Par Albert Libertad (mai 1907)
De tous côtés, on sent comme un vague roulis, précurseur de tempête.
Dans l’air lourd, un poison subtil flotte. A droite, à gauche on le sent peu à peu vous posséder. Il entre en vous par tous les pores.
Ce poison terrible est innommé et innommable et c’est peut-être de là que vient sa puissance.
C’est la lassitude, le dégoût de la vie ; c’est le désir d’être enfin en dehors des mille turpitudes, des milles souffrances qu’elle apporte.
On ne sait quelle nausée monte au cœur en face de la société, on veut lutter, mais en vain, et lentement, lentement, on descend vers la mort.
Et c’est là une grève plus terrible que toutes les grèves : c’est la grève des vivants.
A toute heure et sans mot d’ordre, on quitte le chantier : la vie, et on entre dans l’éternel repos.
Les épaules se voûtent, les bras se lassent, les cerveaux s’annihilent, les énergies s’émasculent et l’on va vers la mort.
On y va, on y court comme à une partie de plaisir, comme à un voyage d’amour.
Là, ce sont des amoureux que l’on empêche de s’aimer et qui s’en vont, les lèvres unis, après avoir bien sagement averti leurs parents de la cause et des effets.
Ici, c’est un père, une mère qui emmènent toute leur nichée de petiots avec eux, prenant toutes précaution comme on fait pour un long voyage.
On ne va plus au suicide sur un coup de colère ou de passion ; on y va froidement, réfléchissant, pesant le pour et le contre : les mille douleurs de l’être et le tranquille et avide désir de non-être.
On se pare en cette occasion de ses habits de fête ; on laisse sur la cheminée pour le propriétaire ou pour une dette criarde du boulanger. On s’en va, le respectant comme un testament ce préjugé qui pourtant nous fait mourir : l’honnêteté du « droit » et « avoir » !
Ce n’est plus le suicide banal du désespéré qui s’en va, tout seul, pour une souffrance personnelle ; c’est le suicide collectif, en chœur : c’est le remède cherché à une souffrance générale.
La mère emmène l’enfant, l’homme n’oublie le vieillard, son père.
C’est la fin, c’est la débâcle, c’est la grève…la grève des vivants.
Allons, messieurs les politiciens, voici un nouveau tremplin, jetez-vous en avant, commencez donc la trame de la philosophie douloureuse de cette grève.
Quel va donc être l’interprète de ces souffrants, de ces grévistes fin-de-siècle, fin-des-siècles pour peu que l’endémie se propage ? Qui portera leurs revendications devant la société, à ces lassés de la vie, à ces funèbres amants de la mort ?
Personne ne le pourra, car c’est contre nous tous qu’ils se lèvent : forbans ou pleutres. Car c’est nous tous la cause de leur mort : exploiteurs ou exploités, bandits ou lâches. Mais pour toi aussi, bourgeois, voilà qu’arrive un heurt terrible, c’est aussi la grève des esclaves, la grève des vivants.
Ah ! ce suicide qui te faisait souriant ou impassible, voilà qu’il menace de devenir une épidémie terrible. La grève s’annonce, la grève se déclare. Qui va donc te servir, qui va donc te nourrir ?
Ventre !…Voilà l’heure de la grève des membres qui sonne au beffroi de la misère.
Tu avais si bien tout réglé : les accidents, la maladie, la misère, avec, pour les entretenir, les haines entre pauvres, les haines entre nations. La pléthore des vivants n’était pas à craindre.
Mais voilà maintenant que tu t’effraye : l’homme ne se défend plus avec la mort, il y court.
C’est bien là cette grève qui produit ce remous terrible, ce roulis effrayant. Je souris de toutes les autres dont on nous entretient et qui servent de manchettes pour journaux, mais celle-là, celle-là seule me rend songeur, car nul ne parle d’elle et elle arrive pourtant terrifiante et impétueuse.
Nul ne peut empêcher cette ruée à la mort, tant que la vie sera lupanar pour les uns, bagne pour les autres, tant que vivre sera souffrir.
Mais cette grève des vivants ne saurait-elle apporter un contingent de forces pour ceux qui restent ? Puisque de la mort renaît la vie, ces cadavres vont-ils se semer inutilement ?
Cette âpre volupté de quitter la vie ne comporte-t-elle pas un désir de vengeance encore plus âpre ?
Ô mes frères les lassés, mes frères les souffrants… la grève des vivants sera-t-elle aussi la grève du laisser-faire, la grève des bras croisés ?
[Albert Libertad, In L’anarchie, 2 mai 1907.]