On apprend par la presse qu’une « information judiciaire » vient d’être ouverte pour « éclaircir les conditions » dans lesquelles le consortium Cafasso a été choisi par la Régie des bâtiments afin de concevoir, construire, gérer et entretenir la maxi-prison de Haren. En d’autres termes, un bras de l’Etat-tentacule reproche à un autre bras de l’Etat d’être allé un peu trop loin en terme de corruption sur l’attribution de ce marché. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois : 14 hauts fonctionnaires de la Régie des bâtiments et 35 entrepreneurs de 24 sociétés viennent justement d’être condamnés en appel, car leur système était juste un peu trop grossier. Ils ont été pris la main dans le sac pour avoir influencé l’attribution de plusieurs chantiers, notamment des contrats d’entretien, d’extension ou autres – dans les prisons de Forest et de Saint-Gilles, au Palais royal de Laeken et au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Ils surfacturaient les travaux publics pour couvrir des frais engagés pour leur habitation privée.
On sait depuis longtemps que ces petits arrangements entre puissants sont monnaie courante : la loi est faite par eux et pour eux, c’est une arme de plus pour contraindre les dépossédés à accepter leur monde basé sur l’ordre et la propriété. Détourne des millions avec les politiciens et les patrons ou braque une banque avec ton seul courage, et tu verras tout de suite la différence ! Assassine un ouvrier sur un chantier pour t’enrichir encore plus ou tire sur un flic pour te défendre, et tu comprendras vite quelle vie est plus précieuse pour les riches et pour l’Etat ! Alors oui, comme il faut bien donner une façade démocratique à l’exploitation et à la domination, comme il faut bien entretenir l’illusion qu’on est tous égaux devant la loi et la prison (regarde qui y pourrit, c’est pourtant clair), quelques scandales du pouvoir liés à des rivalités internes sortent régulièrement dans les médias. Ces scandales participent au grand spectacle de guignols pour faire oublier à tous ceux qui n’ont pas le portefeuille bien rempli, la pression d’une vie exploitée, la pression d’une dignité humiliée, la pression d’une liberté traquée, la pression générée par un monde où il est seulement permis d’obéir.
Le lien entre le business qu’ils se partagent et ses conséquences sur nos vies est d’ailleurs assez brutal et direct. Pour construire cette prison de 1200 places, il est prévu que le consortium Cafasso* touche la coquette somme de 330 millions d’euros. De plus, chaque année et pendant 25 ans, l’Etat lui versera entre 49 et 60 millions d’euros, soit au total un minimum de 1,2 milliard d’euros. A part ça, il faut faire des économies et virer des milliers de pauvres du chômage ! Sans compter la dizaine de nouvelles taules du master plan et le renforcement du contrôle à tout va, il s’agit en réalité d’investissements bien précis qui montrent le sort qui nous est réservé si on ne marche pas dans le rang. Ces projets répressifs sont pensés, financés et développés
pour protéger le système qu’ils ont eux-mêmes mis en place, un système où l’argent règne en maître, un monde instable de guerres et de peurs, où chacun vit dans sa petite routine, effrayé à l’idée de perdre ce qu’il a eu tellement de mal à bâtir. Un monde qui réprime toute quête de liberté sans dirigeants ni dirigés.
Si on comprend bien la monstruosité de leur projet et les millions d’euros qu’il brasse, une petite question reste tout de même en suspens : pourquoi révèlent-ils maintenant publiquement les magouilles entre la Régie des bâtiments et le consortium Cafasso ? Le choix du moment n’est peut-être pas complètement anodin, puisque cette info arrive quelques mois après que le permis d’environnement et que le permis d’urbanisme aient déjà été bloqués – Région bruxelloise et Ville de Bruxelles demandant officiellement de revoir le projet à la marge afin d’obtenir davantage de compensations financières ou matérielles, soit une plus grosse part du gâteau. En décembre, on a aussi appris que le contrat avec le consortium Cafasso n’avait même pas encore été signé, alors que Cafasso a pourtant été choisi depuis 2013. On nous dit que c’est normal, qu’ils avaient prévu d’attendre l’obtention des permis, mais comme « business is business », l’État s’est quand même engagé à indemniser, à coups de millions, les promoteurs, en cas de dépassement des délais. Si ces politiciens girouettes, ces magouilleurs compulsifs et ces menteurs professionnels voulaient donner l’impression qu’ils sont en train de préparer petit à petit l’abandon du projet, ils ne feraient pas autrement. Chacun tirant en plus la couverture à soi. Si l’Etat fédéral décide de l’arrêter, ils auront tôt fait de dire : « c’est moi la Ville qui ait bloqué le projet. Non ! c’est moi la Région. Non ! c’est grâce à moi qui ait dénoncé la corruption de ce marché. Non ! c’est moi qui vous avait dit que c’était trop cher en ces temps de disette, etc ».
Il y a trois ans, aucune voix officielle, aucun média ne s’élevait pourtant contre ce projet, et c’est logique. Tous se réjouissaient de ce qu’on appelait alors un « village pénitentiaire », presqu’un peu trop beau au goût de certains. En revanche, c’est à cette date qu’a commencé à Bruxelles une lutte d’un genre plutôt inhabituel, une lutte qui s’est donnée les moyens de ne pas être récupérée, une lutte qui a brisé la règle du jeu de la négociation et du droit : un processus où de petits groupes s’auto-organisent, sans être tenus par aucun parti politique ni aucun chef, des petits groupes qui décident par eux-mêmes où et comment s’attaquer à ce projet. Plutôt que de se restreindre à quelques aménagements de façade acceptables par l’Etat comme une prison plus petite, cette lutte s’est proposée de relier la maxi-prison avec le serrage de vis plus général, qu’il s’agisse des fins de mois toujours plus difficiles ou de la multiplication des barreaux qu’ils voudraient mettre à nos vies. Une lutte qui a parfois été calomniée en la traînant dans la boue ou en se dissociant de différentes actions menées contre la maxi-prison. Cela ne l’a pas empêchée de déployer ses ailes ni de continuer de le faire en suivant son propre agenda, et pas celui des petites annonces de l’Etat.
C’est une lutte qui part d’un refus ferme et définitif du projet de maxi-prison, parce que nous avons tout un monde à expérimenter, où l’entraide, la réciprocité et l’émancipation sont aussi à redécouvrir en chemin.
* Et derrière lui Denys NV, FCC Construcción SA, Macquarie Capital Group, Vialia Sociedad Gestora de Concesiones de infraestructuras SL, AAFM Facility Management BV, BURO II & ARCHI+I cvba, E G M architecten, Ingenieursbureau G. Dervaux nv, VK Engineering, Ares, M.O.O.Con, Advisers bvba, Typsa, Arch. Dr.
Andrea Seelich.
Extrait de Ricochets, Bulletin contre la maxi-prison et le monde qui va avec (Bruxelles) n°14, février 2016
http://www.lacavale.be/spip.php?article304