine maudite et assassine. Et moi qui réclamais juste qu’ils me laissent mon néné le plus intact possible pour l’amour de l’amour… comme je me suis fait avoir !!! (« mais vous n’allez quand même pas mourir pour un sein ! »). Maudite !Maudite !Maudite !Pendant des années ensuite, ils ne cessèrent de me poser la question « avez-vous été castrée ? » pour me proposer l’opération si celle-ci n’avait pas été faite. Ô rage !
La presque totalité des femmes qui se sont fait avoir n’en parlerons jamais, tant la souffrance morale de cette impuissance, étrangère, surajoutée, est enfouie. Pour aggraver l’isolement, il y a mieux. C’est la haute sécurité dans votre corps ! Les vieilles femmes éprouvent encore du plaisir, elles !
De plus, je mets en doute le bien-fondé de cette méthode quant à son efficacité sur le ralentissement des tumeurs. Qu’ils me montrent leurs statistiques ! Car le fait d’être jeune et ménopausée modifie tellement l’ensemble hormonal de tout votre organisme, notamment osseux ! lorsque vous apprenez que la suite logique du cancer hormonal du sein (ou de la prostate) se situe prioritairement dans les os, vous vous demandez alors s’ils n’ont pas volontairement aggravé votre cas pour le bien des statistiques. Je doute, voilà. Et je maudis encore. Comme l’aveugle qui développe ses autres sens, j’ai appris à aimer à distance, ou avec les mots, avec les yeux, surtout avec l’esprit. Ce qu’ils m’ont volé, je l’ai reconquis plus fortement encore ;

Le lobby nucléaire est un autre pouvoir, un autre « Etat » mafieux au-dessus des Etats nationaux. L’usage du nucléaire en médecine se fait après un large usage par l’armée (essais des années 50, à ciel ouvert, dans le Sahara, par exemple). Son monopole s’impose dans les hôpitaux, les Etats lui ouvrent toutes les portes. Certains examens, notamment les marqueurs d’anticorps spécifiques pour les cancers, pouvaient être fait sans manipulation de produits radioactifs ; ils étaient aussi moins chers pour la Sécurité sociale. Le ministre Evin a réglé la question en imposant le « tout nucléaire ».
Tout le matériel nouveau et hyper sophistiqué qui équipe les hôpitaux est basé sur le nucléaire ; il se périme très vite aussi. A terme, le nucléaire veut remplacer le chirurgien. Ce n’est pas dans un hôpital que vous trouverez un médecin pour vous avouer les tumeurs nouvelles que les rayons ont fait naître. Celles-ci seront mises sur le compte de vos récidives. Les pontes du nucléaire à l’hôpital ne sont pas plus attaquables pour les conséquences de leur mitraillage qu’en dehors de l’hôpital pour les doses que vous encaissez sans le savoir. De plus, ils se sont faits incontournables : pour les douleurs osseuses, vous ne pouvez pas vous passer d’eux, rien d’autre n’existe. Bientôt, pour les tumeurs au cerveau, il n’y aura qu’eux. Vous serez à l’abri d’un scalpel qui dérape mais pas d’une technicienne inattentive (cf. le scandale de Saragosse où pendant quinze jours les patients ont reçu par pure négligence la dose maximum, impliqués dans l’histoire : les médecins, un technicien et les manipulatrices). Vous ferez partie, comme je l’ai été, de la grande expérience du nucléaire dans la médecine. Demandez au ponte du nucléaire qui vous suit quelles sont les doses que chaque organe reçoit, vous le verrez blêmir d’une telle impertinence ; il restera « dubitatif »…Qu’allez vous faire de ces info ? Le monde est à la merci d’une indiscrétion.
L’art du tir pour les rayons est celui de l’armée : tir rasant, tir groupé, conique, sur un point d’interception, etc. Les mathématiciens, en équipe d’intervention, sont sur place pour calculer les courbes, les angles, selon le type de rayons choisi : gamma, X, etc. Ah ! vous bénéficiez du progrès, tous ces savants calculs sont enregistrés dans la « bécane », mais vous aurez ensuite affaire à l’O.S. archidébordé qui prendra des marges d’erreur allant, parfois, jusqu’au demi centimètre. Une zone irradiée laissera une trace telle qu’il sera impossible, ultérieurement, de reconnaître, même au scanner, une amélioration, ou bien le contraire !!! Ils se fieront à vos douleurs…


1987

Entre avril 1985 (opération plus irradiation) et juillet 1987 (confirmation clinique que la tumeur mère avait fait des petits), ma défensive avait été de miser sur ma force alliée à celle de mes amis. Le défi que représentait ce cancer et le défi qu’était mon activité de par le monde ne faisaient qu’un. Je pensais vaincre.
J’avais refusé la chimiothérapie après l’opération. Les radiations étaient un sacrifice tellement énorme par leurs conséquences ! Surtout, je m’étais empressée d’oublier ce cauchemar en m’efforçant de reprendre une activité, avec un rythme plus lent, en gaspillant moins mes forces. Il n’était pas question de mettre ma vie à l’abri, entre parenthèses. Et puis, penser à la mort constamment, que cela aurait été débilitant ! Mon défi à la maladie : l’ignorer, l’effacer jusque dans l’esprit de mes proches.
Cette mort annoncée était refoulée, inopportune. Voleuse, je ne volais pas seulement de l’argent, mais aussi le temps et son usage. Je volais ma vie, je volais ma mort. La logique de l’argent nous plie de sa main de fer, nous prend toujours plus notre temps, notre intelligence d’être ensemble, de vivre. Alors mes vols (et je précise, toujours commis en douceur et au détriment de l’Etat et des banques) ne sont qu’une toute petite reprise en regard de la dépossession généralisée de soi dans l’esclavage salarié.
Reprise et détournement, c’est mon style, celui de mes proches. La pensée de la mort, je l’avais rencontrée d’une certaine façon, socialement, dans le risque calculé pris à plusieurs pour ne pas travailler. Car pour moi, la prison, c’est la mort. Le fait de jouer ensemble le risque de la prison est déjà une manière d’apprivoiser la mort.
Succès et échecs.
Quand la fatigue revint accompagnée de désillusions amères et inavouées, j’allais signaler à l’hôpital ma trop probable récidive [5]. Sentiment de l’échec. Dur ! Deux années de liberté seulement ! deux années d’ignorance volontaire.
J’avais, dès 1985, plusieurs ganglions atteints et cette éventualité me pendait au-dessus de la tête telle l’épée de Damoclès. Mais le savoir mentalement comme probabilité et le savoir inscrit dans sa chair, ses os, … C’est autre chose. Le détour n’est plus possible. Vous vivez une tragédie, dans l’immédiateté, sans distance. Vous êtes une abeille dans un pot de miel. En l’occurrence, ce qu’on vous propose d’avaler n’est pas du miel, mais du poison. Tous leurs sales traitements, ceux auxquels vous aviez échappé, cette fois, vous n’y couperez pas. Ils mirent un mois et demi pour m’en convaincre et j’ai fini par accepter simplement parce qu’un médecin m’avait parlé franchement. Je m’étais fait avoir par son langage, un langage médical que j’avais acquis par des lectures : »deux ganglions atteints sur six, au troisième c’est la chimio ! une tumeur de 2,5 cm, à 3 cm, c’est la chimio ! », etc. Pourtant ce langage n’était pas le mien, ces normes n’étaient pas les miennes.
Mon allergie au traitement apparut dès la première séance. Durant les six mois qui allaient suivre, on ne put poursuivre l’expérience, le taux de globules blancs était trop bas et refusait de monter, ce qui empêchait sa poursuite. C’est aussi à cette époque que je fus l’objet d’une surveillance policière très serrée : écoutes, filatures [6]. Ce constat m’engagea. Cette nouvelle vint contre balancer mes ennuis de santé : deux malheurs valent mieux qu’un, ils s’équilibrent.

Durant l’hiver 1987, je me fis plusieurs promesses. Celle de ne commettre aucun impair pouvant conduire les flics à mes amis ; les poulets attendaient de mon affaiblissement une perte de vigilance. Ensuite que cette maladie ne serait pas ce qui déciderait de ma mort. Ces promesses changèrent mon comportement. J’acceptais la mort comme une alliée. Je me battais non pas contre ma maladie, mais avec elle.
Je pris progressivement de plus en plus d’avance, en esprit, sur l’évolution des tumeurs. Plus aucun résultat ne pouvait m’effrayer. Devenant ainsi invulnérable à ma propre terreur intérieur, je le devenais aussi face au milieu médical en le devançant. Je voyais venir leurs décisions, les avais prévues. Pour cela la communication avec les autres malades me fut une arme essentielle, une source inépuisable de renseignement. J’étais désormais en position d’attaque.

Là était ma vie, dans cette reconnaissance de ma mort. Je suis devenue guerrière. Je ne me débattais plus, je me battais. Je ne prenais pas simplement du recul, je construisais ce recul. Je devenais vigilante. La menace précise, concrète, des flics m’avait permis de me ressaisir face à une menace diffuse, incompréhensible, en redonnant une dimension sociale à ma maladie.

La maladie avait ralenti mon pas. Les flics me traquaient de près, tel un animal blessé. Les globules blancs très bas étaient ceux de mes défenses, de mon immunité ! Une « flambée métastatique » allait probablement suivre. Cette coïncidence dans l’événement fouetta ma réflexion. L’idée de la mort m’apparut avec une conscience aiguë ; son imminence, au lieu de tourner à l’obsession, me laissa indifférente. Inutile de fuir. Ma mort est, sera sociale, ma maladie est sociale. La peur et l’angoisse s’éloignent avec le détachement. A partir de ce moment-là, je construisis la distance de plus en plus objectivement, je devins stratège.
Semblable à l’Indien qui attend sa volonté, j’apprenais la patience, j’attendais le moment où je pourrais réaliser mon départ comme un acte rationnel.
La volonté est une force qui grandit avec l’expérience, un pouvoir. C’est elle qui permet de vaincre alors même que tes pensées te déclarent vaincu. Ton invulnérabilité, c’est elle aussi. Elle t’accompagne tes sens, ta perception du monde, celle de ta situation, elle est leur trait d’union. Elle mûrit avec chaque décision que tu es amené à prendre.
J’attendais sans me presser. Aujourd’hui, je pourrais dire que j’aurais du les quitter plus tôt. Mais non, ce serait faux, je ne le pouvais pas, je n’avais pas le savoir que j’ai acquis depuis. Il reste toujours une part inconnue, un risque non évalué. Mais cet acte, pour avoir toute sa maîtrise, doit être accompli comme le contraire d’un acte suicidaire : celui d’un sens retrouvé, d’un rétablissement longuement mûri. Quand tout concorde et que tout s’harmonise.

Il m’aura fallu deux ans et demi pour l’accomplir.
Entre temps, je subis encore bien des épreuves avec la chimiothérapie. Mais chaque épreuve m’armait davantage. Pourtant la maladie suivait son bonhomme de chemin. J’ai accepté les deux protocoles de chimio en tant qu’expériences. Dans mon esprit, à l’époque, je « rallongeais le temps ». c’est vrai, j’avais acquis un appétit de vie insatiable, je n’étais pas pressée. Je jouissais de tous les instants partout où je me trouvais. Aujourd’hui, je dirais que je ne faisais que cela, « rallonger ». Mais n’était-ce pas « raccourcir », irréversiblement ? [7]
Je faisais ma fière en récupérant très vite après un examen ou une séance de chimio. C’était par défi, un peu, mais surtout pour me préserver aussitôt après l’attaque. Je récupérais de l’énergie telle une vampire. Je pouvais faire abstraction d’un environnement, me concentrer et me bercer de sons quasi imperceptibles au milieu du brouhaha automobile : un chant d’oiseau, une discussion au loin entre fillettes. De quoi me parlait cet oiseau ? Cet enfant ? Rien d’intelligible… Un ton, une musique dans la voix destinée à apaiser mon âme si étrangère.
Je donnais l’impression de faire chaque séance de chimio « sur un pied », au point que les voisins ou les enfants auprès de qui je vivais, ignoraient mon état. Et pourtant, cette chimiothérapie, quelle ignominie !
Jusqu’à un certain stade du cancer, ce qui est appelé « protocole » en chimiothérapie est un programme dépendant d’un accord international (les U.S.A. en position dominante). Les poisons [8] en question dont on varie les cocktails sont les mêmes que pendant la dernière guerre. Seul s’est assoupli le dosage selon des normes maximales désormais strictement imposées. Dans mon cas, lorsque la tumeur s’est organisée pour résister après un premier protocole (qui peut durer huit mois par exemple, trois jours par moi), on change de protocole, c’est-à-dire de poisons. Ce deuxième protocole s’appelle chimiothérapie de « maintenance » (c’est tout dire, on n’espère plus guérir, mais freiner l’évolution !). Entre les deux, on vous fait « une fenêtre thérapeutique ». Entre l’efficacité et les inconvénients de tels traitements, le doute du bénéfice est largement permis. Le bénéfice revient aux pontes de la chimie.

C’est la même pensée répressive que pour le nucléaire, celle de l’immédiateté d’un résultat qui se veut radical, celle de l’urgence absolue, du mépris des conséquences, du lendemain. On vous rallonge, c’est bien la preuve que la science peut quelque chose. Guérir ? mais ce n’est pas notre problème, c’est le vôtre. Vous n’avez tout de même pas la prétention de dépolluer l’atmosphère parce que vos poumons la trouvent irrespirable ?
« et bien, vous alors, vous pourrez dire que l’on en a fait des choses pour vous ». C’est qu’il faudrait même les remercier, du moins être reconnaissant d’avoir eu l’honneur de bénéficier de leur matériel hyper-sophistiqué. Quelle inversion ! quand on sait que nos tumeurs sont leur « gagne-pain », et que c’est entre autres leur engeance (promoteurs du nucléaire et de la chimie) qui nous les refile, qu’il y a presque autant de gens qui « vivent » du cancer que de gens qui en meurent.
Comme à la guerre, en chimiothérapie on ne compte pas les morts civils… C’est une opération militaire : pour atteindre une cible, on extermine. Les cellules cancéreuses se dupliquent-elles plus rapidement que les autres ? on tuera un temps toutes les petites cellules rapides, d’où la perte des cheveux, les ongles cassants, etc. On vous laisse le temps de remonter la pente, juste ce qu’il faut pour recommencer. Bien sûr, on surveille en même temps ce qui morfle : le cœur tient-il le choc ? Vos globules remontent-elles ?
Votre corps est sans défense pendant ce temps et vous ne pouvez l’écouter : il est malade du traitement une semaine sur trois. Durant ces périodes nauséeuses, il vous est impossible de distinguer ce qui peut être dû au cancer et ce qui est la conséquence du traitement. C’est le crétinisme achevé de la médecine. Vous êtes totalement dépossédé, non seulement de vos tumeurs, mais surtout de vos intuitions, de votre réflexion (sensations étrangères égalent pensées étrangères), de votre action. C’est le traitement qui convient le mieux à l’abandon complet dans le giron médical et qui réclame une confiance absolue dans un possible résultat. Le résultat sera suffisamment éloigné dans le temps pour que les prétentions du début soient oubliées.
On fait comprendre que l’on tâtonne, mais que d’autres produits existent… On peut toujours quelque chose pour votre cas. Les traitements sont, à quelques variantes près, tous les mêmes jusqu’au stade III, standardisés. La chimio aussi induit de nouvelles cellules cancéreuses. Après un traitement, un caryotype [9] vous montrera des cassures chromosomiques. Les bouts qui se baladent peuvent se ressouder n’importe comment et donc rendre cancéreuses d’autres cellules.

Autre expérimentation sauvage, légale, de la chimie : l’hormonothérapie. Si vous avez un cancer hormonal, la voie est royale. La découverte de nombreuses hormones est un fait récent. Sans souci d’un possible résultat désastreux, elles sont employées massivement dans tous les domaines (agriculture, élevage, médecine…). Suite à une offensive tous azimuts de cette nouveauté, ne soyez donc pas étonné que l’on soit prêt à bidouiller sur vous un petit programme d’apprenti sorcier : on vous bloque les sécrétions des glandes surrénales d’un côté, on vous rajoute de l’autre de l’hydrocortisone en apport extérieur, hormone injustement retirée et pourtant indispensable à la reproduction de vos cellules osseuses. Génial ?
Inutile dans quel pourcentage de cas ? vous n’en saurez rien. Dans votre cas et d’autres, vous savez que ce fut totalement inutile.
Il faudrait chérir ceux qui vous amputent des cancers qu’ils vous ont refilés, obéir sans réserve à leurs décisions castratrices et leurs bidouillages fonctionnarisés, statistifiés, surtout ne jamais relever publiquement leur impuissance planquée. Les grands patrons de la chimiothérapie [10] resteront les promoteurs de « l’entreprise cancer », tant ils ne font pas autre chose qu’entretenir un système de pensée répressif dont ils sont, avec les labos, les seuls bénéficiaires.
Après les échecs successifs de tous ces traitements, vint la phase III, selon leur qualification. Ce stade est celui de l’expérimentation sauvage. Je n’ai pas voulu m’y soumettre et je suis partie.
Jamais je n’avais vu une telle offensive pour me livrer « pieds et poings liés » aux trusts pharmaceutiques. Cobaye, je l’étais déjà. La dimension internationale des normes fixées par protocoles est une poudre aux yeux. Comment penser que l’on puisse être protégé par un Etat et, à fortiori, par plusieurs ? Est-ce rassurant de savoir que des millions de gens font, comme vous, la même expérience ? Je n’étais pas dupe. Mais j’avais pu voir au cours des ans les protocoles s’assouplir (dose de poison, mode d’administration, plus doux), devenir plus tolérables. J’étais aussi plutôt bercée et par le tempérament d’une doctoresse de l’ancienne école. J’avais une certaine confiance (bien fragile, confiance et méfiance à la fois) en cette doctoresse. Son charisme était comme une protection face aux méthodes de requins des labos. Je l’avais vue refuser, par prudence, des expériences hasardeuses. Et puis, pour tout dire, avais-je d’autres possibilités jusque-là ?
Quand j’ai senti que l’on cherchait à me forcer la main, ma confiance, déjà bien émoussée, s’effondra d’un bloc. La collusion entre la médecine et le monde de l’argent m’apparut dans toute son évidence. Un saut « qualitatif » dans l’ignoble. Ma dégénérescence, mon impuissance, c’était du fric en puissance. La boucle était bouclée.

Sous la seule responsabilité des malades eux-mêmes, (on fait signer de plus en plus de décharges) les hôpitaux vendent leurs malades comme échantillons directs pour tel ou tel laboratoire. De la sorte, il existe des essais gratuits sur les débiles mentaux, les populations africaines… Je suppose que l’hôpital reçoit un bakchich. Ceux qui prennent des risques ne sont pas ceux qui sont payés. A ce stade, il n’y a pas d’accord, ni international, ni national. Au vu des échecs précédents, un fort pourcentage de déchets est permis. Il existe un protocole dit « compassionnel » qui permet d’intégrer dans des expériences des « volontaires de la dernière chance » quand tous les autres traitements ont échoués ; cela permet – outre l’expérimentation la plus hasardeuse – de ne pas comptabiliser ces cobayes non officiels dans les échecs.
La molécule qui devait être essayée sur moi, avait, en fait, déjà été expérimentée et abandonnée pour ses nombreux effets secondaires : arrêt de la salive (pour moi qui ai aussi un cancer du poumon !), chute des globules blancs et rouges, des plaquettes, atteinte du rein, du foie, etc. Le labo Sanofi chargé de l’expérimentation dépend du trust Elf Aquitaine dont les molécules de marketing ont fait scandale, comme vendre un produit en mettant sur l’étendue de son action, en taisant ses effets secondaires ; que par la suite, les malades aient été paralysés, qu’importe, la concurrence est rude (avec Saint-Gobain) !
Vaste monde de la concurrence où l’idée de profit balaie toute considération. Je n’ai jamais pu supporter un tel monde.

C’est la même pensée qui est incapable de traiter les cancers autrement que par les moyens Auschwitz plus Hiroshima (chimiothérapie et rayon) qui engendre sans cesse ce monde qui nous abîme. La chimie nous rend malades à travers la pollution de l’air et de l’eau, l’appauvrissement des aliments, mais c’est par la chimie qu’on nous soigne. Le nucléaire provoque des cancers, qui seront traités par le nucléaire. Nous étouffons de la perte de tout contrôle, de toute initiative sur nos vies, et le système médico-hospitalier enjoint les malades d’obéir aveuglément à ses diktats.
La notion de santé n’a aucun sens quand l’esclavage est généralisé.
La production de nouvelles marchandises progresse sur la dégradation de tout ce qui existe, de l’homme aussi bien que de son environnement. L’argent est le ressort du monde, il n’épargne rien ni personne. Tout est destiné, à un moment donné, à se transformer en une certaine quantité d’argent : la qualité de l’air, de l’eau, ou encore l’état de santé des individus. Personne ne peut échapper à cette logique ; chacun subit son impuissance chronique.
Dans le vaste laboratoire qu’est le monde de la marchandise envers lui même, la médecine a un rôle stratégique. En s’évertuant à combattre la maladie, protestation inconsciente du sujet, elle maintient le secret sur la dégénérescence des hommes.

La médecine est pleinement inféodée au commerce, l’Etat l’est tout autant et ne peut plus prétendre à la protection de ses administrés. Toutes les saloperies sont justifiables quand du sang contaminé est sciemment distribué aux hémophiles, ce après avoir poussé le cynisme jusqu’à prendre, au préalable, les assurances nécessaires. Pas une semaine ne passe sans que la presse ne relate une nouvelle ignominie du corps médical ou des laboratoires pharmaceutiques (ce n’est que la partie émergée de l’iceberg), confirmant ce fait : l’impératif du commerce efface sans vergogne tous les autres, la médecine tue.
La course à la recherche qui s’exerce sur le mode de la concurrence commerciale la plus exacerbée ne permet plus qu’une fuite en avant (retrouver une recherche cinq ans en arrière, c’est faire de l’archéologie !). L’orientation des recherches n’appartient plus désormais à la science ; ce qui entraîne, en médecine spécialement, une régression vers l’empirisme. Ce recul réel du savoir est déguisé par l’emploi d’un suréquipement technologique. L’annonce sensationnelle de prétendues découvertes miracles (on fait oublier, entre deux spots, que ce sont toujours les mêmes découvertes, impraticables).
A ce point-là, toutes les monstruosités sont permises, personne en particulier n’en est même responsable, elles découlent d’une logique nourrie d’une succession de compromissions. Les erreurs médicales se multiplient. Les résultats de recherches sont truqués pour obtenir des subventions, on ment à tous les niveaux de la pratique médicale, c’est l’omerta mafieuse généralisée. Le monde banalise la monstruosité de ses conséquences. On peut rayer un peuple de la carte au cours d’une guerre de haute technologie, seule la haute technologie en sera retenue, ou encore rendre une population irradiée par une centrale nucléaire ou infirme par une usine chimique – comme à Bhopal.
Plus la médecine a un rôle de larbin, plus elle a l’impudence d’afficher la grande indépendance de sa corporation. Les médecins, dans les usines à cancer, sont des figurants que l’on montre aux malades pour les rassurer ; ne leur posez pas de questions, ils sont très jaloux de ne rien savoir, après tant d’études, pensez donc !

Comme dans tous les secteurs de la société, l’argent se manifeste à la fois comme toute-puissance, commandant l’activité médicale, et comme impuissance achevée des gens confrontés à la maladie. Maints témoignages m’ont appris la dramatique impossibilité pour les pauvres d’accompagner un proche à sa fin (ce que l’on appelait, jadis, « une belle mort »). Ils n’ont pas le temps, ou alors pas d’argent, pour lui éviter de finir à la sauvette, dans une chambre d’hôpital. S’ils prennent le temps, ils n’ont plus alors d’argent et, inversement, s’ils s’efforcent de compenser par un travail accru la perte d’un salaire, ils n’ont plus de temps. Drame insoluble. C’est la logique de l’argent qui impose une mort aseptisée, escamotée. Dans la vie courante cette pression extérieure est intériorisée, digérée par l’individu, le couple, la famille. L’équilibre déjà précaire est irrémédiablement rompu : combien de ménages sur-endettés, ne pouvant plus faire face parce que l’un des leurs a une maladie grave. C’est aujourd’hui un luxe de ne pas finir à l’hôpital ou à l’hospice. Même les gens plus aisés n’échappent pas à cette logique car il existe pour eux des traitements plus coûteux, qui les laisseront tout aussi ruinés à la fin.
A cela s’ajoute l’impuissance, répétée quotidiennement, face à une mort lancinante « commencée avant la mort ». Il arrive que les proches du malade en viennent secrètement à désirer la fin de leur calvaire, et s’en culpabilisent, de telle sorte que beaucoup finissent par tomber malade à leur tour. Le malade se culpabilise également de représenter une telle charge pour les siens, et cesse de se battre pour abréger leur épreuve. Intimement, chacun ne souhaite plus que la fin, sans jamais en parler.
La sécurité sociale garantie pour (presque) tous n’est qu’une abstraction quand tout lien communautaire a disparu de la société laissant les individus seuls, les familles désemparées, tous confrontés au manque d’argent, à l’impuissance, au silence. Ainsi se clôt le plus souvent le cercle tragique d’une existence sous le joug de l’argent. On meurt comme on a vécu. L’humanité est devenue une idée impraticable.

Se trouver à l’hôpital, c’est se trouver sous l’emprise, brutalement renforcée, de l’Etat. La première contre-attaque est de refuser absolument toute culpabilisation, refus des insinuations du genre : « c’est vous qui vous êtes fait votre cancer ». C’est la dépossession de votre conscience qu’ils mettent à l’œuvre avec leur temps à eux. Refuser toute culpabilisation, c’est concentrer toute son énergie contre cette dépossession, s’imposer comme individu, devenir imperturbable, y compris dans ses émotions ; c’est aussi apprendre à prévenir les agressions pour les dominer ; c’est enfin sauvegarder sa liberté là où, pourtant, un monde s’est spécialisé à la réduire.
Refusez de vous mettre dans la peau d’un malade ou d’un coupable et vous pourrez rire de leurs peurs ! Vous vous battez contre l’acharnement thérapeutique ; qui, n’étant pas dans votre situation, saura vous reconnaître ? Vous êtes agressifs parce que vous réclamez un résultat d’examen ! Vous faites du chantage !… Diable ! Quelle inversion !
Vous apprenez leur langage, comme un taulard le code pénal, pour vous battre pied à pied sur leur terrain. Dur, dur ! La simple curiosité, même si elle n’est pas ouvertement teintée de méfiance est gênante, et pour cause, ils sont l’autorité, ils veulent prévenir jusqu’à l’idée même qu’ils pourraient être critiqués. Votre intérêt pour votre propre cas n’est jamais considéré comme un intérêt raisonné, mais seulement comme une manifestation émotionnelle. Quel mépris ! Pour mettre les médecins à l’abri de cette confrontation directe, des spécialistes en « communication », c’est-à-dire en mensonge, seront chargés de convaincre les patients de la nécessité de tel ou tel traitement. Quelle médiation ! [11]
La lutte pour soi est inséparable d’une attitude de révolte envers le système médical. Le préalable est la mise en doute systématique de son autorité, ce qui va de pair avec l’exigence de percer le mur du secret médical pour s’approprier ce qu’ils détiennent comme information pour votre cas. Il faut ruser avec les menteurs, être à l’affût, exiger avant examen le double d’un cliché, voler, et surtout ne pas se laisser abuser par ce langage ennemi. Ensuite, chercher la discussion avec d’autres malades, s’échanger des informations, attitude différente de celle attendue habituellement de quelqu’un d’hospitalisé. C’est la seule façon de combattre l’unilatéralité des décisions prises, laquelle suppose la passivité complète, ou simplement l’absence de connaissances.
L’hôpital considère le malade comme objet d’expérimentation. Au contraire, la seule expérimentation qui permette au malade de se réapproprier son individualité est celle de la communication de son expérience, ce qui suppose de s’être ménagé, au préalable, des ouvertures sur le monde.

Dans Le Procès de Kafka, mis en scène par Orson Welles, joseph K annonce à son avocat qu’il assurera désormais sa défense lui-même, l’avocat étant caution et partie prenante du système bureaucratique qui le persécute ; réaction de l’avocat qui lui dit : »Vous venez de signer votre arrêt de mort. » Je connus la même situation lorsque j’ai décidé de laisser tomber la chimio : « vous ne pouvez pas vous passer de nous !Vous serez obligée de revenir ». C’est-à-dire, vous venez de signer votre arrêt de mort.

On ne prend pas une telle décision pour accepter autour de soi la routine de la vie quotidienne. C’est le moment où l’on retrouve l’unité de sa vie, son histoire, ses proches, ses aspirations.
Peut-être est-il plus facile de se battre contre la morbidité de ce monde quand elle a pris forme (sous la double forme de la tumeur et de son administration) que de ne pas se laisser affecter par les gens que l’on aime. On cherche la reconnaissance. Or, cette reconnaissance, dont Hegel dit qu’elle est le but premier de l’homme, se réduit, aujourd’hui à une peau de chagrin. La suspicion généralisée, la guerre de tous contre tous, bloque le prolongement de soi-même. L’argent poursuit son œuvre d’abstraction. Il s’empare de toutes les médiations encore disponibles entre les hommes. Désormais nous sommes seuls et nous avons la totalité d’un monde en face de nous.


1991

« L’infini n’est pas l’au-delà du fini, c’est le mouvement du fini » (Hegel) ; c’est la phrase la plus révolutionnaire qu’il m’est été donné de lire. J’ai donné du poids à ma vie pour alléger ma mort. Vivre sans risque est choisir le pire, celui de mourir pauvre. Qu’est-ce que le destin, sinon cette ligne de vie, cette perspective déterminée par les refus successifs de ma jeunesse ? Reprendre le temps, voler l’argent, inventer des dépenses sociales à ma guise, désirer la richesse, connaître l’aliénation… avec mes amis. C’était ça ma vie !
j’avais fui bien des enfermements ; d’abord le travail salarié. En quinze années de hors-la-loi, j’avais évité la prison, mais pas la maladie. Je n’allais pas abandonner le besoin de faire de ma vie mon expérience, pour me protéger d’angoisses qui pouvaient s’avérer mortelles. De ce côté-là, j’avais été très largement servie. L’argent est un tyran d’une telle puissance quand il manque, et aussi dès qu’on y touche ! Il rend malade.
De l’argent, j’ai fait l’expérience du pire et du meilleur. Le pire ? L’isolement, la dissociation, le chacun pour soi. Le meilleur ? Le vol : s’organiser pour la reprise, unifier les qualités nécessaires. Cette démarche dévoile déjà la communauté de pensée et d’action à l’œuvre… Cette communauté-là, c’est la richesse entrevue ! Vue !Rien de plus bandant ! La générosité possible enfin ! Retrouvée !
Perdre ma vie est un risque plus grand que celui de mourir. Perdre la liberté sous le chantage répété d’une mort annoncée est incomparablement plus grave. Le chantage, ici, n’était pas la terreur de l’enfermement – inconcevable inhumanité – mais celui, intérieur, d’une dégénérescence progressive et irréversible.
Mon évasion pour l’ultime grand jeu de la vie, m’a offert un point de vue imprenable à partir duquel j’ai ressaisi ma finalité, renforcée d’une volonté invincible.
« La liberté ou la mort ». La mort pose un enjeu, celui de la liberté. Le fini est un moment de l’infini, il fait surgir l’esprit, celui des insurgés. Le fini est posé grâce à une échéance que l’on se donne dans le temps. La fin est alors contenue dans le commencement et le commencement dans la fin. Le fini est le point à partir duquel le temps avance à rebours et se construit, mettant en lumière, par ce mouvement sur lui-même, le sens de la vie. Sans ces repères volontairement posés, sans ces promesses que l’on se fait à soi-même, la vie n’a aucun sens, n’est qu’un accident.
Il est des actions de l’homme comme du mouvement de l’esprit dans le monde ; plus il avance vers sa finalité, plus il régresse vers son fondement. C’est dans ce double mouvement qu’il rejoint son unité. La lumière accompagne cette lente révolution. C’est le retour à l’age d’Or futur des millénaristes, l’accomplissements du temps.
« On a le ciel au fond de l’âme. D’un bleu pur sans nuage. »(Novalis.)

Mourir à l’hôpital !… Je me serais fait confisquer ma fin, donc ma vie. Se faire voler et sa vie et sa mort ! la fin de ma vie ne devait m ‘échapper, sinon, avec elle, disparaît tout le sens qu’elle avait eu. Le moment le plus essentiel, celui de la signification, ne me serait pas donné.
« Vivre est le commencement de la mort. La vie est en fonction de la mort. La mort est tout ensemble terminaison et début, séparation en même temps que plus étroite union avec moi-même. En passant par la mort, la réduction est parfaite. » (Novalis)
Le moment de la signification est le moment de la réalisation. Avec la conscience de son terme, la vie atteint sa plénitude. C’est à ce moment-là que ma vie devient réellement mon expérience, que je saisis sa dimension universelle.
J’en aurais perdu aussi le début : ni début, ni fin, plus rien pour fonder la reconnaissance.
Oh ! inhumanité de ces temps si louches.
L’esprit guerrier envisage la mort car l’essence de son activité est de mettre en jeu sa vie en vue de la reconnaissance. Réduit en esclavage, l’homme est dominé par la mort, et, d’autant plus fortement, qu’il s’efforce de l’ignorer, d’en chasser jusqu’à l’idée. Tout est fait pour annihiler la moindre trace d’esprit guerrier. « et cette absence sociale de la mort est identique à l’absence sociale de la vie. »(Debord).
L’expérimentation est la pensée de la vie se déployant en vue d’un enjeu : un début, une fin. Alors, réussite et échec prennent forme. Tant que tu n’es pas dépossédé de cette pensée, tu ne saurais être vaincu. Dès lors, quelles que soient les batailles perdues, la déroute n’est plus possible. La pensée de la mort est ta conseillère ; de connivence, elle guette, rappelle au moindre faux pas (quelle est cette nouvelle douleur ?… Attention, là, danger !)
Quand tu ne peux plus t’accrocher à quoi que ce soit, quand tu crois ne plus avoir le temps, elle t’oblige à t’appuyer uniquement sur tes décisions, elle te donne ton temps. Tu deviens le maître de tes choix, de tes échéances, un stratège avisé. L’urgence te pousse ? Justement, tu prends ton temps. Il t’appartient, il réalise ta décision. Rien d’autre n’a d’importance, rien ne saurait te priver. Tu auras même le temps de fignoler ton style. A partir de ta décision première tout s’enchaînera rationnellement. Ton recul se creusera, ta perspective se clarifiera, un pouvoir nouveau sera mis en branle.
Tes choix seront toujours les meilleurs, tu peux en être certain : ce seront les tiens.
Je m’adresse ici à mes amis qui sont en prison, Georges Courtois et Karim Khalki, je rends hommage à leur esprit, à leur force. C’est un tel esprit qui m’a permis de me retrouver quand tout conjurait à ma perte. Le temps qui ne m’échappe plus a ralenti le processus de dégénérescence.

Je rejoins l’essence de ma vie, mon but. Ce qui passait, jadis, pour un rêve fou s’accomplit méthodiquement, jusqu’à son dénouement. Dans la confrontation avec le monde, de saut qualitatif en saut qualitatif, j’ai compris, en le communiquant, quelle sorte de pouvoir pouvait bien émerger. C’est celui de l’apparition de mon humanité, ce jusqu’à satisfaction profonde. Un plaisir sorti de l’inconnu, de l’opacité d’un monde à l’envers, réjouit ceux qui s’y reconnaissent. Cette humanité, c’est la leur aussi. Désormais, elle est visible parce qu’elle est mienne, éblouissante. Son premier besoin : être partagée. Ensuite : se communiquer au monde.

Mon histoire serait, somme toute, banale : se tirer de l’hosto avant le dernier stade n’est pas spécialement original. Elle ne l’est pas : c’est une petite expérience dont j’ai fait tout un flan. J’allais être dépossédée de ma fin, j’allais donc être dépossédée de ma vie, moi qui l’avais fondée sur un refus, celui de la dépossession ! En me réappropriant ma fin, je retrouve ce qui était au commencement, l’intelligence de mon refus. Après le chant de l’innocence, l’enfance, ma vie m’apparaît pour ce qu’elle était essentiellement : le chant d’une expérience. Cette dimension offre un point de vue stratégique.
Rejoignant mes amis, je me suis retrouvée comme une médiation entière, complète, ce que l’on doit être chacun et s’encourager à être réciproquement. J’ai découvert les qualités qui me manquaient pour réaliser mes choix, pour imposer ma volonté, même avec mes amis, pour transformer mon entourage, pour rallier, tout simplement.
J’ai pu communiquer mon expérience, chacun s’en est emparé, a réfléchi pour lui, des idées ont surgi qui se sont affinées entre nous. Ensemble, nous arrivons au même point, il y a bien une raison dans l’Histoire. Une conception commune se fonde et prend forme peu à peu, émerge.

L’époque qui vient n’a pas un grand besoin de théories nouvelles. Surtout de démonstration par l’exemple, dans un renversement de perspective, visible, sensible, fondé objectivement. Elle a besoin d’idées, et non de spéculations sur les idées, surtout les affiner en les jouant.
Je ne pense pas que ce soit là une ambition modeste : concevoir notre activité comme expérience ; une construction dans le temps, dans le monde. Issue de la communication, produit de la communication, et aboutissant à la communication. Un début, une fin : pour cela, il convient de situer, comme les millénaristes, comme l’Internationale Situationniste, un point, une échéance, dans le temps. A partir de ce repère, se poser comme sujet d’une expérience et comme médiation nécessaire. Nous n’avons plus aucun repère. C’est à nous de nous les donner. La distance ne peut se faire qu’ainsi.
L’erreur de l’I.S., à la suite des millénaristes, aura été de penser l’être comme existant déjà là (cf. la notion d’élu). Il ne s’agit pas d’un devoir-être non plus, mais de l’être qui se construit à travers la plus grande distance. On peut comprendre alors qu’il y a des grandeurs faisables dans la plus grande simplicité.
L’argent est la richesse inversée, celle qui nous isole et nous divise. Il est la toute-puissance de l’objectivité qui dicte sa loi. Il est la plus grande distance, la distance absolue. Le sujet ne peut se poser qu’en s’emparant de cette distance. Pour l’instant, l’argent est la seul médiation. Il ne peut plus être question d’une quelconque idéologie, mais de reconnaissance pratique. Notre ambition ne peut que nous amener à construire nos amitiés. C’est dans cette construction à l’œuvre que nous trouvons finalement le sens de ce que nous avons toujours cherché.

Andréa Doria. 14 août 1991.


Mai 1991

« Rien qui fût proche encore, et je n’étais qu’au loin
l’écho du fond des temps et aussi du futur. »

(NOVALIS)

Bella,

Je souris que tu puisses voir ma fin prochaine comme un échec. Est-ce l’amie qui souffre déjà ?
Mais ai-je voulu guérir ? Ma défense a été de nier la maladie, puis de faire en sorte qu’un principe supérieur aux aléas qu’elle m’impose décide : j’ai voulu vivre à fond, ça oui !

Je suis parvenue à mon but, celui de ne pas me laisser prendre la tête quoi qu’il advienne. Stratégiquement, j’ai doublement gagné. Face aux « métastaflics » qui cherchaient à investir mes émotions, j’ai cultivé l’indifférence jusqu’au superbe ; j’ai su à temps ( ?) couper le lien avec la médecine, ce monde qui s’engraisse des cancers et autres saloperies qu’il nous refile. La médecine est une bureaucratie, elle planque son ignorance comme secret d’Etat.
Ensuite, les « flicastases », ces charognes bien portantes qui m’ont filée, sans honte ni difficulté, durant des années, n’auront pas d’avantage réussi à m’isoler. Ah !Ah !Même éloignée, mes amis étaient avec moi.
Et mieux encore, ô luxe, ô jouissance suprême, j’ai organisé ma fin avec mes amis comme une situation que l’on construit. La date de la commune séparation est décidée, ce point d’accord dans le temps est un repère pour un départ : fin et commencement à la fois. Je serai dans le futur de mes amis, dans leurs orientations communes ; je dis « nous » en parlant d’un temps où je ne serai plus. Voilà de quoi relativiser l’idée de la mort ordinairement admise.
Cette date, plus ou moins arbitrairement choisie, il faut la voir comme un seuil de qualité voulu ensemble en deçà duquel il serait sacrilège de revenir.

La liberté que j’affirme est celle d’une individualité concrète, c’est-à-dire intimement liée à celle de « ses » autres, une liberté sociale. On ne vit que de communication, j’en suis la démonstration vivante.

Ma liberté ?
Ni victoire,
Ni défaite,
Je suis sûr de mes amis.


N’Dréa

Andréa est morte à la date qu’elle a choisie, le 15 août 1991

Dans Os Cangaceiros, Février 1992.

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Notes

[1Avec le prétexte, soi-disant incontestable de l’urgence absolue, on tenta avec autorité de m’arracher « juste une petite signature » pour expérimenter un « nouveau » produit. Comble de l’inversion, on me demandait d’être responsable de mon irresponsabilité, dégageant par une décharge, celle d’un labo et d’un hôpital, bref, d’être cobaye informé et consentant.

[2Sanofi : laboratoire travaillant pour Elf Aquitaine.

[3Protocole : réglementation des traitements du cancer ; en chimiothérapie, par exemple, la liste des produits ainsi que les doses administrées sont strictement réglementées ; cela est d’ailleurs l’objet d’accords passés entre Etats. Le respect de ces règles est à la charge d’un « Comité d’éthique ».

[4Beljansky : professeur dissident et marginalisé, il établit ses propres traitements avec les produits qu’il met au point.

[5Récidive : la médecine utilise les mêmes mots que l’administration pénitentiaire. Vos tumeurs n’ont pas été vaincues par un traitement… C’est une baffe. Elles résistent, se rebellent encore une fois. Tuer le mal, extirper les puissances mauvaises, cellules délinquantes cellules possédées. Tu es maligne, tu meurs ! Le Diable, toujours lui !

[6xxx :C’est à partir de l’été 1987 que la police politique, renforcée de plusieurs services de police judiciaire, entrepris de mener une enquête systématique, à grande échelle, visant à neutraliser Os Cangaceiros. Ce qui nous compliqua un peu la vie.

[7Au lecteur : je ne sais que conseiller à d’autres. Il n’est pas deux cas semblables. J’ai vu des femmes revenir après vingt ans de répit ; une femme qui avait le même type de cancer que moi, mourir bien avant. Ici, je parle de mon expérience, je ne me pose pas en exemple : une tumeur du col de l’utérus ou de la prostate retirée à temps semble éradiquée pour de bon. Le facteur temps joue un rôle important : pris très vite, la chance est aussi plus grande.

[8Poisons : sûr ! Vos veines sont niquées après une année de chimio, votre cœur essoufflé, votre foie, n’en parlons pas !…

[9Caryotype : arrangement caractéristique des chromosomes d’une cellule spécifique d’un individu, par extension, photographie de cet arrangement.

[10*** : et de la radioactivité bien évidemment.

[11*** : il est prévu qu’ »un conseillé en communication » se charge du fastidieux travail d’accueillir le patient. Mais sa fonction a un autre volet, tiens donc ! Il devra aussi recevoir les démarcheurs des labos. Quelle responsabilité dans la soi-disant communication !!! Recevoir, avec toutes les pressions que l’on imagine, le menu des soins proposés par les labos, pour le retransmettre au malade, avec fine psychologie, et lui faire accepter d’être cobaye, pas mal, hein ! Voilà une médiation qui manquait pour forcer la soumission. « conseiller en communication » pour les jeunes de banlieues, pour les malades, etc. A chaque démenti d’un lien social, un conseiller en…incommunication.